L’Administration fiscale peut-elle constater un abus de droit en vertu d’un texte abrogé?

Le Conseil d’État rendit un arrêt inédit le 9 octobre 2015[1] par lequel il affirma qu’une proposition de rectification – relative à un abus de droit – fondée sur un texte abrogé n’entache nullement la validité de la procédure d’imposition.

 

Un contribuable fut actionnaire de trois sociétés différentes. Il céda l’intégralité des actions qu’il détint de la première société à la deuxième le 31 Octobre 2006, puis il céda l’intégralité des actions qu’il posséda de cette dernière à la troisième le 20 décembre 2006. Il réalisa ainsi des plus-values de l’ordre de 15 millions d’€uros, imposables au titre de l’impôt sur le revenu.

Toutefois, l’assemblée générale de la troisième entreprise décida, le 11 décembre 2006, que les actions du contribuable furent transformées en actions de préférence ne donnant ni droit de vote ni droit aux dividendes. En conséquence, les conditions de l’article 150-0 D ter du Code général des impôts en vigueur en 2006 furent remplies, faisant bénéficier le contribuable d’un abattement de 100% sur les plus-values réalisées.

Par la suite, un contrôle fiscal eut lieu, ce qui conduit à la suppression du bénéfice de l’abattement ainsi qu’à l’assujettissement de cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu assorties de pénalités, l’Administration fiscale estimant qu’il y eut un abus de droit.

Le contribuable forma un recours contentieux devant le Tribunal administratif de Besançon, demandant la décharge des impositions et pénalités infligées par l’Administration, mais il fut débouté par un jugement en date du 26 Mai 2011. C’est pourquoi il interjeta appel devant la Cour administrative d’appel de Nancy, qui fit droit à sa demande. L’Administration fiscale forma alors un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat, qui annula l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Nancy.

 

  • Un abus de droit fiscal par fraude à la loi

Dans l’arrêt sous commentaire, l’Administration fiscale notifia au contribuable une proposition de rectification ayant pour fondement légal l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales – relatif à l’abus de droit en matière fiscale -. Les faits ont ceci de particulier qu’au moment où la proposition de rectification fut adressée au contribuable, une réforme de la notion d’abus de droit fiscal eut lieu, du fait de la loi n°2008-1443 du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008, modifiant l’article L. 64 suscité.

L’abus de droit est un standard juridique. Il est donc malaisé de le définir précisément, c’est une notion nébuleuse permettant à l’Administration fiscale de sanctionner une multitude de comportements. Avant la réforme, l’abus de droit en matière fiscale put se définir comme une simulation revêtant deux aspects. En premier lieu, le fait de donner un caractère purement fictif à un contrat : le mensonge porte sur l’existence même de l’acte. A titre d’exemple, le fait que le propriétaire d’un immeuble conclut un contrat de bail, lui permettant ainsi de déduire la totalité des charges de l’immeuble, alors que dans les faits, il conserve la jouissance totale des lieux, excluant ipso facto la qualification de contrat de bail[2]. En second lieu, le fait de déguiser un acte, telle la donation déguisée en vente[3].

La loi du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008 vint modifier l’article L 64 du Livre des procédures fiscales pour y consacrer la jurisprudence du Conseil d’Etat[4]. Depuis l’adoption d’une telle loi, l’abus de droit fiscal s’entend de l’acte fictif ou déguisé ainsi que de la fraude à loi. Il y a fraude à la loi lorsque l’opération réalisée par le contribuable va à l’encontre des objectifs poursuivis par le législateur ou le juge, et qu’elle n’a aucun intérêt économique mais un but exclusivement fiscal[5].

En l’espèce, il s’agit d’un abus de droit fiscal par fraude à la loi. Effectivement, la troisième société fut constituée le 6 novembre 2006 et une décision en assemblée générale fut prise pour transformer les actions du contribuable en actions de préférence ne donnant ni droit de vote ni droit aux dividendes le 11 décembre 2006. Or les opérations de cession d’actions débutèrent le 31 octobre 2006 et se terminèrent le 20 décembre 2006. L’on voit clairement que la troisième société fut créée spécialement pour la cause, et que la décision prise en assemblée générale le 11 décembre 2006 également. Tout cela tend à démontrer que l’opération fut réalisée dans un but exclusivement fiscal et contraire à l’objectif de l’article 150 D ter du Code général des impôts : l’objectif poursuivi fut indéniablement d’éluder l’impôt.

