Le droit de la commande publique ou « la révolution permanente ».

Le 30 mars 2016, le Conseil d’État a rendu un avis sur le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, déjà surnommé « Sapin II » [1]. A l’instar de la loi Macron I [2], ce texte porte l’ambition de réformer une très grande diversité de domaine et, à ce titre, suscite déjà une littérature abondante [3].

Parmi les dispositions de ce projet de loi, celles relatives à la prévention et à la lutte contre la corruption, à l’enregistrement des « représentants d’intérêts » (lobbies) auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie politique (H.A.T.V.P.), comme celles relatives au dispositif de la « convention de compensation d’intérêt public » doivent naturellement susciter l’intérêt de tout citoyen ou juriste pénaliste, affairiste ou publiciste. Ce dernier aura le regard tout particulièrement porté sur les articles 15 et 16 du projet.

L’acte de naissance du code de la commande publique.

L’article 16 habilite le gouvernement à procéder par voie d’ordonnance à l’adoption de la partie législative du futur Code de la commande publique suivant la procédure de l’article 38 de la Constitution. Ce code, qui promet d’être le compagnon de route infatigable du juriste spécialiste de l’achat public, avait été annoncé, en juillet 2015, par le Ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique comme « un code unique pour les marchés publics, les délégations de service public, les concessions, les partenariats public-privé » [4].

Ce projet intervient après une profonde rénovation, effectuée dans le cadre de la transposition des directives européennes du 26 février 2014 [5], par deux ordonnances des 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, toutes deux suivies de l’adoption de leurs décrets d’application [6]. Reste donc à refondre ce récent travail normatif de grande ampleur au sein d’un code unique, tout en y intégrant les autres textes incontournables du droit de la commande publique [7].

Le champ de cette habilitation est très large, comme l’évoque l’exposé des motifs, confirmé par l’avis du Conseil d’Etat. En visant le terme de « règles », elle autorise la codification à droit constant non seulement des dispositions de nature législative ou règlementaire, mais aussi de la jurisprudence en matière de droit de la commande publique [8]. A priori, ce seront les principes les plus stabilisés de la jurisprudence qui pourront être codifiés afin de ne pas figer les règles qui sont encore susceptibles de varier devant les juridictions administratives.

En outre, l’habilitation permet au Gouvernement de modifier, corriger et même abroger des éléments de ce corpus. A cet effet, l’article vise notamment les « erreurs » éventuelles de l’ordonnancement juridique actuel. Erreurs formelles ou de plume ? Erreurs de fait, de droit ou de fond ? Certaines réserves ou critiques d’origine institutionnelle ont été émises à l’encontre du décret relatif aux marchés publics du 27 mars 2016. Le Petit Juriste s’est ainsi fait le relais [9] des recommandations de l’Autorité de la concurrence, qui, dans un avis du 15 février 2016 [10], a notamment regretté que l’article 59 du décret du 25 mars 2016 relatif à l’examen des offres ne comporte pas l’obligation de communiquer à l’ensemble des candidats la décision de l’acheteur public de procéder à la régulation d’une des offres. Les codificateurs auront ainsi pour mission de pallier les difficultés pratiques, et le cas échéant, contentieuses de l’exécution de ces nouveaux textes du droit de la commande publique.

Cependant, là où les prérogatives du Gouvernement seront les plus étendues, et potentiellement, les plus créatrices, seront celles relatives à l’article 15.

« La révolution qui vient ».

L’article 15 du projet de loi habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance « toute mesure […] tendant à moderniser et simplifier », d’une part, les règles d’occupation lato sensu du domaine public, et ce, en vue de prévoir notamment des obligations de publicité et de mise en concurrence préalable applicables à certaines autorisations d’occupation. D’autre part, le Gouvernement aura pour mission de préciser « l’étendue des droits et obligations des bénéficiaires des autorisations». Cette référence renvoie au régime de l’octroi de droits réels sur les ouvrages construits par les tiers-occupants sur le domaine public. De plus, les rédacteurs portent l’ambition de doter les transferts et cessions de propriété réalisés par les personnes publiques, d’une procédure formalisée et standardisée de mise en concurrence et publicité préalables.

Entre ces lignes, des avancées se préparent, explicitées dans l’exposé des motifs du projet de loi. Parmi elles, des mesures particulièrement attendues sont à mettre en lumière. Dans un premier temps, deux de ces mesures seront ici évoquées, quitte à ce que des articles ultérieurs puissent venir enrichir notre commentaire. L’une des annonces les plus suivies de ce projet de loi est la proposition d’harmonisation du régime de la publicité et mise en concurrence des autorisations d’occupation du domaine. Autrement plus pragmatique, la nouvelle d’une extension du régime du « déclassement par anticipation » [11], élargie aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics, répond à un vif besoin local.

La mise à plat du régime de la publicité et mise en concurrence des A.O.T.

