Loi Sapin II et dispositifs anti-corruption étrangers : que dire de l’abandon de la transaction pénale ?

« Le commerce prospère là où la corruption recule. Il existe une relation entre l’indice de perception de la corruption d’un pays et le niveau d’investissement. Ce projet de loi aura un effet macroéconomique vertueux. » C’est en ces termes que le 30 mars 2016, Michel Sapin présentait son projet de loi « relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique », dite « loi Sapin II », adopté par l’Assemblée nationale mardi 14 juin à 304 voix pour, 199 voix contre et 45 abstentions.

Le consensus qu’a suscité le texte peut s’expliquer assez largement par la nouvelle jeunesse qu’il offre au dispositif français de lutte contre la corruption d’agents publics étrangers. C’est notamment le cas avec la création d’une Agence française anti-corruption, l’obligation faite aux entreprises d’au moins 500 salariés et dont le chiffre d’affaire est supérieur à 100 millions d’euros de mettre en place un code de conduite et des dispositifs d’alerte interne, les sanctions disciplinaires veillant à la bonne application du code de conduite par les salariés ou encore les peines d’inéligibilité sanctionnant les élus coupables de corruption, concussion ou trafic d’influence.

Sans doute, le projet constitue-t-il un véritable progrès au regard des faibles garanties qu’offre le droit français en la matière, aucune condamnation d’entreprise n’ayant jusqu’ici été prononcée par la France sur le terrain de la loi n°2000-595 du 30 juin 2000 consacrant l’infraction de corruption d’agent public étranger.


De l’utilité de la transaction pénale…

Outre ces différentes mesures, le projet de loi initial envisageait la mise en place d’un autre dispositif : la « convention de compensation d’intérêt public ». Cette transaction pénale pour faits de corruption à la française aurait permis, ainsi que le soulignait le Conseil d’État dans son avis sur le texte, de « sanctionner les entreprises ayant commis des faits de corruption et de prévenir leur récidive, sans pour autant aboutir à une condamnation pénale inscrite au casier judiciaire, afin d’éviter que ces entreprises soient automatiquement privées, du fait de la législation applicable dans certains États, d’accès aux marchés internationaux« .

Les entreprises intéressées auraient pu négocier avec le procureur de la République une convention prévoyant leur condamnation au versement au Trésor public d’une somme fonction des avantages tirés de l’infraction, allant jusqu’à 30% de leur chiffre d’affaire annuel moyen des trois dernières années. Cette condamnation aurait été assortie d’une obligation de se soumettre à un programme de mise en conformité, destiné à permettre la détection d’une éventuelle récidive dans la commission de faits de corruption par l’entreprise et ses salariés. La convention aurait été homologuée par un magistrat du siège avec, pour l’entreprise, une faculté de rétractation de dix jours à compter de cette homologation et, pour les victimes, la possibilité d’obtenir l’indemnisation de leur préjudice à l’occasion de l’instance d’homologation.

Ce dispositif ne faisait pas figure d’originalité. Il se situait même dans la droite ligne de mesures adoptées par d’autres États en vue de renforcer l’efficacité de la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers. On pense, en particulier, au United Kingdom Bribery Act (UKBA) britannique adopté en 2010, mais aussi, et surtout, au célèbre Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) américain qui permet, depuis 1977, la conclusion d’accords entre le Department of Justice (DOJ) et les entreprises suspectées de faits de corruption.

L’efficacité du FCPA est assurée par un large champ d’application extra-territorial, assurant la prééminence du rôle joué par les États-Unis dans la lutte contre la corruption internationale et permettant aux autorités américaines de transiger avec des entreprises de toutes les nationalités, moyennant le versement d’amendes considérables.

Le FCPA est extra-territorial par la compétence qu’il reconnaît au DOJ de poursuivre les entreprises coupables de corruption, concussion ou trafic d’influence selon des critères tels que l’utilisation du dollar américain à l’occasion des transactions litigieuses ou la cotation de la société mise en cause sur le marché boursier américain. Le montant des sommes versées à l’occasion des accords transactionnels passés entre l’entreprise poursuivie et le DOJ rend bien compte de la vigueur avec laquelle le dispositif entend dissuader les faits de corruption d’agents publics étrangers. On pense, en particulier, au groupe allemand Siemens, qui acceptait en 1998 de verser au DOJ et à la SEC, le régulateur financier américain, une amende de 800 millions de dollars en contrepartie de l’abandon des poursuites engagées à son encontre. De même Alstom avait-elle été amenée à versée 772 millions de dollars à la SEC dans le cadre d’une transaction conclue sur le terrain du FCPA.

Plus récent, le UKBA assortit tant les faits de corruption que l’absence de mise en œuvre des programmes de conformité (« compliance ») prévus par le texte de peines d’amende d’un montant illimité, susceptibles de frapper aussi bien les personnes physiques que les personnes morales, et de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 10 ans s’agissant des seules personnes physiques. L’extra-territorialité du dispositif se traduit, cette fois-ci, par son applicabilité à toute personne exerçant tout ou partie de son activité au Royaume-Uni, mais aussi à ses « associés » (définis en de larges termes pour comprendre aussi bien les salariés et mandataires de la société que ses filiales et consultants).

L’efficacité des accords transactionnels prévus par ces deux textes s’explique avant tout par la crainte nourrie par les entreprises coupables de faits de corruption de se retrouver un jour poursuivies par les autorités britanniques, et plus encore le DOJ américain. Aussi certaines d’entre elles préfèrent-elles conclure directement un accord avec ce dernier, sans reconnaître leur culpabilité et quitte à s’acquitter d’amendes significatives, plutôt que prendre le risque de s’engager dans des procédures plus coûteuses encore sur les plans pécuniaire et réputationnel.

