L' organisation matrimoniale du chef d'entreprise

« On considère le chef d’entreprise comme un homme à abattre, ou une vache à traire. Peu voient en lui le cheval qui tire le char »1. Winston Churchill souligne très exactement, la place primordiale occupée par le chef d’entreprise dans notre économie. Jean Jaurès quant à lui dresse le portrait d’un dirigeant «qui accepte de prendre les risques que les dirigés ne veulent pas prendre»2 rejoignant ainsi le célèbre proverbe «qui ne risque rien n’a rien»3. En effet, la prise de risque est véritablement considérée comme un gène indispensable de l’ADN de l’entrepreneur, nécessaire à sa réussite professionnelle. Tout chef d’entreprise sait que la vie en entreprise n’est malheureusement pas «un long fleuve tranquille»4 car, certains risques peuvent mettre en péril la vie professionnelle et familiale de ce dernier.

Le chef d’entreprise n’est malheureusement pas à l’abris d’une mésentente familiale, d’un divorce, d’une mort subite ou de difficultés financières au sein de son entreprise. Tous ces événements imprévus constituent une menace pour la vie familiale comme professionnelle. Fort heureusement, notre droit prévoit de nombreux mécanismes contractuels garantissant la prévention des risques familiaux tels que les contrats de mariage, la possibilité d’organiser son divorce à l’avance, ou le choix de la loi applicable à sa succession. En effet, les changements successifs intervenus en droit de la famille5 et en droit des affaires6, depuis le début des années 2000, sont à l’origine d’une plus grande souplesse contractuelle en la matière. Par conséquent, le contrat se révèle être une réelle solution notamment grâce à la grande possibilité d’adaptation pour chaque cas spécifique.

D’ailleurs, le 110ème Congrès des notaires de France tenu à Marseille du 15 au 18 juin derniersa mené une réflexion sur la conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle du chef d’entreprise. Dans la continuité de cette réflexion, nous étudierons les principaux risques familiaux auxquels est exposé le chef d’entreprise et, les moyens d’anticipation contractuelle possibles permettant d’éviter, limiter ou à moindre mal atténuer l’effet de ces risques. Il est opportun pour le chef d’entreprise, de protéger son patrimoine familial contre le risque d’une éventuelle crise conjugale consécutif à la mésentente familiale (I) et, le risque d’une rupture familiale consécutif au divorce ou à la mort subite du chef d’entreprise (II).

I. LA PREVENTION DE LA CRISE FAMILIALE

Quelle que soit la stratégie adoptée, le choix du régime matrimonial des époux ne doit surtout pas être négligé. Lorsque le dirigeant d’entreprise est marié, l’anticipation optimale des risques résultant d’une éventuelle crise conjugale, ne peut être atteinte que par une organisation matrimoniale adaptée. En effet, l’organisation matrimoniale et l’optimisation patrimoniale de l’entreprise sont indissociables et complémentaires7. Les époux peuvent, préalablement à leur mariage, établir un contrat de mariage dans lequel ils pourront opter pour l’un des régimes matrimoniaux prévus par la loi. A défaut, ils seront soumis au régime légal, c’est-à-dire, la communauté réduite aux acquêts. Les époux disposent, en outre, de la possibilité de changer de régime matrimonial en cours de mariage8 afin de l’adapter à leur situation. En cas de mésentente conjugale, l’objectif premier est d’assurer la conservation des pouvoirs sur l’entreprise. À cet effet, il convient de distinguer les régimes communautaires (A) des régimes séparatistes (B).

 A) LE CHOIX D’UN REGIME COMMUNAUTAIRE

Concernant les époux ayant choisi un régime communautaire, l’étendu des pouvoirs du chef d’entreprise dépendra de la nature propre ou commune de l’entreprise.

Lorsque l’entreprise peut être qualifiée de bien propre9 du chef d’entreprise (fonds créé avant le mariage, entreprise transmise par donation, par succession, subrogation de biens propres apportés à une société en contrepartie de parts sociales10…), celui-ci bénéficie d’une totale liberté de gestion et de disposition lui permettant de céder, hypothéquer, louer ou donner seul son entreprise11. Ce pouvoir exclusif n’est limité que dans l’hypothèse où les locaux de l’entreprise se trouvent également être le logement familial12. Il est utile de rappeler que, les instruments de travail nécessaires à l’exercice de l’activité professionnelle, acquis avant ou pendant le mariage, sont considérés comme des biens propres13 .

