Le droit de dérogation à l’épreuve des droits individuels dans le contexte de la menace terroriste

Le terrorisme « vise à commettre des actes violents contre les civils ou des personnes ne participant pas activement à un conflit armé dans le but de semer la terreur ou d’obliger un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou omettre d’accomplir un acte, et lorsque le mobile est de nature politique, idéologique ou religieuse » [1].

Il est de l’obligation de l’Etat d’user de moyens adéquats, en vue de remédier à la menace. S’il ne le faisait pas, il contreviendrait aux articles 1 et 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui lui imposent la double obligation négative et positive de protéger la vie de toute personne placée sous sa juridiction. Les pouvoirs publics se trouvent dès lors dans l’engrenage de la lutte contre la menace terroriste et de la protection des droits individuels.

L’opposition entre le droit de la dérogation et les droits individuels est une question ancienne qui n’a rien perdu de son actualité. Leur problématique conciliation ne cesse d’obtenir un regain d’intérêt. Le droit de dérogation est l’ensemble des règles juridiques dérogatoires applicables en cas de calamité ou danger menaçant la vie de la nation. Nous en présenterons deux caractéristiques principales. La première résulte du fait qu’il est per se temporel. La seconde réside dans l’existence de garanties pour prévenir les abus dans la mise en œuvre du régime dérogatoire.

Une temporalité sujette à la menace terroriste

Le danger menaçant la vie de la nation est « une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’État » [2]. Il s’agit des hypothèses suivantes : « une armée secrète agissant en dehors de l’ordre constitutionnel et usant de la violence pour atteindre ses objectifs ; en second lieu, le fait que cette armée opérait également en dehors du territoire de l’État, compromettant ainsi gravement les relations de la République (…) avec le pays voisin ; troisièmement, l’aggravation progressive et alarmante des activités terroristes » [3].

La menace terroriste est un danger qui peut être à la fois actuel ou se faire persistant par son éventualité. En tout état de cause, le caractère contingent de la menace terroriste n’est plus à démontrer et appelle à l’extrême prudence. Cette contingence de la menace terroriste est illustrée par le juge M.G. Maridakis dans son opinion individuelle jointe à l’arrêt Lawless. Il dit ceci : « Par « danger public menaçant la vie de la nation », on entend une situation tout à fait exceptionnelle, qui met ou qui pourrait mettre éventuellement en péril le fonctionnement normal de l’ordre public établi conformément à la volonté des citoyens légalement manifestée, tant en ce qui concerne la situation à l’intérieur des frontières que les relations avec les États étrangers ».

Il appert aisément qu’aussi longtemps que persistera la menace terroriste, par cela qu’elle « met » ou « pourrait mettre éventuellement » en danger la sûreté nationale, la sécurité de la nation et des individus, les mesures dérogatoires aux droits des individus perdureront. Pour le professeur Rusen Ergec, « rien n’empêche cependant de concevoir a priori des mesures dérogatoires qui « s’éternisent » à l’instar du danger public qu’elle vise à combattre. La caractéristique première, celle de la temporalité aurait pour corollaire la persistance du péril.

Quid alors de la seconde caractéristique ?

Les garanties aux mesures dérogatoires

Le droit de dérogation exige des garanties pour prévenir des abus dans la mise en œuvre des mesures dérogatoires. Même les mesures dérogatoires des droits de l’Homme doivent nécessairement être encadrées.

Dans la décision Lawless, le gouvernement défendeur s’était prévalu de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’Homme en vue de déroger aux dispositions de son article 5. En effet, la défense s’est servit de l’article 15 qui autorise les Etats à déroger à certains droits en cas de guerre ou de danger public menaçant la vie de la nation pour ne pas appliquer l’article 5, qui prévoit quant à lui, les conditions limitatives pour qu’une détention soit légale. C’est ainsi qu’il va procéder via une loi, à la détention administrative du requérant « sans comparution devant un juge ». Une telle mesure aurait été contraire à l’article 5 de la Convention en période ordinaire, parce que ne figurant pas dans la liste exhaustive des motifs de détention prévue à cet article. Pourtant, elle va être reconnue conforme à la convention, du fait du péril que constitue le terrorisme, sévissant en 1957 en Irlande du Nord. Cette conformité est subordonnée à l’existence de garanties. La cour ne définit pas les caractéristiques de ces garanties, elle se borne à les constater. Cette réticence de la cour dans la détermination des caractéristiques du danger public menaçant la vie de la nation et des garanties devant accompagner les mesures dérogatoires réside inéluctablement dans la marge nationale d’appréciation qu’elle entend laisser aux États.

Ainsi, sans leur prescrire la marche à suivre, elle en effectue le contrôle. Après l’analyse de la loi irlandaise prévoyant la détention sans comparution devant le juge, la cour conclut qu’elle était assortie d’un certain nombre de garanties. Elle précise en effet que « l’application de la loi était soumise au contrôle permanent du Parlement, qui non seulement recevait, à des intervalles réguliers, des informations précises sur son exécution, mais qui pouvait également à tout moment, par une résolution, abroger la proclamation gouvernementale qui avait mis en vigueur ladite loi ; qu’en outre la loi (…) a prévu l’institution d’une « Commission de Détention » composée de trois membres, Commission que le Gouvernement a effectivement mis en place en y nommant avec un officier des Forces de défense, deux magistrats ; que toute personne détenue en vertu de la loi (…) pouvait soumettre son cas à cette Commission dont l’avis, s’il était favorable à la libération de la personne intéressée, liait le Gouvernement ; qu’au surplus les juridictions ordinaires pouvaient obliger, à leur tour, la Commission de Détention à exercer ses activités » [4].

Le caractère considérablement casuel des garanties offre donc aux États la latitude d’assortir les mesures dérogatoires de garde-fous de nature à éviter tout abus ou disproportion manifeste.

Dogou Jean-François Alban KOUASSI
Master II Recherche Droits de l’Homme et droit humanitaire
Université Panthéon-Assas Paris II

[1] CEDH, Saadi c/ Italie, 28 février 2008, § 17
[2 & 3] CEDH, Lawless c/ Irlande (N°3), 01 juillet 1961, req. N°332/57, § 28
[4] CEDH, Lawless c/ Irlande (N° 3), 01 juillet 1961, req. N° 332/57, § 37

Pour en savoir plus :

CEDH, Lawless c/ Irlande (N°3), 01 juillet 1961, req. N°332/57

Rusen Eregec, « Les droits de l’Homme à l’épreuve des circonstances exceptionnelles : Etude sur l’article 15 de Convention européenne des droits de l’Homme », Editions de l’Université de Bruxelles, 1987

Laurence Potvin-Solis, « La conciliation des droits et libertés dans les ordres juridiques européens », Editions Bruylant, 2012

Athanasia Petropoulou, « Liberté et sécurité : les mesures anti-terroristes et la Cour européennes des droits de l’Homme », Pedone coll. Publications de la Fondation Marangopoulos pour les droits de l’Homme, série n°19 2014

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