Droit des marchés publics : une réforme certifiée UE

Le 5 novembre 2015, une consultation publique relative aux décrets d’application de l’ordonnance Marchés publics du 23 juillet 2015 a été ouverte ; c’est l’occasion pour nous de revenir sur la grande réforme qu’elle porte.

Pour transposer en droit interne la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, et répondre ainsi à l’exigence constitutionnelle que les Sages ont tirée de l’article 88-1 de la Constitution, le Gouvernement, habilité par l’article 42, I, de la loi du 20 décembre 2014, a effectivement pris une ordonnance le 23 juillet 2015. Sans surprise, sa légalité a rapidement été contestée.

  • Une réforme non interrompue par le juge de l’urgence

Par une ordonnance (n° 393588) du 16 octobre 2015, le juge des référés du Conseil d’État, saisi sur le fondement de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative, a rejeté la requête du Conseil national des barreaux, de la Conférence des bâtonniers et de l’Ordre des avocats à la cour de Paris tendant à la suspension de l’exécution et de la procédure de ratification législative de l’ordonnance Marchés publics.

Ce que refusent les organismes requérants n’est finalement autre que la soumission, en droit interne, des prestations juridiques au droit de la concurrence : à l’inverse de la directive, l’ordonnance n’exclut pas de son champ d’application les marchés de services juridiques relatifs à la représentation devant une juridiction et au conseil lié à une procédure devant une juridiction ; elle ne prévoit pas non plus de procédure allégée pour la passation des autres marchés de services juridiques, de pur conseil. Pour le professeur Rozen Noguellou, cette transposition partielle des dispositions de la directive, si elle « ne pose pas de difficultés juridiques, les droits nationaux pouvant être plus exigeants que le droit européen », s’explique sans doute par le fait que le législateur a « préféré ne pas revenir sur le principe de transparence qui avait été posé dans un secteur hautement concurrentiel » .

Le Conseil d’État a déjà eu l’occasion de se prononcer sur ce point, affirmant dans un arrêt du 9 juillet 2007, Syndicat EGF-BTP, que des principes tels que le respect du secret des relations entre l’avocat et son client et l’indépendance de l’avocat « ne font [pas] obstacle à ce que la conclusion d’un contrat entre un avocat et une collectivité publique pour la représentation en justice de celle-ci soit précédée d’une procédure de mise en concurrence préalable dès lors qu’elle est compatible avec ces principes ». Il aura bientôt l’occasion de réaffirmer sa position, le référé-suspension s’attachant nécessairement à un recours au fond.

Réservant l’analyse des arguments relatifs à la légalité de l’ordonnance à ce dernier recours, le juge des référés a simplement considéré, pour rejeter la requête, que la condition d’urgence n’était pas remplie : d’une part, l’administration lui ayant fait savoir au cours de l’audience que l’entrée en vigueur de l’ordonnance « n’interviendrait pas avant le 1er avril 2016 », il a estimé que les requérants ne pouvaient se prévaloir de ce que « la suspension de l’ordonnance contestée serait justifiée par l’intérêt public qui s’attache à ne pas laisser subsister la contrariété avec le droit de l’Union européenne dont elle serait, selon eux, entachée ou à mettre fin à l’insécurité juridique qui résulterait, selon eux, de l’abrogation de différents textes relatifs à la commande publique par son article 102 » (considérant 4) ; d’autre part, le juge n’a pas fait droit au moyen selon lequel la ratification prochaine de l’ordonnance priverait les requérants de leur droit à un recours effectif, que garantit notamment l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

La réforme tant attendue du droit des marchés publics reste donc bien en marche.

  • Une remise en ordre attendue du droit des marchés publics

L’heure du Code des marchés publics a sonné ! Est enfin venue celle de la grande refonte, après de vifs débats en cette année 2015. Si certains auteurs, comme François Lorens et Pierre Soler-Couteaux, parlent de « deuil », ils admettent volontiers qu’il peut s’agir d’un « soulagement lorsque le défunt traînait sa vie de misère ». Il faut dire que le bilan est quelque peu amer, le Code des marchés publics, créé en 1964 et modifié à intervalles rapprochés (2001, 2004, 2006), ayant été progressivement dépassé par un droit en pleine mutation. Les acheteurs publics étaient confrontés à un droit complexe, éclaté entre de multiples textes, et respecter le droit de la commande publique pouvait donc s’avérer un véritable parcours du combattant, notamment pour les collectivités territoriales.

