L’arrêt Commune de Baillargues : une renaissance de la théorie de la domanialité publique virtuelle ?

      D’aucuns pensaient que la théorie de la domanialité publique virtuelle, dégagée par le Conseil d’État il y a trente ans, avait vu ses derniers jours arriver avec l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques (CG3P)[1]. Le Conseil d’État leur a récemment donné tort, à l’occasion de l’affaire Commune de Baillargues, dans le cadre de laquelle la Haute Juridiction administrative a rendu un arrêt le 13 avril dernier[2].

C’était en effet l’affaire Association EUROLAT[3] de 1985 qui avait mené le Conseil d’État à reconnaitre le principe de la théorie de la domanialité publique virtuelle. Cette théorie élargissait le champ du domaine public, et permettait ainsi de soumettre des biens à la protection attachée à la domanialité publique, et ce alors même qu’ils ne répondaient pas encore aux critères de celle-ci.

En effet, le Conseil d’État avait considéré que lorsque des biens dont l’affectation au service public et l’aménagement spécial n’ont pas encore été réalisés, mais vont l’être avec certitude, ceux-ci peuvent être considérés comme étant des biens du domaine public, et donc soumis aux règles attachées à celui-ci. En l’espèce, dans l’arrêt Association EUROLAT, le Conseil d’État avait considéré que l’affectation future mais certaine au service public de gestion d’un foyer logement pour personnes âgées, suffisait à considérer que celui-ci était soumis aux principes de la domanialité publique, sous réserve du respect du critère de l’aménagement spécial.

Or, les auteurs du Code de la propriété des personnes publiques avaient une volonté marquée de resserrer le champ du domaine public. Le rapport accompagnant l’ordonnance du 21 avril 2006 mentionnait notamment, au titre de l’application des règles attachées à la domanialité publique, que « c’est désormais la réalisation certaine et effective d’un aménagement indispensable pour concrétiser l’affectation d’un immeuble au service public, qui déterminera de façon objective l’application à ce bien du régime de la domanialité publique. De la sorte, cette définition prive d’effet la théorie de la domanialité publique virtuelle »[4].

I- L’évolution de la théorie

 

      La théorie de la domanialité publique virtuelle a trouvé sa source dans une volonté accrue de protection des biens. En effet, au manque de souplesse lié à l’interdiction de constituer des droits réels sur le domaine public, les personnes publiques tentaient de trouver des moyens de contourner celle-ci en déclassant le bien ou en profitant du fait que le bien n’était pas encore considéré comme faisant partie du domaine public pour y attacher des droits incompatibles avec le régime juridique futur. Le recours à cette théorie avait pour but d’empêcher tout montage contraire aux règles de la domanialité publique avant l’incorporation d’immeubles dans le domaine public.

L’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques, le 1er juillet 2006, a été perçue comme la fin de la théorie de la domanialité publique. Il consacre le critère de l’ « aménagement indispensable à lexécution du service public» au détriment de celui de l’ « aménagement spécial » comme condition  d’intégration d’un bien au domaine public.

Cependant, force est de constater que la rédaction de l’article L.2111-1 du Code[5], consacrant ce critère, n’a pas de lien avec l’obligation d’achèvement ou non de l’aménagement. La survie ou mort de la théorie de la domanialité publique virtuelle serait en effet logiquement liée à cette seule question : l’aménagement indispensable peut-il être seulement envisagé de manière certaine ? Peut-il être entamé ? Ou doit-il seulement être achevé pour entrainer l’entrée du bien aménagé dans le domaine public ?

La réponse à cette question n’était pas claire. À la lecture du rapport indiquant que la théorie était « privée deffet » par l’entrée en vigueur du Code, la doctrine majoritaire s’était ralliée à l’idée que cette théorie était enterrée. Pourtant, une doctrine plus prudente, relevait que le texte de l’ordonnance ne contenait aucune disposition excluant de façon expresse la domanialité publique virtuelle également appelée domanialité par anticipation.

D’aucuns ont vu dans l’arrêt ATLARLR[6] un indice de l’abandon définitif pour l’avenir de cette théorie. La Haute Juridiction administrative a en effet jugé que l’entrée en vigueur du Code n’avait pas eu pour effet de faire sortir du domaine public les biens qui y étaient entrés en application de la théorie. Cependant, elle semble confirmer l’abandon de cette théorie pour l’avenir (après l’entrée en vigueur du CG3P) en considérant « qu’en l’absence de réalisation de l’aménagement prévu, elles ne rempliraient pas la condition d’aménagement indispensable fixée depuis le 1er juillet 2006 par l’article L. 2111-1 du CG3P. ».

II- La réaffirmation de la théorie par le Conseil d’État

 

     En l’espèce, la commune de Baillargues a entrepris, pour favoriser les activités sportives et de loisir, de procéder à l’aménagement d’un plan d’eau artificiel au sein d’un parc. Dans le cadre de ce projet, le préfet de l’Hérault avait procédé à une déclaration d’utilité publique des travaux envisagés par arrêté, et avait attribué un caractère urgent à ces travaux.

La commune a été assignée devant le tribunal de grande instance de Montpellier, et ce conformément à la répartition des compétences juridictionnelles en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique. Les requérants souhaitaient que soit réalisé un bornage par un expert-géomètre chargé de réaliser un bornage entre la partie expropriée et la partie non expropriée de leur propriété. Le tribunal avait sursis à statuer en attendant de savoir si les parcelles expropriées faisaient partie du domaine public de la commune.