…À son abandon par le projet de loi Sapin II

Fruit d’un amendement au texte déposé par la députée PS de Paris Sandrine Mazetier, la « convention de compensation d’intérêt public », quoique d’une ambition plus modeste, empruntait le principe de ces mécanismes. Le Conseil d’État, dans son avis relatif au projet de loi rendu le 10 mars 2016, s’est toutefois montré défavorable au dispositif tel qu’il était construit, considérant, après avoir rappelé que « la définition par le législateur des procédures permettant le traitement des infractions pénales doit s’inscrire dans le cadre des grands principes qui doivent gouverner l’équilibre de la procédure pénale« , qu' »en l’absence de contradiction et de débat public, l’intervention de la justice perd sa valeur d’exemplarité et la recherche de la vérité s’en trouve affectée. En outre, la victime se trouve privée d’une participation personnelle au procès pénal et son intervention est cantonnée à une demande d’indemnisation devant une juridiction civile. »

Les réticences du droit et des autorités françaises à accueillir favorablement ce que certains auteurs ont pu qualifier de « deals de justice », pourtant largement reçus outre-Atlantique, s’explique avant tout par les différences de conception de la justice pénale qui caractérisent ces modèles respectifs. Comme le fait remarquer Sarah Albertin, « la justice française tire son respect et son efficacité de sa posture institutionnelle et sacrée. Elle représente une sorte de temple qui […] se doit d’être imperméable et se défend de toute interaction qu’elle considère comme une atteinte à son indépendance » — là où la justice américaine a précisément pour force de voir avant tout le contentieux pénal comme une interaction par laquelle chacune des parties cherche à défendre au mieux ses intérêts, quitte à ce que la dimension moralisatrice et solennelle de la justice cède parfois le pas au souci de l’efficacité.

Le projet de loi Sapin II se contente, pour l’essentiel, de contraindre les entreprises d’au moins 500 salariés et dont le chiffre d’affaire est supérieur à 100 millions d’euros à mettre en place des dispositifs internes de prévention de la corruption, obligation dont la violation est assortie d’une peine d’amende pouvant aller jusqu’à 200 000€ pour les personnes physiques et 1 000 000€ pour les entreprises. Il n’est pas envisagé, en revanche, d’alourdir les peines prévues par les articles 435-1 et suivants du Code pénal sanctionnant l’infraction de corruption d’agent public étranger elle-même, lesquelles demeurent très limitées au regard des intérêts en cause et des pratiques consacrées à l’étranger.

Il ne fait aucun doute que l’obligation sanctionnée pénalement de mettre en place des mécanismes préventifs représente un progrès sensible de notre arsenal répressif en matière de corruption. Peut-être aurait-il cependant fallu aller jusqu’au bout de la logique du projet de loi, qui vise à aligner la France sur les exigences de l’OCDE et à la hisser au niveau des dispositifs prévus par d’autres États, en permettant de sanctionner de manière beaucoup plus forte la commission effective de l’infraction de corruption d’agent public étranger, et en couplant cette sanction d’une possibilité de transaction pénale.
Sans rejeter en bloc les « grands principes qui doivent gouverner l’équilibre de la procédure pénale » que mentionnait l’avis du Conseil d’État, il semble que le traitement de l’infraction de corruption d’agent public étranger doive tenir compte de son internationalisation et de sa complexification croissantes, par la mise en œuvre de dispositifs dérogatoires qui en garantissent l’efficacité. Or, s’il n’est pas interdit d’espérer que les mesures de prévention consacrées par le projet de loi Sapin II auront pour effet de limiter la commission de faits de corruption par les entreprises françaises, il semble que leur répression en aval ait vocation à demeurer l’apanage des autorités américaines, bien mieux armées pour inciter les entreprises à transiger avec elles et leur infliger de lourdes sanctions.
Il est, à cet égard, regrettable que le droit français ne parvienne pas à s’accommoder d’un compromis entre préservation des principes qui lui sont propres et nécessité de tenir compte de la physionomie contemporaine particulière de ces infractions, seul moyen pour la France de trouver à son tour une place privilégiée dans la lutte contre la corruption internationale.

Paul Oudin

Pour aller plus loin
O. Hielle, Les principales mesures du projet de loi Sapin II, Dalloz Actualités, 16 juin 2016.
Corruption, rémunération des patrons… : ce que contient la loi Sapin 2, Les Echos, 14 juin 2016.
E. Daoud et C. Le Corre, La conformité des entreprises en matière de lutte anti-corruption, AJ Pénal 2015, p. 349.
P. Roger, La loi « Sapin 2 » réconcilie la gauche, Le Monde, 6 juin 2016.
S. Albertin, Justice transactionnelle et lutte contre la corruption : à la recherche d’un modèle, AJ Pénal 2015, p. 354
J.-L. Dell’Oro, Comment les États-Unis combattent la corruption sur un mode patriotique, Challenges, 4 décembre 2014.
Avis du Conseil d’État sur le projet de loi rendu public le 30 mars 2016 :
http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Avis/Selection-des-avis-faisant-l-objet-d-une-communication-particuliere/Projet-de-loi-relatif-a-la-transparence-a-la-lutte-contre-la-corruption-et-a-la-modernisation-de-la-vie-economique
Texte du projet de loi : http://www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl3623.asp
Dossier de presse sur le volet « Mieux lutter contre la corruption » du projet de loi :
http://www.economie.gouv.fr/files/files/PDF/20160330_dp_pjl_sapin2_volet2.pdf

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