Shinzo Abe peut-il modifier la constitution japonaise ? Retour sur un indémodable débat juridique

       Depuis l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abe en 2012 à la tête du gouvernement japonais, il est possible d’observer des manifestations pacifiques s’organiser un peu partout dans le pays. La cause est simple : les tensions avec les voisins chinois et coréens demeurant palpables, la volonté du gouvernement de réviser la Constitution afin d’officialiser l’industrie militaire dérange une frange pacifiste de la population. D’abord, officialiser le réarmement contribuerait à légitimer une éventuelle guerre. Ensuite, l’idée que l’armée américaine téléguide l’armée japonaise pour ses propres intérêts n’est pas une hypothèse à écarter.

Envisageons un recadrage historique (I) avant d’expliquer en quoi l’article 9 pose un problème à la révision constitutionnelle (II) pour enfin entrevoir l’enjeu du constitutionnalisme (III).

I – Historique de la tradition constitutionnelle japonaise

       Afin de mieux s’imprégner du cadre spatio-temporel, un rapide aperçu de l’histoire constitutionnelle japonaise s’impose. Après la pression militaire des Etats-Unis et l’ascension vers le monde moderne dès 1868, le pays adopte en 1889 une Constitution inspirée de la Prusse et de la conception allemande du droit, appelée par certains juristes « Charte impériale de Meiji » relativement à l’époque historique en question. Organisée selon un schéma occidental, la « loi fondamentale », telle qu’elle est nommée dans le préambule, confère un fort pouvoir exécutif à la personne de l’Empereur, « sacrée et inviolable ».

     Moins d’un siècle plus tard, Hiroshima et Nagasaki bombardées et l’acte de capitulation japonaise signé, le Japon entre dans une phase de révision totale de sa Constitution, selon le protocole juridique prescrit par l’article 73 de l’ancienne charte constitutionnelle de 1889, pour finalement adopter une Constitution le 11 février 1946. Avec pas moins de quatre répétitions du terme de « paix » dans le préambule, la nouvelle loi fondamentale semble affirmer l’esprit pacifique dans lequel elle a été refondée.

Mais aujourd’hui, cette pacification est remise en question ; il n’a pas fallu attendre l’arrivée au pouvoir du parti conservateur dit « libéral-démocrate » pour entamer le débat sur l’article 9 de la constitution japonaise de 1946.

II – La problématique de la supraconstitutionnalité de l’article 9

     Le texte de l’article 9 de la Constitution de 1946 indique expressément que le peuple japonais renonce « à jamais […] à l’usage de la force comme moyen de règlement de confits internationaux » [1]. Interprétable mais pourtant explicite, l’article entre notamment en contradiction avec l’aide apportée par les troupes japonaises en 1951 pendant la guerre de Corée, ou encore avec le soutien militaire de troupes en Irak durant la guerre du Golf -évènements qui poussent le jeu de l’herméneutique à son paroxysme. Il est vrai que le culte du droit n’est guère peu présent au Japon ; la culture politique nippone tient plus au gouvernement des hommes qu’à celui du droit, et c’est la raison pour laquelle l’idée de Constitution n’obtient pas le même prestige politique que ses équivalents européens. Néanmoins, Shinzo Abe, dans la continuité de sa politique nationaliste [2] a déclaré à maintes reprises vouloir réviser la Constitution, et notamment cet article 9, source de tant de polémiques.

     Problème ! L’article 9 de la Constitution japonaise, selon un consensus [3] de la doctrine, serait une norme supraconstitutionnelle.

Qu’entend-on par norme supraconstitutionnelle ?

     La supraconstitutionnalité est vue ici comme les normes internes et hiérarchiquement supérieures, implicites ou explicites, en ce qu’elles définissent une matérialité propre à la constitution, et qui ne seraient par conséquent pas révisables ni par la voie de la procédure classique ni par une autre méthode, au risque de sortir du champ constitutionnel. En clair : une norme intouchable.

       Alors d’aucuns rétorqueront que le peuple reste encore souverain, n’est-ce pas ? A cette problématique, connue des étudiants en droit depuis la première année, s’ouvre un point central du débat : le pouvoir constituant. Sur le même problème que l’œuf ou la poule, qui, du pouvoir constituant ou de la norme constitutionnelle, a l’emprise sur l’autre ?

