La responsabilité du transporteur maritime face à la conteneurisation: Vers une solution contractuelle avec la clause « said to contain » ?

 

« Le conteneur est secret, inadéquat parfois et dune certaine façon criminogène ». Ainsi était caractérisé le conteneur par Yves Tassel, éminent spécialiste de droit maritime de l’Université de Nantes, dans une note sur un arrêt de la Cour de Cassation du 8 Juin 1993 [1].

Le conteneur a été « inventé » par Malcolm Mc Lean le 26 Avril 1956. Il n’a pas inventé un objet, qui existait déjà, mais son plein usage: la continuité du convoyage entre la route, le rail et la mer. Marc Levinson, auteur de « The Box »[2] , assure même que sans conteneur, il n’y aurait pas eu de mondialisation. Le conteneur est un emballage solide, inviolable et facile à manipuler. On peut affirmer qu’il a rendu le transport plus sûr pour les marchandises, notamment quant aux hypothèses de dommages, vols et avaries. Cependant, il na pas rendu le transport plus sûr juridiquement.

En 2015, le nombre de conteneurs transportés par mer devrait dépasser les 300 millions. Les opérations de manutention dans les ports sont considérablement simplifiées, les temps de chargement et déchargement des navires sont divisés par deux ou plus, ceux-ci peuvent donc effectuer un plus grand nombre de rotations. En bref, le transport maritime est plus rapide et plus rentable. La recherche constante du gigantisme est illustrée par les navires porte-conteneurs, les supertankers. J’en prends pour exemple le récent baptême du Kerguelen, dernier joyau de la CMA/CGM, le 12 Mai dernier. Il dispose d’une capacité de 17722 EVP (équivalent 20 pieds, mesure de conteneurs) et devient le plus important supertanker de la flotte de la CMA/CGM.

Le conteneur a aussi permis le développement du transport multimodal. On peut s’en apercevoir en particulier avec la multiplication des contrats de transport dits « door to door delivery », utilisant la technique d’expédition FCL/FCL [3]. L’expéditeur va remplir son conteneur et le faire transporter directement au magasin de l’acheteur sans rupture de charge, ce qui va entraîner diverses problématiques juridiques.

Le régime de responsabilité du transporteur maritime est particulier. En effet, il pèse une présomption de responsabilité sur le transporteur. Ce régime est mis à l’épreuve par l’utilisation du conteneur et le transporteur va développer des techniques d’exonération, notamment contractuelle, qui vont soulever des difficultés d’interprétation.

 

I. Le connaissement à l’épreuve de la conteneurisation

C’est lusage du connaissement qui est la pierre angulaire de la responsabilité du transporteur maritime, et c’est ce titre juridique qui va être utilisé pour essayer de lutter face à la présomption de responsabilité qui pèse sur lui. Le connaissement [4] est un titre représentatif du contrat de transport maritime. Il est particulièrement original juridiquement. Il détient trois rôles: Il est le reçu des marchandises, le titre représentatif de ces mêmes marchandises (titre de propriété qui peut être négociable), et matérialise le contrat de transport.

Son rôle de reçu des marchandises est le plus important. Le transporteur y reconnaît que telle marchandise lui a bien été confié et qu’elle était dans tel état au moment où il l’a reçu. Cest un véritable mode de preuve de l’état de la marchandise.

À l’ère du commerce international moderne, tous les opérateurs ont besoin que les choses aillent vite. Celui qui connaît la marchandise est le chargeur, et il est très fréquent que ce soit le chargeur qui rédige lui-même le connaissement, ce qui est encore plus vrai avec le système du conteneur. Il y a une impossibilité économique de prendre le temps de vérifier le contenu de tous les conteneurs ou l’état de la marchandise chargée. Le transporteur ne fait alors que signer le connaissement pour le redonner au chargeur, sans vérifier que l’état des marchandises décrit par le chargeur sur le connaissement est exact.

