Membre du Conseil constitutionnel : L’impossible cumul

      Le 8 mars, Laurent Fabius, ancien ministre des Affaires étrangères, a succédé à Jean-Louis Debré en tant que président du Conseil constitutionnel. Proposée par le président de la République François Hollande, sa nomination avait été approuvée à la quasi-unanimité (un seul vote contre) par la commission des lois de l’Assemblée nationale et celle du Sénat le 18 février 2016[1]. Cette nomination avait alors engendré une polémique politicienne car M. Fabius entendait initialement conserver la présidence de la COP 21 parallèlement à ses nouvelles fonctions rue de Montpensier. Il a cependant fini par y renoncer trois jours avant sa nomination[2]. Il faut dire que plusieurs personnalités du monde juridique et politique s’étaient émues de cette prétention, que ce soit son prédécesseur Jean-Louis Debré[3], président du Conseil constitutionnel de 2007 à 2016, ou sa collègue du gouvernement Ségolène Royal[4].

En effet, le Conseil constitutionnel est une institution cardinale de la Vème République, son rôle principal étant de contrôler la constitutionnalité des lois[5]. Il est composé de membres nommés et de membres de droit, les anciens présidents de la République nommés à vie[6]. Il s’agit actuellement de Valéry Giscard d’Estaing, de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, même s’il convient de noter que ces deux derniers ont renoncé à y siéger. Les membres nommés, quant à eux, sont désignés par trois autorités politiques[7] : le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat.

Ces dernières années, le statut des membres du Conseil constitutionnel est allé vers plus d’indépendance et d’impartialité. L’indépendance implique que le juge constitutionnel ne subisse et ne se plie à aucune pression extérieure, qu’elle soit institutionnelle ou individuelle, c’est la raison pour laquelle le mandat de neuf ans n’est pas renouvelable. L’impartialité, quant à elle, implique que le juge constitutionnel fasse abstraction de ses convictions politiques, philosophiques, religieuses, ou encore morales, dans le cadre de son office.

L’attente des citoyens devenant de plus en plus pressante à l’égard de cette institution, la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008[8] a inscrit dans la Constitution une condition supplémentaire pour la nomination des membres. Ainsi, la proposition d’un candidat au poste de membre du Conseil constitutionnel est soumise à un vote des commissions parlementaires compétentes[9] afin de s’assurer de la qualité du profil et de la réalité de l’intérêt que celui-ci porte à l’institution. Dans ce contexte, le souhait de M. Fabius d’exercer en même temps deux fonctions est apparu contestable.

Un cumul de fonctions n’est en effet, à l’heure actuelle, plus envisageable pour un membre du Conseil constitutionnel tant en raison de l’intensification considérable du rythme de travail (I) que de l’encadrement juridique de plus en plus strict de la fonction (II).

I – Une intensification considérable du rythme de travail

 

      L’intensification considérable du rythme de travail au Conseil constitutionnel rend impossible tout cumul de fonctions, tant en raison de l’extension du champ d’application du contrôle de constitutionnalité (A) que de l’ouverture progressive de la saisine du Conseil constitutionnel (B).

A – L’extension du champ d’application du contrôle de constitutionnalité

      Le Conseil constitutionnel se prononce désormais dans des domaines de plus en plus variés, le bloc de constitutionnalité s’étant progressivement étendu de la Déclaration de 1789 à la Charte de l’environnement de 2004.

Le contrôle de constitutionnalité actuel est en effet bien différent de celui de 1958. Initialement, il ne s’exerçait qu’à l’égard d’un texte : la Constitution du 4 octobre 1958 et les principes constitutionnels qui en découlaient le cas échéant. En sus, l’objectif d’un tel contrôle était d’empêcher l’empiétement du Parlement sur les compétences du pouvoir exécutif. Selon les propres mots de Michel Debré, père de la Constitution de 1958, le Conseil constitutionnel avait vocation à n’être que le « chien de garde de l’exécutif », et ce afin de vérifier que le Parlement n’empiétait pas sur les compétences de ce dernier. L’institution était, en conséquence, au service du parlementarisme rationalisé : « la Constitution crée (…) une arme contre la déviation du régime parlementaire »[10].

