Dépôt d’une marque : un processus stratégique au cœur des politiques internes des Entreprises (3/3)

La deuxième partie de la présente étude, nous a permis d’envisager les principales stratégies en matière de marque : marque verbale/figurative ou complexe, marque distinctive ou évocatrice ainsi que la territorialité de la protection dudit signe. Il convient à présent d’évoquer les marques sonores, olfactives et gustatives. Celles-ci ne permettant pas une représentation graphique de leur signe, il convient d’évoquer cette problématique qui complique leur enregistrement.

III/ Les marques au service des sens : la délicate recherche de contours objectifs

Un nouveau type de marques est sur le point d’arriver massivement. Il s’agit de marques faisant appel à nos sens : marques olfactives, gustatives et sonores. Si ces marques peuvent à priori facilement remplir les exigences de distinctivité, licéité, disponibilité et absence de caractère trompeur, il en va différemment pour l’exigence de représentation graphique. Ce nouveau type de marque  fera naitre des sensations chez les consommateurs, chacun d’eux en aura une perception subjective. Dès lors, comment délimiter la protection de ces marques puisque toute personne pourra en avoir un ressenti différent ?

A – Les marques sensorielles prises au piège par les législations

Nous l’avons vu il existe trois niveaux de marques : les marques nationales, communautaires et internationales. Le code de la propriété industrielle en son article L 711-1 dispose qu’une marque  est « un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale ». Concernant les marques communautaires, le règlement du conseil des Communautés Européennes du 26 février 2009 pose une définition similaire.  Chacun de ces articles dressent une liste non exhaustive des signes pouvant faire l’objet d’un dépôt à titre de marque. N’étant pas limitative, il n’est en rien exclu qu’un signe sonore, gustatif ou olfactif puisse être enregistré en tant que marque.  Concernant les marques internationales, les textes[1] autorisent le dépôt de marques non visibles selon les lois en vigueur dans le pays désigné.

Toutefois, l’exigence de représentation graphique semble être un frein au développement de ces marques en France et dans l’union européenne. Face à cette exigence et au caractère non limitatif des signes pouvant être déposés à titre de marque, l’INPI et l’OHMI n’ont pas toujours su quelle position adoptée.

  • Les marques olfactives :

Concernant les marques olfactives, l’INPI s’est toujours refusé à enregistrer ce type de marque. L’OHMI, quant à lui, a admis dans une décision du 11 février 1999 l’enregistrement  de l’odeur de l’herbe fraichement coupée pour désigner des balles de tennis[2]. Néanmoins depuis un arrêt du 05 décembre 2001[3], il semble avoir fait machine arrière puisqu’il refuse  désormais ce type de demande en raison de l’absence de règles précisément établies.

Ce recul a par la suite été validé par la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJUE) au travers d’un arrêt en date du 12 décembre 2002[4]. En l’espèce, la Cour a rejeté la demande d’enregistrement d’une odeur  » balsamique fruitée avec une légère note de cannelle  » en tant que marque pour désigner des services de la classe 35, 41 et 42 au motif que l’exigence de représentation graphique n’était pas remplie. Pour elle, celle-ci  n’est pas « remplie par une formule chimique, par une description à l’aide de mots écrits, par le dépôt d’un échantillon d’une odeur ou par la combinaison de ces éléments». La raison est simple : la représentation graphique existe afin de définir la marque de manière claire, précise, durable et intelligible. Or il n’est pas aisé pour tout le monde de comprendre que derrière la formule « C6H5-CH = CHCOOCH3» se cache une odeur de balsamique fruitée.  De même, qu’une description écrite d’une odeur ne donnera pas les mêmes ressentis à chacun et qu’un échantillon peut s’éventer ou se modifier dans le temps. Afin de garantir une sécurité juridique, la Cour a donc préféré rejeté cette demande[5].

  • Les marques gustatives :

Pour ce qui est des marques gustatives le raisonnement est le même que le précédent. Pour exemple, l’INPI avait rejeté une marque gustative portant sur l’arôme de la fraise pour désigner des produits pharmaceutiques. Pour justifier son refus, l’office explique que la condition de représentation graphique n’est pas remplie : défaut de précision (il n’y a pas un seul et unique goût de fraise), d’objectivité (chacun percevant son propre goût de la fraise) et pérennité (les arômes peuvent variés dans le temps). L’affaire arrive ensuite devant la cour d’appel de Paris[6]. La Cour suit la position de l’INPI et sanctionne le manque de précision et d’objectivité. Elle précise toutefois que l’indication «la marque est constituée par le goût suivant: arôme artificiel de fraise» constitue bien une représentation graphique accessible et intelligible au public. On le constate, il n’est pas aisé de déposer ce type de marque tant les règles actuelles ne sont pas adaptées ni réellement fixées.