Le transporteur a la possibilité d’inscrire des réserves au connaissement s’il constate qu’une marchandise est endommagée lors de sa réception. Mais ce système de réserves, qui est à l’origine créé pour donner une véritable force probante au connaissement par un constat contradictoire du chargeur et du transporteur, n’existe plus en pratique pour deux raisons: Un connaissement marqué de réserves n’est pas susceptible d’attirer d’éventuels acquéreurs de la marchandise et la rapidité des opérations de chargement et de déchargement ne laissent pas le temps d’effectuer ce constat contradictoire de la marchandise.

Cela va entraîner une problématique pour le régime de responsabilité du transporteur maritime. En effet, en pratique, le chargeur empote toujours le conteneur et le livre scellé au transporteur. C’est donc le chargeur qui rédige le connaissement que le transporteur ne fait que signer. Il n’y a par conséquent aucune constatation contradictoire de l’état des marchandises.

         Malgré cela, la présomption de responsabilité pèse quand même sur le transporteur, et si les marchandises ne sont pas conformes au connaissement, sa responsabilité sera engagée.

La présomption de bon état des marchandises comme décrite au connaissement est présente dans tous les textes applicables en droit maritime: Article 3.4 de la Convention de Bruxelles du 25 août 1924 relative à l’unification de certaines règles en matière de connaissement et à l’article L5422-3 du Code des transports pour ne citer que les plus appliquées.

Le premier moyen laissé au transporteur pour lutter contre cette présomption est de prouver que le chargeur a mal empoté son conteneur. La faute du chargeur fait partie des cas exceptés, énumération de cas d’exonération de responsabilité pour le transporteur maritime[5]. La charge de la preuve pèse quand même sur le transporteur et il est très difficile pour lui de prouver un mauvais empotage par le chargeur[6], pour des difficultés pratiques bien compréhensibles. Seuls les rapports d’expertise maritime peuvent éventuellement, réussir à prouver la faute du chargeur dans l’empotage de son conteneur.

 

II. La clause said to contain face à la conteneurisation

Les transporteurs maritimes ont alors eu recours à une réserve controversée,  apparue bien avant le conteneur et malmenée au fil des jurisprudences, la clause « said to contain » (Que dit contenir) et ses soeurs jumelles à dénomination différentes, clauses « said to be » et « shipper’s load and count ». La clause « said to contain » se définit comme une réserve que les transporteurs maritimes apposent sur les connaissements pour tenter de faire échec aux déclarations du chargeur relatives au nombre de colis ou à la nature de la marchandise, moyen de preuve devenu « unilatéral » avec la conteneurisation.

Les professeurs Bonassies et Scapel, dans leur Traité de droit maritime [7] affirment que « ces clauses ont été utilisées, efficacement, au XIXème et début XXème siècle, comme de véritables clauses dirresponsabilité ». Cependant, on parle ici d’un temps que les conteneurs ne peuvent pas connaître.

Le but de cette clause, avant ou après l’apparition du conteneur, est de neutraliser les mentions portées au connaissement et leur force probante qui alourdit la présomption de responsabilité du transporteur maritime. La clause entraîne linversion de la charge de la preuve, du transporteur au chargeur. Pèsera ainsi une présomption de responsabilité pour les dommages subis par la marchandise sur ce dernier.

Ces clauses sont, tant en jurisprudence qu’en doctrine, parfois validées, parfois annulées, parfois encouragées et parfois décriées.

Les juridictions françaises ont pris pour habitude de les définir comme des clauses de style, et conséquemment de les condamner à être presque toujours nulles et sans effet en raison de leur imprécision et leur absence de motivation. Ces clauses sont considérées comme des clauses qui figurent de manière habituelle dans les actes de même nature (clause « said to contain » dans le connaissement) et qui, par suite, deviennent plutôt un usage automatique que l’expression d’une volonté expresse des parties. Par conséquent, ces clauses « said to contain » ont été frappées de nullité par de nombreuses jurisprudences, du fait de l’absence de justification de leur insertion[8] dans les contrats.