Le tribunal administratif (TA) de Montpellier a répondu sur ce point par un jugement du 6 juin 2015 que la partie expropriée de ces parcelles ne faisait pas partie du domaine public. La commune s’est donc pourvue en cassation devant le Conseil d’État.

C’est dans le cadre de son arrêt rendu à la suite de ce pourvoi que le Conseil d’État a jugé dans son considérant de principe, que lorsqu’une personne publique « a pris la décision d’affecter un bien qui lui appartient à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine, eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que, notamment, les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés, ce bien doit être regardé comme une dépendance du domaine public».

Il juge en effet qu’en excluant l’intégration des terrains litigieux au domaine public de la commune, alors que cette dernière avait manifesté sa volonté d’affecter ceux-ci au service public, et que les travaux de réalisation du projet avaient été engagés, le tribunal administratif a commis une erreur de droit. Le Conseil d’État procède à une analyse par le biais d’un faisceau d’indices et considère que « eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés », les terrains doivent être regardés comme faisant partie du domaine public de la commune de Baillargues.

Cette réaffirmation par les juges du Palais-Royal de la théorie de la domanialité publique virtuelle va dans le sens d’une partie de la doctrine, qui se montrait prudente, voire septique, face à son abandon total, au regard notamment de certains montages contractuels.

En effet, n’aurait-on pas assisté à une mutation des objectifs de la théorie de la domanialité publique virtuelle, plutôt qu’à sa « lente agonie »[7] ? En effet, l’application anticipée de la domanialité publique, semble permettre aujourd’hui une valorisation accrue du domaine public, via l’attribution de droits réels dans le cadre de montages contractuels divers. En effet, les droits réels conférés aux occupants privatifs doivent être conférés sur le domaine public national ou local (L.2122-6 et L.1311-5 CG3P).

Or, la délivrance de droits réels porte régulièrement sur des terrains qui ne remplissent pas, au moment de celle-ci, les critères du domaine public. La logique attribuée à cette théorie parait donc inversée par rapport à la logique semblant découler de l’arrêt Association EUROLAT.

La théorie apparait aujourd’hui utilisée au service de la réalisation de montages contractuels et programmes immobiliers complexes en permettant une approche plus globale du domaine public. Par la décision commentée, le Conseil d’État confirme cette mutation d’approche. Crée à l’origine pour empêcher la formation de droits réels sur le domaine public et pour préserver autant que faire se peut l’intégrité de celui-ci, la théorie de la domanialité publique virtuelle réapparaît, aujourd’hui de façon paradoxale, pour faciliter la concrétisation de projets immobiliers complexes, notamment par le biais de la délivrance de droit réels.

Il convient pour conclure de relever qu’il existe une divergence doctrinale sur la possibilité d’assimiler les notions de domanialité publique par anticipation et domanialité publique virtuelle. En effet, la doctrine majoritaire semble considérer les deux notions comme étant assimilables, alors que certains auteurs les distinguent[8].

Pour les partisans de cette doctrine, la domanialité publique virtuelle fait perdurer le bien dans le domaine privé, alors que la domanialité publique par anticipation opère un transfert du bien dans le domaine public, si bien qu’en cas d’abandon du projet, celui-ci devra être déclassé avant de pouvoir être cédé. Cette distinction n’est pas neutre vis à vis de la présente décision du Conseil d’État. En effet, si l’on considère que les deux notions doivent être distinguées, la décision Commune de Baillargues doit alors être analysée comme entrainant une résurgence de la théorie de la domanialité publique par anticipation.

Finalement, le Conseil d’État ne s’est donc pas contenté de ressusciter une théorie du droit de la domanialité publique, considérée comme abandonnée depuis près de 10 ans, mais l’a également remis au goût du jour. L’utilisation de la technique du faisceau d’indices permet d’exiger une certaine effectivité de l’aménagement indispensable au service public pour que la dépendance soit considérée comme faisant partie du domaine public.

Cette décision laisse néanmoins un certain nombre de questions en suspens, notamment en ne donnant pas une liste exhaustive des circonstances de fait et de droit permettant de considérer l’aménagement comme suffisamment effectif. Toutes les questions soulevées par le recours à cette théorie n’ont donc pas trouvé de réponse, et la décision rendue en avril dernier appelle encore un certain nombre de précisions que le juge administratif devra apporter.

 

Sandra DURAFFOURG

 

 

[1] MAUGÜE (CH) et BACHELIER (G), « Genèse et présentation du Code général de la propriété des personnes publiques », Dalloz, AJDA 2006, p. 1078 ; rapp. de présentation de l’ord. du 21 avr. 2006.

[2] CE, n° 391431, 13 avril 2016, Commune de Baillargues.

[3] CE, n° 41589, 6 mai 1985, Association Eurolat/Crédit Foncier de France, Lebon 141.

[4]Rapport au président de la République relatif à l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques – JORF n°95 du 22 avril 2006 page 6016.

[5] « le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ».

[6] CE, n° 263738, 8 avril 2013, ATLARL.

[7] LLORENS (F.) et SOLER-COUTEAUX (P.), « La lente agonie de la théorie de la domanialité publique virtuelle », Lexis Nexis, Contrats et Marchés publics n° 11, Novembre 2013, repère 10.

[8] FOULQUIER (N), L’extension et la précision de la domanialité publique par anticipation, Conseil d’État, 13 avril 2016, n° 391431, Baillargues (Cne), au Lebon; AJDA 2016. 750.

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