Si l’ordonnance du 23 juillet 2015 ne constitue pas une révolution, elle simplifie bien le droit des marchés publics, tant en procédant à sa rationalisation au sein d’un seul et même texte qu’en modifiant son contenu même. En effet, elle abroge, à compter de l’entrée en vigueur des décrets d’application, tous les textes régissant le droit des marchés publics, ainsi que les ordonnances des 17 juin 2004 et 6 juin 2005. Par ailleurs, elle procède à des harmonisations cruciales avec le droit européen, notamment à travers la suppression du critère de la maîtrise d’ouvrage publique dans la qualification des marchés publics. Le Gouvernement a également repris en droit français la summa divisio européenne marchés publics-concessions.

ZOOM 1 : Les partenariats public-privé : entre renouveau et continuité

L’une des grandes évolutions réside dans l’intégration des controversés contrats de partenariat public-privé (PPP) dans la catégorie des marchés publics, contrats renommés marchés de partenariat. Le droit français, dans un objectif de simplification, s’est donc rallié à la logique européenne.

Malgré les critiques, le principe du PPP reste indemne : il s’agit toujours de contrats globaux ayant pour objet le financement, au moins partiel, et la réalisation d’ouvrages sous maîtrise privée, avec paiement public différé au moyen du versement de loyers pendant la durée du partenariat. Ces contrats restent cependant dérogatoires puisque l’ordonnance maintient l’obligation d’allotissement ainsi que l’interdiction du paiement différé pour les marchés publics classiques. Les marchés de partenariat occupent alors logiquement une place particulière dans l’ordonnance, une deuxième partie intitulée « Dispositions spécifiques aux marchés de partenariat » leur étant réservée. Eu égard à leurs spécificités, l’article 66 prévoit qu’ils sont soumis aux dispositions générales applicables aux marchés publics résultant de la première partie, « à l’exception des articles 32, 59, 60 et 62 », c’est-à-dire des dispositions relatives à l’allotissement, aux avances et acomptes, à l’interdiction du paiement différé et à la sous-traitance.

Toutefois, l’ordonnance tient compte, même si cela reste à relativiser, des nombreuses critiques adressées à ces contrats en venant restreindre leurs conditions de recours. Si, à l’origine, le contrat de partenariat, contrat par nature dérogatoire, pouvait être utilisé dans trois hypothèses constituant des motifs d’intérêt général, à savoir l’urgence, la complexité et le bilan plus avantageux, seule la dernière hypothèse a été maintenue.

Dans le même temps, l’ordonnance opère une véritable ouverture du champ d’utilisation des contrats de partenariat puisqu’il sera désormais possible de confier au titulaire du marché la gestion d’un service public. À noter également l’extension du cofinancement public, une « personne publique [pouvant] concourir au financement des investissements » (I art. 80). Si la loi du 17 février 2009 prévoyait déjà que le titulaire du contrat pouvait ne financer qu’une « partie » du projet, l’ordonnance va plus loin puisque la majorité de l’investissement n’a plus à être nécessairement privée si le marché est inférieur ou égal à 40 millions d’euros hors taxe. Cependant, un financement exclusivement public paraît impossible dans la mesure où le principe même du contrat de partenariat est de faire financer les équipements par une personne privée. On ne peut dès lors écarter en cas de « concours financier direct trop élevé […] un risque de requalification du contrat ». Ce financement public peut également être assuré par une « participation minoritaire » au capital de la société de projet, mesure vivement critiquée car contraire à l’esprit du PPP.

ZOOM 2 : La consécration textuelle du in house

L’un des autres apports de l’ordonnance du 23 juillet 2015 réside dans l’élévation au rang législatif de la jurisprudence relative à la théorie dite du in house. Reprenant les directives du 26 février 2015, elle illustre la nouvelle prise en compte de la spécificité des relations dans le secteur public, induisant une relativisation de l’impératif de mise en concurrence selon le professeur Laurent Richer.