Cette conception a basculé en 1971. Dans sa décision « Liberté d’association » du 16 juillet 1971[11], le Conseil constitutionnel s’est référé au préambule de la Constitution de 1958 qui renvoie lui-même à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 et au préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. La Charte de l’environnement de 2004 s’est ultérieurement greffée à ce qu’il convient désormais d’appeler le bloc de constitutionnalité. Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR) et les autres principes à valeur constitutionnelle achèvent de complexifier le bloc de constitutionnalité que le législateur doit respecter.

Le contentieux constitutionnel s’est donc mécaniquement accru. D’une part, il ne s’agit plus pour le Conseil constitutionnel d’être exclusivement l’arbitre entre les pouvoirs législatif et exécutif, mais bien le protecteur des droits et libertés des citoyens. D’autre part, le législateur doit se conformer à des textes dans différents domaines de plus en plus techniques, en témoigne l’examen des récentes loi Macron ou sur le renseignement[12], mais également variés. En effet, rien de commun entre les droits civils et politiques de 1789, les droits économiques et sociaux reconnus en 1946, et les droits environnementaux consacrés en 2004.

La tâche du juge constitutionnel en a donc été considérablement intensifiée. De dix décisions par an avant 2011, le Conseil constitutionnel est passé à 150[13]. Récemment, Jean-Louis Debré a fait part de son souhait que le Conseil constitutionnel puisse exercer le contrôle de conventionnalité[14]. Si une telle suggestion aboutissait, le cumul des fonctions serait d’autant plus impossible.

B – L’ouverture progressive de la saisine du Conseil constitutionnel

      L’accroissement du rythme de travail du Conseil constitutionnel est aussi dû au fait que de plus en plus d’acteurs peuvent le saisir.

Si, à l’origine, le Conseil ne pouvait être saisi que par le président de la République, le Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale ou le président du Sénat, Valéry Giscard d’Estaing a entendu accorder à l’opposition la faculté de contester la constitutionnalité d’une loi écrite par la majorité.

Ainsi, en vertu de la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974, soixante députés ou soixante sénateurs peuvent saisir le Conseil constitutionnel[15]. Là encore, le contentieux constitutionnel s’est fortement accru. Aussi, si le Conseil constitutionnel n’avait été saisi que neuf fois de 1958 à 1974, il l’a été 568 fois de 1974 à 2010, année de naissance du contrôle de constitutionnalité a posteriori[16].

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, entrée en vigueur le 1er mars 2010, a prolongé cette tendance. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a permis non seulement de contrôler la constitutionnalité d’une loi après sa promulgation, mais aussi d’ouvrir la saisine à n’importe quel justiciable sous certaines conditions de forme et de fond[17]. Cette innovation a rencontré un véritable succès : à peine un an après son entrée en vigueur, 124 questions prioritaires de constitutionnalité avaient été renvoyées au Conseil constitutionnel[18].

Ces deux réformes ont incontestablement intensifié le rythme de travail du Conseil constitutionnel, rendant matériellement difficile le cumul de membre de l’institution avec toute autre fonction. À la sortie de ses fonctions, Jean-Louis Debré l’a souligné lui-même : alors qu’auparavant, « certains arrivaient un peu avant midi… », « le Conseil a rendu plus de décisions qu’il n’en avait rendu en un demi-siècle »[19]. Cette impossibilité matérielle s’est par ailleurs traduite juridiquement par un statut de plus en plus strict.

II – Un encadrement juridique de plus en plus strict de la fonction

 

      La sévérité croissante du régime des incompatibilités (A) rend compte d’une nouvelle conception politique de la fonction de membre du Conseil constitutionnel (B).

A – Un régime d’incompatibilités sévère

      Les membres du Conseil constitutionnel sont tenus par deux obligations générales d’impartialité[20] et d’indépendance[21] cristallisées dans le serment qu’ils prêtent lors de leur prise de fonction. Concrètement, cette exigence d’intégrité est consolidée par un régime d’incompatibilités qui devient de plus en plus restrictif.