     En guise de rappel, la séparation entre les pouvoirs constituants originaire et dérivé est d’abord pensée par Sièyes. Celui-ci affirmait qu’en théorie, seul le pouvoir constituant originaire était capable d’exercer la souveraineté et de la confier au peuple –tout comme la Constitution japonaise le fait-, le pouvoir constituant dérivé n’étant qu’un organe, qui plus est institué par l’originaire, ne pouvant nullement prétendre à exercer quelque souveraineté que ce soit. Doit-on comprendre que, dès l’avènement de la Constitution, la souveraineté quitte le monde juridique pour ne pénétrer que la conscience populaire ? Le professeur Olivier Beaud suggère qu’une telle manœuvre consiste à éviter que quiconque n’usurpe le pouvoir souverain [4]. Ainsi, les puristes préfèreront parler d’un « pouvoir de révision » et non d’un pouvoir constituant à proprement dit, étant donné qu’il ne s’agit que d’un organe institué doté que de la seule compétence d’attribution. A l’inverse, penser le pouvoir constituant comme un organe souverain revient à affirmer que nulle Constitution ne peut imposer des principes intangibles aux générations futures. C’est d’ailleurs cette thèse que semble retenir le Conseil constitutionnel en 2003 lorsque lui échoyait la question du contrôle de constitutionnalité des lois de révision constitutionnelle [5]. En refusant de contrôler la révision constitutionnelle, le Conseil n’est pas enclin à protéger l’article 89 de la Constitution française disposant que la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision.

     Il est loisible voire utile d’entrevoir l’idéologie qui se cache derrière un tel débat. En réalité, supposer que le pouvoir constituant pose des règles immuables revient à prétendre que la Constitution, au-delà des normes écrites, possède un esprit, une matérialité, ou une idéologie sur laquelle aucun pouvoir constitué ne peut revenir. Certaines de ces normes peuvent être explicitement posées par le texte, comme c’est le cas en Allemagne, ou peuvent être implicites et révélées par le juge constitutionnel comme en Italie, alors même que la Constitution n’en mentionne guère le caractère intangible.

     Certains y verront une nouvelle forme de jusnaturalisme, et ce à juste titre ; car il est indéniable que la Constitution traduit la création d’un paradigme, autour de valeurs communes qu’un peuple décide de poser à l’écrit. Il n’est alors pas surprenant que certains juristes se réclament des valeurs pacifiques de la Constitution de 1946. L’article 9 est une des dispositions montrant cette idéologie marquée, et l’expression « à jamais » qu’il contient exprime le souhait du pouvoir constituant que le peuple japonais renonce à la guerre à tout jamais, « décidés à ne jamais plus être les témoins des horreurs de la guerre » selon le préambule. C’est donc bien une base idéologique forte qui est signée en 1946, et toute révision d’une disposition pacifique contreviendrait à cet esprit si prégnant. Le débat doctrinal aurait pu s’interrompre ici si certains juristes n’avaient pas revendiqué l’esprit de la Constitution … de 1889 ! En effet, la Charte constitutionnelle de 1889 n’a jamais été éteinte juridiquement. S’il est courant que l’adoption d’une Constitution se fait à la suite d’une révolution, ou d’une transition démocratique comme ce fut le cas dans de nombreux pays d’Europe, celle du Japon a été totalement modifiée, mais le pays n’est pas sorti un seul instant du droit. Sans aucune révolution, sans aucun coup d’Etat, le Japon n’est jamais sorti du champ de sa Constitution. Il l’a simplement modifiée en profondeur. Dès lors, il est tout à fait acceptable de se revendiquer de l’esprit pacifique de la Constitution de 1946 comme il est envisageable de se revendiquer de l’esprit impérialiste de la Constitution de 1889.

       Pour comprendre cette étonnante revendication, il faut envisager que la pensée constitutionnelle japonaise du XIXe siècle a largement été influencée par des juristes allemands tels que Laband ou Jellinek, défenseurs invétérés de l’école allemande du droit dans la volonté d’affirmer un Empire, et dans laquelle l’Empereur souverain existe dans la Constitution, pas uniquement lors de sa création. Yatsuka Hozumi [6], au retour de ses études en Allemagne, adapte la pensée de la souveraineté à la pensée japonaise ; certains constitutionnalistes développent ainsi le kokutai – littéralement la « forme de l’Etat » – comme concept absolu, qui révèle la cristallisation de la croyance japonaise en l’Empire. A ce titre, l’Empereur serait l’Etat. Il pourrait faire acte constituant quand il le souhaite, comme il en était investi par la Constitution de 1889 à l’article 4. La personne de l’Empereur existe d’ailleurs encore dans le texte constitutionnel, bien que dénuée de toute portée normative, car il représente un symbole trop important pour la tradition constitutionnelle japonaise. La donnée historique et naturelle que formerait la ligne indéfectible d’Empereurs « qui régnera sans interruption dans l’éternité » comme le soulignait la Constitution japonaise de 1889 est, au mérite d’être très clair, hiérarchiquement au-dessus du texte pour certains constitutionnalistes. Une telle identité constitutionnelle de l’Etat impérial sera déduite par des juristes largement influencés par Carl Schmitt, dont on se souvient de l’obsession pour l’existence d’un noyau dur constitutionnel insufflé par une unité politique [7]. Même si la Constitution de Meiji prévoyait sa propre révision totale, la matérialité japonaise résiderait dans un concept naturel et préconstruit qu’aucun texte ne pourrait bannir. En conséquence la Constitution de 1946 n’a pu enlever l’esprit impérial de la Constitution, et l’article 9 peut donc très bien être révisé.