  • Les marques sonores :

Enfin, concernant les marques sonores, nous l’avions précédemment évoqué, il est indispensable qu’elle puisse être représentée graphiquement (notamment par le biais d’une portée ou d’un sonogramme). Là encore la jurisprudence a fluctué.

Si l’OHMI a accepté dans les années 1990 d’enregistrer la marque communautaire représentée par Image13Sonoreet accompagnée de la mention « la marque est constituée par le son produit par le rugissement d’un lion»[7] , il semble aujourd’hui qu’une telle marque ne serait enregistrée en raison d’un défaut de précision.

En effet, dans un arrêt du 27 novembre 2003[8], elle confirme la position de la CJUE dans son arrêt de décembre 2002 en exposant que « peut constituer une marque un signe qui n’est pas en lui-même susceptible d’être perçu visuellement, à condition qu’il puisse faire l’objet d’une représentation graphique, en particulier au moyen de figures, de lignes ou de caractères, qui soit claire, précise, complète par elle-même, facilement accessible, intelligible, durable et objective ». Puis elle apporte plusieurs précisions. D’une part, il ne saurait y avoir de raisonnement systématique : l’appréciation doit être faite au cas par cas. Ensuite, elle ajoute une condition de validité de ce type de marque : « un signe ne saurait être enregistré en tant que marque sonore lorsque le demandeur a omis de préciser, dans sa demande d’enregistrement, que le signe déposé doit être compris comme étant un signe sonore ».En effet, toute personne  ne pourrait croire que la marque sonore représentée plus haut n’est en fait qu’une marque figurative. Par ailleurs, elle considère qu’une description verbale d’une marque sonore doit être suffisamment précise pour être considérée comme la représentation graphique de la marque. Tel n’est pas le cas de la mention « les neuf premières notes de ‘Für Elise » ou « le chant d’un coq ». Cette précision laisse donc à penser que la marque sonore désignée par le rugissement d’un lion ne sera pas admise aujourd’hui en raison d’un manque de précision. Enfin, elle précise qu’une succession de notes (ré, mi, fa…) sans autre précision ne satisfait pas l’exigence de représentation graphique d’une marque sonore (aucune information sur la hauteur et durée des notes). Tandis qu’une portée divisée en mesures et laissant apparaitre une clé, des notes, les silences et la durée de ces derniers satisfait cette exigence de représentation.

Il faut noter que l’enregistrement de marques sonores en France reprend les mêmes exigences que celles posées dans l’arrêt Lettre à Elise.

A l’issue de ces raisonnements, il est évident que l’exigence de représentation graphique au sens classique n’est plus adaptée aux enjeux actuels et freine considérablement le développement des marques en Europe. Face à cette évidence, il était inévitable que cette exigence disparaisse ou tout au moins soit remodelée.

B – La disparition nécessaire et officielle de l’exigence de représentation graphique sous sa forme initiale

Conscients de cette difficulté, le Parlement européen et le Conseil ont modifié le règlement sur la marque communautaire par le Règlement n°2015/2424 (entré en vigueur le 23 mars 2016). Celui-ci apporte plusieurs modifications. D’une  part des modifications terminologiques : l’Office de l’Harmonisation dans le Marché Intérieur (OHMI) est devenu l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (EUIPO) et la marque communautaire s’appelle désormais marque de l’Union européenne. D’autre part, il apporte plusieurs modifications concernant la marque de l’union européenne. Celle qui nous intéresse particulièrement ici est la suppression de l’exigence de représentation graphique du signe.  Si cette modification n’entrera en vigueur qu’à partir du 1er octobre 2017, elle pourrait permettre une acquisition plus facile ainsi qu’une meilleure protection des marques gustatives, olfactives et sonores[9].

Il faut préciser qu’il s’agit d’une grande avancée pour l’Union européenne. Cette modification va lui permettre de rattraper son retard notamment sur les Etats-Unis qui a enregistré la première marque olfactive en 1990. Ce retard s’explique principalement par le rôle différent de la représentation graphique dans les deux systèmes. Nous l’avons vu, en France et en Union Européenne, il s’agit d’une condition préalable pour que la marque soit enregistrée. Aux Etats-Unis, pour qu’une marque soit valable, elle doit seulement être distinctive, non fonctionnelle (comprenez non descriptive) et utilisée dans le commerce. L’exigence d’une représentation graphique n’apparait  que dans les formalités. En effet, le déposant doit fournir une description détaillée de la marque : dessin, phrases ou autres. Il est donc compréhensible que les Etats-Unis aient accepté facilement et plus rapidement ces nouveaux types de marques dans la mesure où il s’agit plus d’une formalité que d’une condition de fond[10].