Au contraire, lorsque l’entreprise peut être qualifiée de bien commun14, l’analyse des pouvoirs de gestion du chef d’entreprise nécessite une distinction entre le principe et l’exception. Le principe qui prévoit la gestion concurrente des époux sur les biens communs15, est loin de garantir la sécurité, et risque même d’être source de paralysie du fonctionnement de l’entreprise. Le législateur conscient de ce danger a prévu, par exception au principe, que l’époux exerçant une profession séparée, détient seul le pouvoir d’accomplir les actes d’administration et de disposition nécessaires à celle-ci16. Il s’ensuit que, en cas de crise conjugale, le chef d’entreprise sera prémuni contre toute intervention ou opposition de son conjoint concernant les actes de gestion normale et courante de son entreprise (achat, vente de marchandises, souscriptions ou résiliation de contrat…).

Néanmoins, la protection n’est pas absolue, puisque, cette exception ne va pas assurer la préservation des biens communs professionnels contre les poursuites des créanciers du conjoint. En effet, le conjoint mal intentionné, désirant nuire à l’activité professionnelle du chef d’entreprise et cumulant les dettes, pourrait profiter des dispositions législatives garantissant que chaque époux engage par ses actes ses biens propres ainsi que l’ensemble des biens communs17 (sauf à démontrer la fraude du conjoint et la mauvaise foi du créancier qui ne pourra alors plus saisir les biens communs).

En outre, pour les actes les plus graves18, la loi impose d’obtenir le consentement du conjoint à peine de nullité de l’acte19. En cas de discorde conjugale, cette cogestion risque de constituer un réel obstacle à l’origine de blocages, et d’une fragilisation de l’entreprise connaissant des difficultés financières.

La mésentente conjugale risque d’avoir des répercussions significativement différentes sur la gestion de l’entreprise, pour les époux ayant adopté un régime de séparation de biens20 ou de participation aux acquêts21.

 B) LE CHOIX D’UN REGIME SEPARATISTE

La séparation de biens et la participation aux acquêts sont deux régimes fondés, sur un cloisonnement des patrimoines des époux et une indépendance dans la gestion des biens personnels. Dans ces régimes, chaque époux préserve la propriété des biens acquis avant ou après le mariage. Ainsi, si l’entreprise est un bien personnel du dirigeant, alors il disposera d’une totale liberté et conservera l’administration, la jouissance et la libre disposition22. Toutefois, le consentement du conjoint doit être obtenu, à peine de nullité, lorsque les locaux de l’entreprise constituent également le logement de la famille23 (pour tout acte qui aurait pour conséquence de priver la famille de la jouissance du logement: vente, donation, dation à bail…).

L’avantage de ces régimes, outre la garantie de l’indépendance professionnelle, est d’assurer non seulement la protection du conjoint contre le passif de l’entreprise mais également, la protection de l’entreprise contre les créanciers du conjoint. Contrairement au régime de communauté, chaque époux ne supporte que les dettes nées de son propre chef et son patrimoine personnel ne sera pas tenu des dettes nées du chef de son conjoint24.

Il s’avère donc que, le choix du régime matrimonial emporte des conséquences non négligeables sur la gestion de l’entreprise. Il est possible d’observer une importance similaire concernant le sort de l’entreprise en cas de rupture familiale.

II. LA PREVENTION DE LA RUPTURE FAMILIALE

La rupture familiale est caractérisée par le divorce ou le décès du chef d’entreprise. Le problème à éviter dans de telles situations consiste à organiser la transmission de l’entreprise, c’est-à-dire, sauvegarder la propriété de l’entreprise car « l’importance dans le divorce, c’est ce qui le suit25 ». Le décès conduit à la liquidation du régime matrimonial suivie de la dévolution successorale. Les héritiers, dont peut faire partie le conjoint, partageront la part dévolue au dirigeant pré-mourant. Lorsque le chef d’entreprise est marié, le choix du régime matrimonial est donc déterminant, car, celui-ci sera alors dissous et liquidé dans un cas comme dans l’autre et le sort de l’entreprise dépendra du régime matrimonial applicable.

Il convient d’apporter quelques précisions relatives à la mobilité professionnelle grandissante qui conduit bon nombre de familles à s’expatrier.

En matière de régimes matrimoniaux, l’application des règles de conflits de lois introduites par la convention de La Haye du 14 mars 1978 dépend de la date de la célébration du mariage. Les époux mariés après le 1er septembre 1992, date d’entrée en vigueur de la convention, voient leur régime matrimonial régi par les règles de conflits de lois uniformes établies par la convention de La Haye.