       Des deux côtés, un présupposé idéologique est proclamé, à tel point que l’on se demande si le but de ces débats juridiques n’est pas de faire du positivisme pur pour dissimuler du jusnaturalisme. Il est donc nécessaire d’éclaircir les points de vue.

       D’abord, se revendiquer d’une charte impériale relève de la mauvaise foi pour une bonne raison : nul ne peut nier l’apport historique dans la construction d’une Constitution. La Constitution de 1946, si conservatrice fut-elle de la personne d’un certain esprit impérial, n’en est pas moins une Constitution qui survient à la suite d’une défaite militaire d’une guerre d’ampleur mondiale. Après l’atrocité de la guerre et la défaite d’une nation, il n’est pas difficile de comprendre les termes utilisés dans le préambule et certaines dispositions du texte constitutionnel. Si ces principes intangibles ont été formulés, c’est, tout comme en Allemagne avec le principe de dignité humaine, dû en totale partie à l’évènement historique qui précède. Le lien d’une Constitution avec son histoire n’est pas négligeable, bien qu’une telle méthode puisse être épistémologiquement incorrecte pour un positiviste comme Carré de Malberg, mais compréhensible par tout le monde. L’épisode de la seconde guerre mondiale a donc inversé la tendance. Une partie de la doctrine japonaise récuse d’ailleurs la continuité avec la Constitution de Meiji, et affirme que le régime a automatiquement changé avec l’arrivée de la Constitution de 1946.

       Mais les tenants du pacifisme de leur constitution peuvent également être soumis à critique. Car si le fait historique peut expliquer une Constitution en partie, il est nécessaire de jeter un œil aux conditions de mise en œuvre de la Constitution. Cela ne devrait pas intéresser le juriste positiviste, néanmoins il est parfois plus intéressant de globaliser les disciplines pour mieux comprendre le droit. Le peuple souverain japonais est-il véritablement à l’origine de la Constitution ? L’aide qu’apportent les Etats-Unis à la rédaction de la Constitution est pour certains une inspiration, pour d’autres une véritable dictature ! [8] La première phrase du préambule « Nous, le peuple japonais » n’est pas sans rappeler la première phrase de la norme suprême américaine « Nous, le peuple des Etats-Unis d’Amérique », ni les constitutions coréennes et afghanes, commençant de la même façon -et ce ne sont que des exemples. Il faut garder en tête que les Etats-Unis occupent à cet instant le Japon, et que le général Douglas MacArthur, dans son rôle consulaire, a nécessairement imposé au pays vaincu des dispositions qui n’ont guère été décidées par la Diète japonaise. De ce point de vue, se revendiquer des dispositions impériales de la Charte de 1889 n’est pas du tout absurde.

       Cette lutte idéologique amène à une question : le constitutionnalisme peut-il s’adapter à tous les peuples ?

III – L’enjeu dissimulé du constitutionnalisme

       Peut-on fracturer un ethnos et son ius ? Est-ce qu’une puissance étrangère peut imposer à un Etat un droit qui n’a pas de racine dans la tradition du peuple dont il est question ? En répondant par l’affirmative, cela signifie le sein et le sollen sont séparés par une cloison étanche ; un normativiste approuverait allègrement cette thèse, le droit n’étant qu’idéel et n’ayant pas pour but de trouver quelque vérité que ce soit dans la science du social ou dans l’observation de la nature. Toutefois, l’origine du contenu du droit peut poser problème. Certes, formellement, une Constitution n’est pas originellement matérielle. Mais lorsque les Etats-Unis imposent des principes supposés intangibles dans celle-ci, le contenu peut s’avérer en désaccord avec la tradition d’un peuple, sur sa conception même de ce qu’est le droit. Reconnaître que l’être et le devoir-être sont intimement liés peut manquer de crédibilité sur le plan épistémologique, mais ne pas le reconnaître peut relever d’un manque de clairvoyance et d’ouverture. Supprimer tout lien de causalité entre être et devoir-être sous prétexte qu’il ne sera jamais possible d’établir une vérité sociologique ou de droit naturel s’avère trop fataliste.

