Le Droit, baromètre des clivages sociaux

À chaque époque son combat. La génération de nos grands-parents s’est battue pour obtenir le droit de vote des femmes, celle de nos parents pour le droit à l’interruption volontaire de grossesse, et la nôtre pour le mariage pour tous. À chaque époque, l’opinion publique s’est divisée entre les pro– et les anti-, que seul le temps a permis de réunir malgré les interventions législatives et prétoriennes.

À côté de ces grandes questions de société, il arrive que des clivages se cristallisent autour de phénomènes bien plus ponctuels. La récente intervention du Conseil d’État concernant le burkini en est une parfaite illustration[1]. La difficulté des clivages sociaux repose sur l’intervention juridique qui, loin d’apaiser l’opinion publique, attise la contestation des anti-. Si en présence d’un clivage social le Droit est inapte à rassembler, il est nécessaire de s’interroger sur le paradigme dans lequel l’observateur s’est placé.

La dualité de paradigmes en présence de clivages sociaux

Pour débuter cette étude, il faut présenter deux vérités. La première est qu’en règle générale, le Droit est un vecteur de rassemblement. La seconde est qu’en présence d’un clivage social, le Droit est inapte à rassembler. Ces deux vérités procèdent de la même logique, à savoir de l’adéquation de la règle juridique à la règle morale[2] par chacun. Si la règle juridique et la règle morale vont dans le même sens, chacun y verra une bonne application du Droit et l’opinion publique dans sa majorité s’en trouvera apaisée. C’est ce qui arrive la plupart du temps, lorsqu’un suspect est condamné par exemple. À la différence des règles juridiques qui s’imposent à chacun, la règle morale suivie dans une même situation peut être plurielle. Ainsi, lorsque pour une part importante de la population la règle de Droit va dans le sens contraire de la règle morale suivie, l’opinion publique se trouve partagée entre les pro-, dont la règle morale et la règle juridique ne font qu’une, et les anti-, dont la règle morale et la règle juridique vont dans un sens contraire, de la règle juridique : c’est l’apparition d’un clivage social. Or, la règle de Droit s’imposant à tous, elle apparaît comme particulièrement injuste pour les anti-. Ainsi, le Droit perd sa qualité de rassemblement et peut alors être utilisé comme un instrument politique au service des clivages sociaux. Puisqu’une partie de la population est en désaccord avec la règle juridique, elle s’en trouve a fortiori en désaccord avec le législateur[3]. Le clivage social est alors instrumentalisé comme un levier électoral par tout opportuniste politique. Il s’agira simplement de promettre à cet électorat de circonstance qu’une nouvelle règle de droit sera votée dans le sens inverse de la règle juridique actuelle, à savoir dans le sens de la règle morale suivie par les anti-.

Il ne s’agit pas de juger la morale des uns ou des autres, à chacun sa conscience. Il est par contre opportun de rappeler la place de la morale dans notre Droit, et non la place de notre Droit dans la morale. La difficulté tient au fait qu’il est difficile voire impossible de faire changer d’avis une personne sur sa règle morale. Elle est imprégnée au plus profond de chacun depuis sa création par la socialisation primaire, l’éducation des parents, puis secondaire, par les fréquentations. À l’inverse, le rapport de chacun à la règle de droit évolue grâce à la démonstration juridique. Si une règle est présentée comme étant plus adaptée à régir une situation, l’ancienne règle disparaîtra. Ainsi, lorsque ces deux règles vont dans le même sens, l’observateur n’y verra qu’un seul paradigme, un paradigme moralo-juridique. A contrario, lorsqu’elles vont dans un sens contraire, l’événement en question peut être appréhendé sous deux paradigmes différents, un paradigme moral et un paradigme juridique. Toute la difficulté est alors d’appréhender le paradigme juridique avec le plus d’objectivité possible. Dans le cas du burkini, certes l’aspect religieux est prégnant, que l’on soit pro- ou anti-, mais sur le plan du droit « l’arrêté litigieux [portait] une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».

Quel palliatif aux clivages sociaux ?

Qu’il s’agisse de la règle morale ou de la règle juridique, chacune des deux évolue avec la société. Cependant, le Droit ne peut pas appréhender la morale de manière efficiente car il n’évolue pas à la même vitesse. Le droit est d’abord sévèrement contesté puis, au fil du temps, l’idée fait son chemin et les partisans des anti- se résignent à exprimer leur hostilité au Droit. Cela peut prendre du temps, preuve en est l’annonce de la prochaine Manif pour tous (contre le mariage pour tous), le 16 octobre prochain, plus de trois ans après l’adoption définitive de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe[4].

Donner du temps au temps est une solution facile mais conflictuelle. Pour accélérer l’acceptation de la règle juridique, le référendum d’initiative populaire[5] aurait pu constituer le palliatif idéal. Néanmoins, bien que ce mécanisme ne soit pas encore fonctionnel, son domaine d’application est strictement limité au « projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions »[6] et ne comprend pas les sujets de société. Il est possible d’objecter que malgré l’organisation d’un référendum, les anti- risqueraient de continuer à s’opposer à la règle de Droit, comme le montre la discorde autour du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Force est de constater que la seule possibilité actuellement est de s’en remettre à la représentation nationale. Partant, aux critiques portant sur le clivage social s’ajoutent les critiques sur le mode de scrutin. De plus, le programme sur lequel est élu un candidat est accepté dans sa globalité par l’électeur, ce qui n’emporte pas son adhésion à chaque promesse de campagne prise isolément.

Finalement, il n’existe pas de réel palliatif. La simplicité serait d’aller dans le sens des anti-, souvent plus visibles que les pro-. En effet, les pro- ne peuvent agir qu’en réaction aux anti-. Si ces derniers n’agissent pas, les pro- ne peuvent pas faire parler d’eux puisqu’ils acceptent la situation antérieure au clivage social. Par exemple, les manifestations pro-Mariage pour tous n’ont été organisées que suite aux manifestations de la Manif pour tous. Il faut garder à l’esprit que la France est un État de droits au sein duquel il revient à l’autorité judiciaire (la Cour de cassation, le Conseil d’État ou encore le Conseil constitutionnel, dans son contrôle de constitutionnalité) de garantir les libertés individuelles et collectives. À ce titre, les règles morales contraires aux règles de Droit n’ont pas leur place dans l’ordre juridique français. Une fois le cap défini, l’autorité judiciaire a le devoir de le tenir, contre vents et marais de l’opinion publique, pour ne pas sombrer dans les abîmes du jugement moral.

Thibault CAMPAGNE

 

[1] CE ord. 26 août 2016, n°402742, Ligue des droits de l’homme et autres, n°402777, Association de défense des droits de l’homme collectif contre l’islamophobie en France.

[2] Il est possible de donner plusieurs noms à cette règle non-juridique : valeurs partagées, éducation reçue, règle sociale, tradition commune… Ce n’est pas son appellation qui importe mais son rôle.

[3] Dans le cas présent, la règle de droit n’est pas écrite mais se déduit de la situation. Si aucune règle n’interdit le port du burkini, c’est a fortiori qu’il est tout au moins toléré.

[4] Loi n°2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.

[5] Art. 11 al.3 de la Constitution : « Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d’une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an » (issu de la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Vème République).

[6] Art. 11 al.1 de la Constitution.

 

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