L’ordonnance consacre en effet le in house dit vertical, qui peut être descendant ou ascendant. Cette hypothèse a été prévue par l’arrêt Teckal qui a exclu du droit de la concurrence les relations entre un pouvoir adjudicateur et une entité sur laquelle il exerce un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services, du moins dans la mesure où l’essentiel de l’activité exercée par l’entité l’est pour son compte. L’ordonnance précise ce second critère en imposant que la personne contrôlée exerce au moins 80% de son activité pour le compte du pouvoir adjudicateur, et ce alors que la jurisprudence antérieure retenait un pourcentage plus proche des 90%.

Cependant, le véritable apport en la matière réside dans le fait que désormais, l’opérateur contrôlé pourra comporter des participations de capitaux privés, si ces dernières ne confèrent pas de capacité de contrôle ou de blocage, ou plus généralement une influence décisive sur les décisions prises. L’ordonnance met fin à la jurisprudence de la Cour de justice qui rejetait l’application de l’exception du in house vertical dans le cas où il existe une participation privée même minoritaire. Cette vision de la Cour, stricte, s’appuyait sur l’idée que toute prise de participation privée induit la poursuite d’objectifs distincts des considérations d’intérêt général. L’ordonnance du 23 juillet 2015 va donc recréer, à n’en point douter, un véritable intérêt pour les sociétés d’économie mixte (SEM), exclues du in house par la jurisprudence, notamment constitutionnelle, à cause de leurs capitaux en partie privés.

Par ailleurs, l’ordonnance consacre symétriquement le principe du in house vertical ascendant qui permet à un opérateur contrôlé, qui est aussi un pouvoir adjudicateur, d’attribuer un marché à l’entité qui le contrôle. Il en va de même concernant le in house latéral (2° II art. 17) qui permet à une entité contrôlée d’attribuer un marché à une autre personne morale contrôlée par le même pouvoir adjudicateur. Enfin, l’ordonnance prévoit une exemption pour les marchés publics passés par un pouvoir adjudicateur qui contrôle une entité de manière conjointe avec d’autres pouvoirs adjudicateurs (III art. 17) ; le contrôle conjoint étant une variante du contrôle analogue.

  • De nouvelles perspectives pour le droit de la commande publique

Après la publication de l’ordonnance Marchés publics le 24 juillet 2015 au JORF, le droit des contrats publics va connaître de nouveaux bouleversements dans les mois à venir.

En effet, l’ordonnance Concessions, qui transpose la directive 2014/23/UE, sera également publiée début 2016. Si ce texte n’opère pas de changement majeur, il ouvre le débat du maintien controversé de la notion de délégation de service public consacrée par la loi Sapin de 1993. Si le projet d’ordonnance soumis à consultation laissait persister cette catégorie, celle-ci se trouvait presque dépourvue de régime spécifique applicable, à tel point que l’on pouvait s’interroger sur l’intérêt de sa persistance. Dossier à suivre.

Par ailleurs, si le Code des marchés publics connaît ses derniers instants, un nouveau code se prépare en liaison avec la Commission supérieure de codification. Son intitulé n’est pas définitif, mais il devrait s’inspirer de la décision du 26 juin 2003 du Conseil constitutionnel qui a consacré l’existence d’un droit commun de la commande publique. Ce futur code, confirmé par Jean Maïa lors du colloque organisé au Conseil d’État le 13 octobre dernier, intervient au moment où le droit des contrats publics se stabilise à la suite des directives de 2014. Si le directeur des affaires juridiques de Bercy s’est montré prudent, c’est bien parce que de nombreux échecs se sont succédé depuis 1994. L’objectif sera indubitablement de rendre plus accessible un droit complexe vecteur d’insécurité juridique au travers d’un code qui sera, à n’en point douter, plus épais que le nouveau Code des relations entre le public et l’administration publié le 23 octobre 2015.

Finalement, l’ordonnance du 23 juillet a permis d’assurer un certain équilibre entre simplification et approfondissement du droit des marchés publics. Il semble alors, pour reprendre, Frédéric Chopin, qu’à l’image d’un musicien, le Gouvernement, « après avoir joué une grande quantité de notes, toujours plus de notes, [ait fait émerger la simplicité] comme une récompense venant couronner l’art ».

Mathilde Lemaire

M2 Droit public approfondi à Université Panthéon-Assas (Paris 2)

Laure Mena

M2 Droit public de l’économie à Université Panthéon-Assas (Paris 2)

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