       La théorie constitutionnaliste pourrait se suffire à elle-même et couper le lien avec la réalité socio-culturelle d’un peuple. Ce serait la simple victoire d’une théorie sur une autre. La Constitution japonaise pose à ce sujet quelques interrogations. La défaite de la seconde guerre mondiale et l’instauration d’un nouveau régime après la révision totale de la Constitution de Meiji présente une réalité historique qu’il n’est pas pertinent de nier. La modernité engloberait donc la limitation du pouvoir constituant et s’affranchirait de l’absolutisme caractérisant un pouvoir souverain. Formellement, la supraconstitutionnalité semble donc délicate à admettre étant donné que la révision est normativement toujours envisageable. Mais d’un point de vue subjectif, des principes moraux, par exemple contenus dans un préambule, donnent parfois lieu à un patrimoine culturel et historique. L’esprit du constitutionnalisme est-il épris d’une matérialité indérogeable qui, inscrite ou non, s’identifie à la Constitution, à tel point que déroger à ces règes naturelles reviendrait automatiquement à abroger la constitution ?

     La démocratie serait le but, le droit ne serait qu’un outil ; donc la démocratie par le droit. Dans ce cas, une constitution autoritaire deviendrait un oxymore car la théorie constitutionnaliste, en réalité, serait par essence teintée d’idéologie. L’essence du constitutionnalisme peut s’apparenter à l’annulation de tout acte de souveraineté. Cette souveraineté manque à l’appel dans une telle conception de la Constitution, et ne pourrait s’affirmer contre l’Etat de droit démocratique – Etat à la fois formel et matériel – dès lors qu’en outre, dans la pensée du contrat social, la souveraineté réside en chacun des individus, ou plutôt dans sa liberté d’agir. Par cette conception volontariste, il est utile de rappeler que l’Etat, pour Thomas Hobbes, a pour finalité l’individu uniquement, du fait qu’il n’est qu’un artefact contractualisé issu des volontés individuelles. Si la seule façon de fabriquer l’Etat est finalement inscrite dans le respect de la sacralité des individus, la question est ici de savoir si les normes intangibles ne traduiraient pas la théorie constitutionnaliste à son apogée, en limitant le peuple, quand bien même une extrême majorité voterait en faveur d’une révision constitutionnelle.

       Toujours est-il qu’après ces quelques bribes de réflexion, il est facile d’établir que si en théorie, la révision est discutable, en pratique, Abe peut le faire aisément. Hormis toutefois la pression extérieure des conventions internationales, et la lutte internationale pour le désarmement, ce ne sont pas les juges constitutionnels japonais qui viendront censurer une révision constitutionnelle. Leur inefficacité n’est désormais plus à prouver [9].

Victor Martignac

Sources :

[1] Article 9 de la Constitution Japonaise (mjp.univ-perp.fr/constit/jp1946.htm)

[2] http://geopolis.francetvinfo.fr/japon-le-premier-ministre-shinzo-abe-veut-pouvoir-partir-en-guerre-72121

[3] Noriko Ofuji (2004) Tradition constitutionnelle et supra-constitutionnalité : y a-t-il une limite à la révision constitutionnelle ? L’exemple de la Constitution japonaise – Cairn

[4] O. Beaud (1994) La puissance de l’Etat – Presse Universitaire de France

[5] Cons. const., déc. no 2003-469 DC, op. cit., cons. 2.

[6] Yatsuka Hozumi fonde le courant autoritaire inspiré de la pensée allemande, selon laquelle l’Etat possède une vraie personnalité, opposable aux personnalités individuelles. Il étudie auprès du juriste Laband à Strasbourg pendant trois ans, avant de rentrer à Tokyo pour créer la première chaire de droit constitutionnel du Japon. Hozumi, dans sa doctrine du Kokutai, développe une pensée qui diffère de la théorie de la personnalité de l’Etat allemand, bien qu’inspirée de celle-ci, en suggérant que l’Etat s’apparentait à l’Empereur. L’incursion politique sur le juridique que connaît le Japon entre 1889 et 1946 fait de la souveraineté un sujet tabou sur lequel il n’est pas nécessaire de discuter (VIIe séminaire franco-japonais de droit public (2007) « Les mutations contemporaines de la démocratie » Université Montpellier 1 C.E.R.C.O.P.)

[7] Schmitt, C. (2013) Théorie de la Constitution – Presse universitaire de France

[8] L’utilisation de l’expression « MacArthur’s Constitution » est fréquente du fait que c’est le général Douglas qui rédige, à l’aide des élites japonaises, la Constitution de 1946. (Kyoko, I. (1991) « MacArthur’s Japanese Constitution, a linguistic and cultural study of its making »)

[9] Ueno Mamiko (2006) Constitution, justice et droits fondamentaux au Japon – LGDJ

 

 

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