En matière de divorce, il appartient désormais, aux couples présentant un élément d’extranéité, de déterminer la loi qui sera applicable à leur divorce si du moins ils remplissent les conditions exigées par Rome III (conditions de résidence, d’ancienneté de résidence, de nationalité). Toutefois, la limite de l’exercice tient à ce que la loi ainsi désignée pour la mise en œuvre de la procédure n’a pas vocation à embrasser les conséquences du divorce.

En matière de succession, l’Europe s’est enfin dotée d’une règle commune pour déterminer la loi applicable à la succession avec le nouveau règlement « successions » applicable à compter du 17 août 2015. Désormais, la loi du pays de résidence du défunt régira la totalité de la succession tant pour les biens mobiliers que pour les biens immobiliers, situés dans le pays de résidence ou à l’étranger. Cette règle est valable sauf choix contraire dit « professio juris » qui consiste à choisir sa loi nationale pour le règlement de sa succession. Ainsi, un Français résidant à l’étranger peut écarter par testament la loi du lieu de résidence pour désigner la loi française.

Le choix du régime matrimonial a une incidence sur le sort de l’entreprise en cas de rupture familiale qu’il convient d’étudier en distinguant, comme précédemment, les régimes communautaires des régimes séparatistes.

A) L’INCIDENCE DU CHOIX D’UN REGIME COMMUNAUTAIRE

L’avenir de l’entreprise doit être analysé différemment selon que l’entreprise constitue un bien propre ou commun du chef d’entreprise.

La première hypothèse à envisager est celle où l’entreprise est propre au chef d’entreprise, alors dans ce cas, elle n’a pas vocation à être partagée, celui-ci la rependra en nature26 et le contrôle de l’entreprise sera ainsi préservé en cas de divorce.

Le chef d’entreprise peut, néanmoins, être contraint à verser une récompense en faveur de la communauté27, dans l’hypothèse où, l’acquisition de l’entreprise ou même des instruments de travail propres ont été financés entièrement ou partiellement par des deniers communs (fonds acquis avant le mariage au moyen d’un emprunt remboursé par les revenus des époux en cours de mariage, instruments de travail nécessaires à l’entreprise propre au dirigeant financés par ses gains et salaires28 pendant le mariage ou financés par un emprunt remboursé par la communauté29….).

Toutefois, le chef d’entreprise, dont la part dans la communauté ne permet pas d’assurer la compensation de la récompense due, risque dans une telle situation, de se retrouver dans l’obligation de s’endetter sévèrement ou voir de céder son entreprise.

La seconde hypothèse est celle où l’entreprise est un bien commun ayant alors vocation à être partagé entre les époux30. La dissolution du régime implique, par conséquent, un partage par moitié des biens communs entre les époux. Cette situation peut constituer une menace directe ou indirecte, selon le cas envisagé, entrainant la perte de contrôle de l’entreprise par l’époux dirigeant.

La menace directe sera constituée en cas d’attribution en nature au conjoint d’une partie de l’entreprise (fonds de commerce, titres sociaux négociables…). Il est toutefois vrai que, le partage en nature est exclue pour de nombreuses entreprises communes et le dirigeant dispose de la possibilité de négocier l’affectation de l’entreprise dans son lot.

Dans tous ces autres cas, la menace sera seulement indirecte. Il s’agira notamment des cas où la jurisprudence a opéré une distinction entre le titre et la finance (fonds libéraux, droits sociaux non négociables…), qui vise à admettre que lorsque l’entreprise a été créée ou acquise pendant le mariage, le titre reste propre et donc le partage en nature est exclue31, alors que, la valeur patrimoniale de l’entreprise fait partie de la communauté32. Par conséquent, même si le dirigeant est, dans ces cas, certain de recueillir les parts sociales dans son lot, celui-ci devra néanmoins, indemniser son conjoint pour la moitié de la valeur.

Toutefois, que la menace soit directe ou indirecte, le chef d’entreprise, dont le patrimoine n’est pas suffisant pour désintéresser son conjoint, risque comme dans la première hypothèse, de se retrouver dans l’obligation de s’endetter sévèrement ou voir de céder son entreprise.

B) L’INCIDENCE DU CHOIX D’UN REGIME DE SÉPARATION DE BIENS

Le sort de l’entreprise des époux ayant choisi un régime de séparation de biens, dépendra une fois encore de la nature de l’entreprise, la question est alors celle de savoir si l’entreprise est un bien personnel ou non.