         Le doyen Rodière, auteur des lois maritimes de 1966 [9], est allé dans le sens de ces jurisprudences en déclarant en 1969: « Il ne s’agit pas de savoir si le transporteur maritime a vérifié ou a pu vérifier le contenu ; il s’agit de savoir ce qu’il a accepté d’indiquer sur le connaissement ; s’il fait confiance au chargeur au point de porter des mentions qu’il n’a pas vérifiées, peu importe : ces mentions dictent la solution » [10]. Rodière met ici en avant la discordance entre le régime de responsabilité en droit maritime et la conteneurisation. Pour appuyer son propos,  il se fondait alors sur la formule latine « Protestatio actui contraria inutiles est, et nihil operatur », soit « la réserve contraire à lacte est inopérante », en arguant que le transporteur qui s’engageait à transporter une marchandise déterminée ne pouvait pas en même temps ne pas s’y engager avec la clause « said to contain » [11].

Cependant, ces justifications sont bien minces face à la réalité juridico-pratique: On constate que l’évolution exponentielle de la conteneurisation doit être suivie d’effets juridiques, comme le presse le professeur Bonassies dans son article « le droit du transport maritime de conteneurs à l’orée du XXIème siècle » [12].

En effet, on peut facilement objecter qu’il y a dans les considérations précitées une « méconnaissance certaine des contraintes liées à la conteneurisation »[13]. Un arrêt du 29 Janvier 1980 [14], « American Legacy », rendu par la chambre commerciale de la Cour de Cassation illustre le lot d’incohérences qu’a causé l’apparition du conteneur. Le transporteur avait été assigné pour le manque d’une seule balle de coton dans un conteneur provenant des États-Unis. Le connaissement attaché à cette marchandise comportait une clause « said to contain » qui a été déclarée nulle par la Haute juridiction. Pourtant, le transporteur avait des raisons d’avoir des doutes: Le chargeur avait déjà fait des déclarations suspectes sur de précédents connaissement, il ne manquait en l’espèce qu’une seule balle de coton dans le conteneur et le conteneur a été reçu scellé par le transporteur, arrivant à destination muni de ces mêmes scellés, inviolés.

La chambre commerciale a refusé l’efficacité de la clause « said to contain » dans cet arrêt, car elle n’était pas « suffisamment motivée ». Le transporteur devrait en effet préciser dans sa réserve pourquoi il doute ou pourquoi il n’a pas eu les moyens raisonnables de procéder au contrôle du conteneur.

Cependant, et après ce constat d’adaptation très difficile du droit à un changement aussi radical du commerce international, certaines décisions se sont montrées plus en phase avec les situations pratiques. On retrouve par exemple un arrêt du 7 Octobre 2014 rendu par la Cour d’appel de Versailles [15] concernant le manquement d’environ 10 tonnes de marchandises conteneurisées. Dans le commentaire de cet arrêt, Maître Julien Lecat, avocat au barreau d’Aix-en-Provence, déclame d’emblée que « Les juges nont pas uniquement pour rôle dappliquer la règle de droit à une situation qui leur est présentée » [16] et rappelle par la suite qu’il en allait « du raisonnement juridique comme du raisonnement mathématique: au bout du compte, un contrôle de cohérence du résultat obtenu n’était jamais inutile », contrôle qui aurait certainement donné une solution bien différente à l’arrêt précité de l’American Legacy. Les juges du second degré ont renversé la présomption de responsabilité pesant sur le transporteur et ont jugé la faute du chargeur qui exonère le transporteur maritime de responsabilité. Parmi les indices relevés pour caractériser la faute du chargeur (différence entre les déclarations au connaissement et le bon de commande), on retrouve la mention de la clause « said to contain » dans la méthode habituelle du faisceau d’indice. La clause est définie dans l’arrêt de la Cour d’appel comme une mention indiquant que le conteneur a été empoté par le chargeur, auquel il a apposé lui-même les scellés et en a déclaré le poids. Le transporteur n’a effectué aucune opération sur le conteneur mis à part son chargement.