Les incompatibilités de base sont facilement compréhensibles. Ainsi n’est-il pas possible de cumuler la qualité de membre du Conseil constitutionnel avec celle de ministre ou de membre du Parlement[22] ou encore du Conseil économique, social et environnemental (CESE)[23]. Le cumul avec la qualité de responsable ou de dirigeant d’un parti politique est par ailleurs interdit[24]. En effet, la loi organique du 19 janvier 1995[25] exclut le cumul avec « tout mandat électoral » à l’article 4, alinéa 1er, de l’ordonnance du 7 novembre 1958. La loi organique du 29 mars 2011 a également interdit le cumul avec la qualité de Défenseur des droits.

Enfin, la loi organique du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a restreint drastiquement les possibilités de cumul de fonctions. Ainsi, un membre du Conseil constitutionnel ne peut plus exercer, de manière générale, une « fonction publique » ou une « activité professionnelle ou salariée »[26]. En particulier, l’exercice parallèle de la profession d’avocat est prohibé[27]. Seuls sont tolérés les « travaux scientifiques, littéraires et artistiques »[28], dont le président Debré a usé de manière assez inédite pour écrire des polars[29]. Dans ce cas précis, il ne faut pas confondre les travaux « scientifiques » avec les travaux « juridiques » tels que les commentaires de jurisprudence dans les revues spécialisées par exemple. En effet, il n’est pas possible pour les membres du Conseil de donner leur avis public sur une question relevant de la compétence de leur institution[30]. Cet amoncellement d’incompatibilités rend juridiquement quasiment impossible l’exercice d’une autre activité annexe.

B – Une nouvelle conception politique de la fonction

            Le droit ne fait que traduire l’évolution de la conception nouvelle que la société a de la fonction de membre du Conseil constitutionnel. L’exigence s’est accrue au même rythme que l’office du juge constitutionnel. En effet, le Conseil « n’est plus seulement le régulateur des pouvoirs publics constitutionnels, mais bien, depuis 1971 et, plus encore, depuis 2010, le gardien (…) des droits et libertés que la Constitution garantit »[31]. On attend donc de ses membres qu’ils prouvent leur indépendance et leur impartialité par leur comportement. Il convient de souligner que l’existence de la catégorie des membres de droit n’est déjà pas de nature à consolider la légitimité des décisions du Conseil constitutionnel[32]. Les attentes à l’égard des membres nommés en sont d’autant plus exigeantes.

Un épisode a été particulièrement marquant en la matière. En 2005, Simone Veil, membre du Conseil constitutionnel de 1998 à 2007, s’est mise temporairement en congé de l’institution afin de soutenir le Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Le fait qu’un membre du Conseil constitutionnel se prononce publiquement sur une question susceptible de relever ultérieurement de la compétence de l’institution a heurté une partie de la doctrine[33] et a même fait l’objet d’un référé suspension, sans succès[34]. Jean-Louis Debré, à l’époque président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, et futur président du Conseil constitutionnel, a estimé que Mme Veil aurait dû démissionner plutôt que se mettre temporairement en congé. À ses yeux, le risque était que les décisions ultérieures du Conseil sur ce sujet soient contestées du fait d’une apparence de parti pris. Il faut « faire attention à ne pas abîmer les institutions de la République et, pour convenance personnelle, un moment, se mettre en dehors du statut du Conseil constitutionnel qui doit être au-dessus et en dehors des combats politiques »[35].

Plus récemment, le fait que l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy – et donc membre de droit – ait brigué la présidence des Républicains a pu choquer une partie de la doctrine alors même qu’il ne siégeait déjà plus au sein de l’institution[36].

Il aurait donc été étonnant que Laurent Fabius puisse présider de concert le Conseil constitutionnel et la COP 21, mission finalement revenue à Ségolène Royal. Cette controverse ravive l’idée selon laquelle il serait préférable de nommer des juristes plutôt que des personnalités politiques de premier plan pouvant être tentées de continuer leur carrière parallèlement à leur fonction de membre de l’institution. Pierre Joxe, membre de l’institution de 2001 à 2010, résume ainsi cette difficulté : « [on] envoie au Conseil constitutionnel des gens qui n’ont rien à y faire. Les Allemands regardent cela avec stupeur : voilà que l’on peut choisir quelqu’un et le transformer en magistrat ? C’est une mauvaise plaisanterie ! »[37].