S’il s’agit d’un bien personnel au chef d’entreprise, le principe garantit, à lui comme à ses héritiers, la conservation de l’entreprise ainsi que des économies et des acquisitions réalisées avec les revenus de son travail. Par conséquent, le dirigeant conservera le contrôle de son entreprise en cas de divorce.

Toutefois, il faut également prendre en considération l’hypothèse où le conjoint a financé l’acquisition de l’entreprise par ses deniers personnels, à condition de prouver ce financement, a vocation à percevoir une créance33.

Le régime de la séparation de biens, qui apparaît comme très avantageux pour le chef d’entreprise, peut néanmoins être source de déséquilibre vis-à-vis du conjoint. En effet, les revenus de chaque époux restant personnels, le conjoint ne participant pas à l’activité de l’entreprise, ne disposera pas des moyens pour constituer son patrimoine personnel et contribuer à l’enrichissement de l’entreprise. La seule menace entrainant la perte de contrôle de l’entreprise, appairait lorsque le juge du divorce accorde une prestation compensatoire et décide d’attribuer un bien commun professionnel pour payer cette prestation34.

C) L’INCIDENCE DU CHOIX D’UN REGIME DE PARTICIPATION AUX ACQUÊTS

Le régime de la participation aux acquêts présente la particularité de fonctionner comme un régime séparatiste mais d’être liquidé comme un régime communautaire. Au cours du mariage, chaque époux peut participer pour moitié à l’enrichissement de son conjoint. Il s’agit d’une participation en valeur, de telle sorte que, l’attribution d’une partie de l’entreprise au conjoint du dirigeant est en principe exclue.

Ainsi, ce régime présente l’avantage de conserver une totale liberté de gestion sur son entreprise tout en associant financièrement son conjoint à la réussite de celle-ci. Cependant, il ne faut pas omettre l’hypothèse où, le chef d’entreprise serait forcé de vendre son entreprise pour régler la créance de participation due à son conjoint, ce qui aurait alors pour conséquence la perte de contrôle de l’entreprise.

CONCLUSION

En définitif, il n’est pas possible d’affirmer à l’avance que tel régime matrimonial est parfaitement adapté au chef d’entreprise. En effet, de nombreux facteurs interviennent dans le choix du régime matrimonial telle que la vision individualiste ou communautaire que les époux ont du mariage.

Néanmoins, nous avons pu voir que les régimes de communauté restent inadaptés aux risques financiers de l’entrepreneur, les biens communs risquant d’être menacés au détriment de toute la famille. Il est préconisé pour de tels régimes de recourir à une clause de préciput ou une clause de prélèvement moyennant indemnité afin de garantir l’unité de l’entreprise au profit du survivant.

Généralement, le choix classique des époux dont l’un est chef d’entreprise est souvent celui de la séparation de biens pure et simple. Toutefois, il est possible de constater un engouement pour un régime alternatif permettant d’introduire «un îlot de communauté dans un monde séparatiste» en optant pour un régime créé par la pratique notariale: la séparation de biens avec société d’acquêts composée des biens non professionnels35. Une autre solution consisterait à prévoir une participation aux acquêts avec exclusion des biens professionnels, ou, une exclusion de l’entreprise du calcul de la créance de participation36 en cas de dissolution du régime par divorce37. Ce régime de la participation aux acquêts beaucoup plus protecteur pour le conjoint demeure malheureusement rarement utilisé en pratique.

Finalement, la prévention s’impose comme une mesure de bon sens, car, «Prévoir, c’est à la fois supputer l’avenir et le préparer»38, «plus faibles sont les risques, meilleure est l’entreprise»39. L’anticipation des risques est essentielle pour protéger les intérêts familiaux et patrimoniaux du chef d’entreprise. En réalité, l’objectif de celui-ci doit être de trouver le juste équilibre entre sa vie professionnelle et familiale, c’est-à-dire, assurer le développement de son entreprise sans nuire aux intérêts de sa famille, inversement, les difficultés familiales ne doivent pas constituer une entrave à l’activité de l’entreprise. L’interdépendance grandissante de ces deux univers justifie une organisation contractuelle de leurs relations afin de mesurer les risques possibles et pouvoir les anticiper.

Yeliz Erdogdu

Doctorante contractuelle à la Faculté de Droit de Grenoble

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