En donnant cette envergure à la clause « said to contain », la Cour d’appel de Versailles a souligné l’incohérence du régime actuel et proposé une voie aux futures décisions concernant cette clause.

En effet, des solutions s’offrent au monde maritime. Pourquoi ne pas, comme l’ont fait les juges du second degré, valider les clauses « said to contain », FCL/FCL ou similaires lorsque le chargeur a été responsable de tout lempotage et a remis le conteneur scellé au transporteur? Pourquoi appliquer le système de présomption de responsabilité du transporteur maritime aux difficultés pratiques de la vérification de la marchandise? La jurisprudence semble s’orienter doucement vers une solution plus rationnelle, mais nous pourrions espérer une nouvelle législation qui accélérerait le processus juridique face à un commerce toujours plus rapide.

On pourra alors rappeler pour conclure que la responsabilité du chargeur reste illimitée lorsque sa faute est prouvée. Une limitation de sa responsabilité a été évoquée durant les travaux préparatoire des règles de Rotterdam, mais les nombreuses dissonances ont fait que le régime est resté inchangé, au grand désarroi du professeur Philippe Delebecque[17]. Cette limitation bouleverserait certes le régime de responsabilité construit par le droit maritime, mais serait peut-être plus adaptée à un mode de transport qui s’est renouvelé, et qui nécessite des règles tout aussi mises à jour.

 

Erwan Briant

Mahé Jezequel

 

Pour aller plus loin :

  • La clause said to contain et le trafic conteneurisé, Olivier CACHARD issu du colloque franco-belge « Le conteneur dans tous ses états» 27-28 Mars 2013 DMF 07/2013, n°
  • Point de vue hérétique sur les réserves « said to contain » en droit maritime français, P.-Y. Nicolas , DMF 1996, no
  • Lamy Transports Tome 2

 

[1] Cass.com, 8 juin 1993, navire Neptune – Garnet, DMF 1994, p 359

[2] The Box. Marc Levinson, Max Milo, 2011

[3] Voir Glossaire transports, challenge-int.fr

[4] Définition et rôle du connaissement, Lamy Transports Tome 2, 2651

[5] Article 4.2 Convention Bruxelles du 25 août 1924; Article L5422-12 Code des transports

[6] CA Versailles, 12ème ch. 20/2/2003. 00/07224

[7] Traité de droit maritime, 2ème éd. Pierre Bonassies et Christian Scapel, LGDJ, 2010 §974

[8] CA Paris, 5e ch. A, 13 déc. 1995, Alianca c/ Réunion européenne; CA Paris, 9 nov. 1995, Scac Delmas Vieljeux c/ Rhône Méditerranée ; CA Paris, 5e ch. A, 30 janv. 1989, La Concorde c/ SNCDV; CA Rouen, 2e ch., 14 avr. 1994, M. Avenel et a. c/ Gan et a.

[9] Loi n°66-420 du 18 juin 1966 (JORF du 24 juin) sur les contrats d’affrètement et de transport

maritimes

[10] Rodière R., BT 1975, p. 307

[11] Ibid.

[12] P. Bonassies, Le droit du transport maritime des conteneurs à l’orée du 21ème siècle, DMF 2009, pp. 7-15

[13] R.Achard, Commentaire de l’arrêt American Legacy, DMF 1981. 259.

[14] C.Cass, Ch.com., 29 janvier 1980, 77-14.923, Bull.civ.

[15] CA Versailles, 12e ch., 7 oct. 2014, no 12/01714, Schenker c/ Laser

[16] J.Lecat, Manquants préexistant à la prise en charge d’un conteneur FCL-FCL : Faute du chargeur, DMF 2015. 765

[17] MM. Berlingieri et Delebecque, Analyses des critiques des Règles de Rotterdam, DMF 2011, 967

 

 

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