Exemple : l’USPTO a accepté d’enregistrer une marque olfactive décrite comme «rappelant le bourgeon de frangipanier » pour désigner du fil de couture et des fils à broder.

L’entrée en vigueur différée de cette nouveauté permettra à l’EUIPO de réfléchir à de nouvelles règles en la matière. Si les futurs critères permettant de déterminer les limites de l’enregistrement de ces marques sont inconnus, il semble logique que la combinaison de différents éléments sera exigée afin d’obtenir un contour clair, précis, objectif et intelligible. Il faut saluer ce changement puisqu’il sécurisera ces types de marques et limitera donc le contentieux en la matière. Il permettra également aux entreprises d’asseoir et de développer leurs marchés : quoi de mieux qu’une odeur ou qu’un goût pour fidéliser la clientèle ? Ce n’est pas Michel Proust qui nous dira le contraire tant il était conscient de l’effet d’un souvenir gustatif. Reste à savoir quelles exigences aura la loi puisque par nature les souvenirs d’odeur ou de goût sont personnels et donc par nature subjectifs ce qui est contraire à l’exigence actuelle d’une description objective. L’Union européenne et donc la France saura-t-elle faire preuve d’autant de souplesse ?!

En conclusion, nous l’avons vu l’enregistrement d’une marque est un long processus : respect des conditions de validité, détermination du signe (verbal, figuratif ou une combinaison des deux) ainsi que de la portée géographique de la protection. Le choix du déposant peut également se porter sur une marque olfactive/gustative/sonore. Néanmoins, il semble difficile à l’heure actuelle que la protection au titre du droit des marques lui soit accordée. Par conséquent, il peut être judicieux d’attendre la mise en œuvre de la réforme du droit des marques afin de connaître les nouvelles règles du jeu. En fonction de l’évolution du critère de la représentation graphique, les déposants pourront alors orienter leur choix sur tel ou tel type de marque et bénéficier d’une pleine protection sur leur signe. Le dépôt d’une marque est également au cœur des stratégies des entreprises. En fonction du type de dépôt et du volume du portefeuille de marques, la protection de ces actifs immatériels peut rapidement devenir onéreuse pour les déposants. Pour cette raison, il est impératif de prendre en compte les projets présents et à venir de la structure, mais également de tenir compte des concurrents et de l’évolution possible des activités (produits/services) concernées. Ce travail préparatoire permet de rationaliser les dépenses et de mettre en place des stratégies de défense et de conquêtes de marchés. Il est donc essentiel d’impliquer les différents professionnels internes à l’entreprise dans cette prise de décision : le département marketing, commercial et juridique.

Bérénice Echelard

[1] Le traité de Singapour de 2006 a étendu le champ d’application du traité sur le droit des marques de 1994.

[2] affaire Vennootschap onder Firma Senta Aromatic Marketing jugée par la deuxième Chambre de Recours de OHMI.

[3] Il s’agissait d’une demande d’enregistrement d’une marque ayant l’odeur de framboise pour désigner de l’essence.

[4] Affaire  C-273/00, Ralf Sieckmann c/ Deutsches Patent-und Markenamt

[5] Position suivie par l’OHMI dans l’affaire du 19 janv. 2004, référence R-186/2000-4

[6] Arrêt du 03 octobre 2003 : Eli Lilly and Company (sté US) contre décision du directeur général de ’INPI.

[7] Marque déposée par METRO GOLDWIN MAYER en 1994.

[8] Arrêt dit « Lettre à Elise ». Pour lire la décision : http://euipo.europa.eu/fr/mark/aspects/pdf/JJ010283.pdf

[9] Il faut tout de même noter que ce changement va surtout profiter aux marques gustatives et olfactives, puisque les marques sonores sont plus aisées à obtenir que ces deux dernières.

[10] Peut être sous l’influence du droit américain, l’office de la propriété intellectuelle du Royaume-Uni a admis deux marques olfactives simplement décrites par des éléments verbaux : « une fragrance florale/ odeur rappelant la rose » pour des pneus et une « forte odeur de bière amère » pour des fléchettes.

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