L’optimisation fiscale demeure bien entendu possible. Il n’y a pas d’abus de droit fiscal dès lors que l’opération du contribuable a un but économique[6] ou qu’elle offre des contreparties à l’Etat[7]. Si le contribuable ne sait guère si l’opération qu’il envisage de mettre en œuvre est susceptible d’être qualifiée d’abus de droit ou non, il a la possibilité de demander un rescrit fiscal[8]. Dans les faits, le contribuable n’utilisa point cette faculté qui lui fut offerte. En somme, il faut « user, mais ne pas abuser » des possibilités offertes par le législateur pour payer légalement moins d’impôts.

 

  • Un recouvrement fondé sur un texte abrogé

L’Administration fiscale doit, à peine de nullité de la procédure, viser expressément l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales dans la proposition de rectification, car un tel article comprend une garantie pour le contribuable, savoir la faculté de saisir le Comité de l’abus de droit[9]. En l’espèce, l’article L. 64 fut mentionné dans la proposition de rectification. Là n’est donc pas le problème.

La difficulté tient au fait que la proposition de rectification fut adressée au contribuable le 13 janvier 2009 en mentionnant les dispositions de l’article L. 64 issues d’une ordonnance du 27 Mars 2004, or, la loi du 30 décembre 2008 affirme que les nouvelles dispositions de l’article L. 64 s’appliquent « à compter du 1er Janvier 2009 ». L’ordonnance a donc été abrogée par la loi.

L’article L. 284 du Livre des procédures fiscales dispose que « sauf disposition contraire, les règles de procédure fiscale ne s’appliquent qu’aux formalités accomplies après leur date d’entrée en vigueur, quelle que soit la date de la mise en recouvrement des impositions », la doctrine administrative précisant qu’il résulte de cette règle que « sauf disposition contraire, la régularité de la procédure fiscale s’apprécie en fonction des règles en vigueur lors de l’accomplissement de chaque acte, indépendamment de la date de mise en recouvrement des impositions[10] ».

La procédure d’abus de droit fiscal concerne aussi bien les litiges relatifs à l’assiette de l’impôt qu’au recouvrement de ce dernier[11], partant, il est question de règles de procédure fiscale, et la proposition de rectification est une formalité au sens de l’article L. 284[12], donc un tel texte trouva à s’appliquer en l’espèce.

La proposition de rectification, adressée après le 1er Janvier 2009, devait donc impérativement mentionner l’article L. 64 issu de la loi du 30 Décembre 2008, à peine d’irrégularité de la procédure. En l’espèce, elle mentionna un texte non-applicable au litige, savoir l’article L. 64 ancien.

Le Conseil d’Etat n’a point tort lorsqu’il affirme que le motif « était de nature à justifier le redressement […] avant comme après la modification de [l’article L. 64] ». En effet, avant comme après la réforme, il s’agit d’un abus de droit, et plus précisément d’une fraude à la loi, cela est indéniable. Il s’agit là du fond du Droit.

Mais la forme aurait nécessairement dû l’emporter sur le fond. Comment le Conseil d’Etat peut-il affirmer implicitement qu’un recouvrement puisse être fondé en vertu d’un texte ne produisant plus d’effet ? D’autant plus que l’article L. 64 comporte une garantie essentielle pour le contribuable, savoir, depuis la réforme, la faculté de saisir le Comité d’abus de droit fiscal – et non plus le Comité consultatif pour la répression des abus de droit –. En se fondant sur un texte abrogé – qui ne produit aucun effet –, l’Administration fiscale a nécessairement privé le contribuable d’une garantie essentielle.

Il aurait été juridiquement préférable de confirmer l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Nancy et de décharger le contribuable de l’imposition et des majorations et pénalités y afférentes, pour cause d’irrégularité de la procédure d’imposition. Mais nous noterons que l’arrêt est inédit, le Conseil d’Etat n’a donc pas souhaité poser un principe jurisprudentiel général. Ne s’agirait-il pas finalement que d’un arrêt d’opportunité, motivé par les importantes sommes d’argent en jeu ?

 

 

Vincent LEPAUL


 

 

 

 

[1] CE, 9 Octobre 2015, n°373654

[2] CE, 15 Janvier 1982, n°16190

[3] Cass, Com, 22 mars 1988, 87-10317

[4] CE, 27 Septembre 2006, n°260050

[5] CE, 23 Mai 2014, n°374056

[6] CE, 15 Avril 2011, n°322610

[7] CE, 11 Mai 2015, n°365564

[8] Article L. 64 B du Livre des procédures fiscales

[9] CAA Nancy, 21 Décembre 2000, n°96NC02140

[10] BOI-CTX-DG-20-10-20-20130329 du 29 Mars 2013

[11] CE, Ass. plén., 10 Juin 1981, n°19079

[12] CAA Bordeaux, 21 Février 2012, n° 11BX00322