Le régime de la mise en concurrence et publicité préalable pour la passation des autorisations d’occupation du domaine compte parmi les plus complexes qui soient. En 2009, le Petit Juriste s’était déjà avancé avec enthousiasme à écrire : « La mise en concurrence des autorisations d’occupation temporaire : une évolution achevée ? » [12]. Cet article rappelait alors le jugement du tribunal administratif de Nîmes du 24 janvier 2008, Société des trains touristiques G Eisenreich, qui jugeait : « une convention d’occupation du domaine public n’est pas exclue du champ d’application des règles fondamentales posées par le traité de l’Union Européenne qui soumettent l’ensemble des contrats conclus par les pouvoirs adjudicateurs aux obligations minimales de publicité et de transparence propres à assurer l’égalité d’accès à ces contrats, et ne peut être conclue sans formalité préalable de publicité et de mise en concurrence ».

Cette décision remarquée n’est cependant pas parvenue à fixer ce régime autour d’un principe général de publicité et mise en concurrence des occupations domaniales. En effet, le Conseil d’État a toujours réservé les cas de procédures formalisées aux seules occupations qui reposaient sur des contrats de la commande publique (concessions, délégations de service public, marché public lato sensu, ou encore baux emphytéotiques administratifs), soumis en vertu des textes à de telles obligations.

Le Conseil d’État a en ainsi jugé, dans son arrêt Ville de Paris – Association Paris Jean Bouin [13], qu’ : « aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public, ayant dans l’un ou l’autre cas pour seul objet l’occupation d’une telle dépendance ; qu’il en va ainsi même lorsque l’occupant de la dépendance domaniale est un opérateur sur un marché concurrentiel ».

Cette jurisprudence a fait l’objet de nombreuses réserves, notamment de la part du Professeur Yves Gaudemet, pour qui la mise en concurrence devrait s’imposer à « chaque fois que l’occupation est susceptible d’affecter le jeu de la concurrence » [14]. De même, le choix du Conseil d’État de considérer qu’il n’y a pas lieu de dégager un principe de transparence concernant les autorisations d’occupation du domaine public a pu surprendre au regard du droit de l’Union Européenne et notamment de la jurisprudence Telaustria [15].

Or, précisément, l’exposé des motifs du projet de loi place le cadre de l’habilitation dans une logique résolument concurrentielle. Les références de ses auteurs ne sont autres que l’avis n° 04-A-19 du 21 octobre 2004 rendu par le Conseil de la concurrence et le rapport public pour 2002, Collectivités publiques et concurrence, produit par le Conseil d’État. Ces deux textes recommandaient la généralisation de ces procédures à toutes les autorisations d’occupation du domaine public, même dans le cas où l’activité ne poursuivait pas directement de but lucratif et ne constituait pas une activité de marché [16]. La rédaction du projet de loi peut ainsi laisser présager l’abandon de la jurisprudence du Conseil d’État s’agissant de son considérant de principe énoncé dans sa décision Ville de Paris – Association Paris Jean Bouin .

De plus, le Conseil d’État a d’ores et déjà consacré l’obligation pour les gestionnaires du domaine public de ne pas attenter au droit de la concurrence (EDA [17], RATP [18]), notamment en plaçant le bénéficiaire d’une occupation domaniale dans la situation d’abuser systématiquement de sa position dominante. Le cas échéant, lorsque des textes le prévoient explicitement, le Conseil d’État veille, dans le cadre de l’exercice des voies de recours, à assurer le respect des procédures transparentes et non-discriminatoires dans l’attribution de certaines occupations [19].

Enfin, le texte de l’habilitation précise que « certaines » des occupations pourront faire l’objet d’une procédure de mise en concurrence et publicité préalable, ce qui laisse une marge de manœuvre confortable au Gouvernement pour définir et appliquer ces nouvelles procédures.

Le déclassement par anticipation ouvert aux collectivités territoriales et leurs établissements publics.

Outre l’évolution de la délivrance des autorisations, l’exposé des motifs du projet de loi Sapin 2 évoque la volonté d’ouvrir aux collectivités territoriales la possibilité de recourir au dispositif du déclassement par anticipation. Pour le moment réservé uniquement aux immeubles du domaine de l’Etat et de leurs établissements publics, en application de l’article L. 2141-2 du Code Général de la Propriété des Personnes Publiques, cette faculté permet de procéder à la vente [20], alors que la désaffectation n’a pas encore eu lieu (contrairement au principe selon lequel un bien ne peut être vendu que s’il n’est plus affecté à un service public ou à l’usage direct du public [21]).

Fortement plébiscitée, cette mesure a été notamment évoquée lors du 109ème congrès des notaires de France, consacré en 2013, aux propriétés publiques, et a fait l’objet d’une proposition de loi présentée par Madame la Députée Sophie Rohfritsch, enregistrée le 8 avril 2015 à l’Assemblée nationale.

Cette disposition apparaît comme un moyen de desserrer opportunément l’étau budgétaire et financier que connaissent les collectivités territoriales et leurs établissements publics, dans un contexte de forte réduction des dotations budgétaires, et est susceptible de relancer l’investissement public local. A cet égard, les établissements publics locaux, tels que les Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) publics rattachés à des comités communaux d’action sociale (CCAS), seront les premiers bénéficiaires de cette mesure.