Noélie Diernac 

Master 2 Droit public approfondi

 Université Paris 2 Panthéon-Assas

 

[1][X.], « Feu vert du Parlement à la nomination de Fabius au Conseil constitutionnel », Le Monde, 18 février 2016.

[2]REVAULT d’ALLONNES (D.), « Laurent Fabius renonce à la présidence de la COP 21 », Le Monde, 16 février 2016.

[3]    ALIMI (J.), « Laurent Fabius, le cumul qui passe mal », Le Parisien, 14 février 2016.

[4]LANDRIN (S.), LE HIR (P.), ROGER (S.), « Ségolène Royal remplace Laurent Fabius à la présidence de la COP 21 », Le Monde, 17 février 2016.

[5]Articles 61 et 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958.

[6]Article 56, alinéa 2, de la Constitution du 4 octobre 1958.

[7]Article 56, alinéa 1, de la Constitution du 4 octobre 1958.

[8]Article 27 de la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008.

[9]Article 56, alinéa 1er, de la Constitution du 4 octobre 1958.

[10]Allocution de Michel Debré devant l’assemblée générale du Conseil d’Etat le 27 août 1958.

[11]CC, n°71-44 DC, 16 juillet 1971, Liberté d’association, Rec. p. 29.

[12]CC, 23 juillet 2015, n°2015-713 DC, Loi relative au renseignement.

[13]AFP, « Fabius prend les rênes du Conseil constitutionnel », Libération, 8 mars 2016.

[14]  ROGER (P.), « Conseil constitutionnel : Jean-Louis Debré attend son successeur », Le Monde, 5 janvier 2016.

[15]Article 61, alinéa 2, de la Constitution du 4 octobre 1958.

[16]DEBRE (J.-L.), Expliquez-moi…le Conseil constitutionnel, Nanéditions, 2011, p. 16.

[17]Article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958

[18]GICQUEL (J.), GICQUEL (J.-E.), Droit constitutionnel et institutions politiques, Lextenso Editions, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 25ème édition, 2011, p. 756.

[19]JAIGU (C.), LOMBARD-LATUNE (M.-A.), « Au Conseil constitutionnel, l’après-Debré a commencé », Le Figaro, 5-6 mars 2016.

[20]Article 3 de l’ordonnance du 7 novembre 1958.

[21]Article 1er du décret du 13 novembre 1959.

[22]Article 57 de la Constitution du 4 octobre 1958.

[23]Article 4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958.

[24]Article 2 du décret du 13 novembre 1959.

[25]Article 7 de la loi organique du 19 janvier 1995.

[26]Article 4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, alinéa 4.

[27]Article 4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 in fine.

[28]Article 4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, alinéa 5.

[29]JAIGU (C.), LOMBARD-LATUNE (M.-A.), « Au Conseil constitutionnel, l’après-Debré a commencé », Le Figaro, 5-6 mars 2016.

[30]Article 3 de l’ordonnance du 7 novembre 1958.

[31]GOHIN (O.), Droit constitutionnel, Lexis Nexis, 2ème édition, 2013, p. 1123.

[32]  BEAUD (O.), WACHSMANN (P.), « Révisons la Constitution », Le Monde, 12 mars 2011.

[33]GOHIN (O.), Droit constitutionnel, Lexis Nexis, 2ème édition, 2013, p. 1129.

[34]CE, n°280214, ordonnance, 6 mai 2005, Hoffer.

[35][X.], « M. Debré estime que Simone Veil doit « démissionner du Conseil constitutionnel », Le Monde, 6 mars 2005.

[36]COHENDET (M.-A.), Droit constitutionnel, LGDJ / Lextenso Editions, coll. « Cours », 2015, p. 652.

[37]BARTOLONE (C.), WINOCK (M.), Rapport « Refaire la démocratie », Assemblée nationale, n°3100, p. 792.

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