En effet, le rehaussement continu des normes sanitaires et médicales rend trop onéreux la réhabilitation de nombreux centres existants. L’alternative serait alors de construire un nouveau centre neuf, en cédant les locaux anciens afin de réinvestir la somme dans la construction du nouveau. Le problème est qu’actuellement ces centres, affectés à un service public médico-social, et appartement à des personnes publiques (EHPAD publics), doivent faire l’objet d’une désaffectation, entrainant notamment l’évacuation des pensionnaires, suivie d’un déclassement formel pour être, à terme, cédés.

Ceci implique en pratique que la vente devra succéder au départ des pensionnaires. Or, ceux-ci n’ont souvent aucune solution de repli, même temporaire, de même que les EHPAD, obligés d’assurer la continuité de l’hébergement, ne peuvent proposer d’alternative à leurs pensionnaires. La vente ainsi empêchée, les EHPAD, comme les collectivités territoriales, sont dans l’incapacité de financer sur fonds propres ou par l’emprunt un tel investissement. Si les revenus de la vente ne sont pas disponibles pour l’achat et la construction du nouveau site, les EHPAD fragiles restent sans solution et feront, à terme, l’objet d’une fermeture administrative pour manquement aux derniers standards d’hygiène et de sécurité.

Si cette disposition est adoptée, la vente pourra précéder la désaffectation matérielle de la dépendance du domaine public. Ainsi, les pensionnaires pourront rester jusqu’à au maximum trois ans, à compter de cette cession anticipée, le temps de la construction du nouveau site d’accueil. Les revenus tirés de la vente anticipée du bien alimenteront bel et bien la construction d’un nouveau site, répondant à toutes les normes nécessaires pour assurer une retraite paisible à tous ses pensionnaires.

D’ici à fin 2018, ces deux ordonnances devront avoir été adoptées en Conseil des Ministres, puis déposées pour ratification au Parlement. Les débats qui se profilent, promettent au droit public de l’économie une très grande vitalité et comme le dirait Nietzche, une « grande santé ».

Adrien Hipp.

Master 2 Droit Public de l’Economie – Université Panthéon-Assas (Paris II).

[1] Elle s’inscrit dans la lignée de la loi Sapin I du 29 janvier 1993 qui poursuivait déjà ces objectifs.
[2] Loi n°2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.
[3] Voir notamment, Nohmana Khalid, Projet de loi Sapin 2 : les principales mesures pour le BTP, Le Moniteur, 30 mars 2016 ; Kami Haeri, Projet de loi Sapin II : une nouvelle forme de transaction pénale et beaucoup d’incertitudes, Dalloz actualité, édition du 31 mars 2016.
[4] http://www.economie.gouv.fr/vous-orienter/entreprises/reforme-de-la-commande-publique
[5] Directive 2014/24/UE sur la passation des marchés publics, directive 2014/25/UE à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux, directive 2014/23/UE sur l’attribution de contrats de concession.
[6] Décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics ; décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession.
[7] L’exposé des motifs du projet de loi cite notamment la loi n°75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance ou n°85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’ouvrage privée.
[8] Tant au niveau de la lettre que de la philosophie du texte, un parallèle peut être fait avec l’article 8 de la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, habilitant le gouvernement à réformer le droit des obligations.
[9] Adrien Hipp, Stéphane Naudin, Michael Rigollot, Concurrence et contrats publics : les offres non-conformes, Le Petit juriste, n°34, avril 2016, p. 12
[10] Avis n° 16-A-05 du 15 février 2016 relatif à la demande d’avis de la commune de Saint-Germain-en-Laye en ce qui concerne la conformité du traitement des offres « non conformes » en matière de commande publique au regard des règles de concurrence.
[11] Article L. 2141-2 du Code général de la propriété des personnes publiques.
[12] Florian Saguez, La mise en concurrence des autorisations d’occupation temporaire : une évolution achevée ?, Le Petit Juriste, 16 juillet 2009.
[13] Conseil d’État, n° 338272, 3 décembre 2010, Ville de Paris – Association Paris Jean Bouin.
[14] Yves Gaudemet, Traité de droit administratif Tome 2, Droit administratif des biens, LGDJ Lextenso édition, 15ème édition, 2014, p. 285.
[15] Stéphane Braconnier, Rozen Noguellou, « l’affaire Jean Bouin », RDI 2011, p.162.
[16] Le Conseil de la concurrence a ainsi tranché dans l’avis précité qu’une activité de distribution de journaux gratuits installée sur le domaine public est soumise sans réserve aux règles du droit de la concurrence.
[17] Conseil d’Etat, Section, n° 202260, 26 mars 1999, Société EDA.
[18] Conseil d’État, n°348909, 23 mai 2012, RATP.
[19] Conseil d’État, n°386979, 2 décembre 2015, Ecole Centrale de Lyon.
[20] Promesse de vente sous condition de déclassement.
[21] Article L. 2141-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.
[22] Article L. 2141-2 du code général de la propriété des personnes publiques.

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