La loi HADOPI partiellement censurée par le Conseil constitutionnel : analyse de la décision


 

Le controversé texte de loi sur la création et la diffusion des œuvres sur Internet (loi HADOPI) vient de connaître deux rebondissements en quelques jours. Une censure partielle par le Conseil constitutionnel est en effet intervenue le 10 juin, avant que la loi ainsi révisée ne soit promulguée le 13 juin. C’est l’occasion d’un petit retour sur les modifications apportées au texte, ainsi que d’un rappel non exhaustif des techniques du juge constitutionnel.



 

 

C’est le 10 juin 2009, après trois semaines d’examen, que les neuf sages (dix, si l’on compte la présence de Monsieur Chirac) ont rendu leur décision sur le projet de loi création et diffusion des œuvres sur internet. Nul besoin de rappeler les difficultés endurées par la loi, qui est passée par une procédure législative historique due à son rejet par les députés en sortie de commission mixte paritaire et un réexamen des plus houleux (voir un article précédent du LPJ). Nul doute que cette décision était très attendue de la part des diverses parties intéressées, que ce soient les députés soutenant le texte, décriant le texte, les maisons de disque ou de production, les internautes ou bien sur, les juristes. Vous pouvez retrouver notre article concernant le contenu de la loi et les interrogations qu’elle soulève ici. Il s’agit maintenant d’analyser la décision du Conseil.

 

Il faut d’abord remarquer que la décision n° 2009 – 580 DC ici considérée ne concerne que les articles 5, 10 et 11 de la loi.

 

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A La procédure législative : considérants 2 et 3

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Les requérants ont tout d’abord contesté la procédure législative (considérants 2 et 3). C’est notamment la reprise d’un argument souvent développé par les députés opposés au texte et les associations des internautes qui est l’absence d’informations fiables sur les impacts du piratage. En effet, il a souvent été argué que les chiffres présentés à l’appui du texte de loi n’étaient pas impartiaux car réunis par les lobbies du disque et du cinéma, directement intéressés par la promulgation de la loi. La procédure législative serait donc irrégulière en ce qu’il n’y aurait pas eu la possibilité d’instaurer un débat clair et précis (au sens de la décision du Conseil constitutionnel n° 2005-526 DC du 13 octobre 2005 – Résolution modifiant le règlement de l’Assemblée nationale, dans laquelle est considéré comme nécessaire la clarté et la sincérité du débat parlementaire).

 

Pour le Conseil Constitutionnel, les assemblées ont disposé « d’éléments d’information suffisants sur les dispositions du projet de loi en discussion ». Le moyen manque donc en fait (cela signifiant que le moyen aurait pu être pertinent, mais qu’en l’espèce seulement, il n’est pas vérifié. A différencier donc du moyen irrecevable, qui lui ne peut pas être analysé par le juge car étranger à l’instance).

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B L’obligation de surveillance de l’accès à internet : considérants 5, 6 et 7

 

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L’article 11 de la loi HADOPI est consacré à la définition de l’obligation de surveillance. C’est l’un des points les plus litigieux du texte.  » La personne titulaire de l’accès à des services de communication au public en ligne a l’obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’oeuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sans l’autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II lorsqu’elle est requise « .

 

Les requérants contestent cette disposition en ce qu’elle ne serait pas réellement distincte du délit de contrefaçon, ce qui contreviendrait à l’obligation faite au législateur de définir de manière claire et précise les infractions pénales, ainsi qu’à l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi. Cet objectif est désormais régulièrement repris par le juge constitutionnel ou les requérants. Il est issu de la volonté de la juridiction de la Rue Montpensier, sous l’impulsion de son ancien président, de veiller à ce que les lois soient mieux rédigées. On voit un exemple de cet objectif à valeur constitutionnelle dans la décision du Conseil constitutionnel n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008 – Loi relative aux contrats de partenariat.

 

En l’espèce, le Conseil considère que l’infraction est définie en des termes suffisamment clairs et précis, et que dés lors, le législateur n’est pas resté en deçà de sa compétence (c’est une théorie appelée « incompétence négative » du législateur : ce dernier doit respecter les compétences que lui attribue la Constitution, et ne pas s’en décharger, par un manque de zèle ou un transfert de compétence vers le pouvoir exécutif). Le moyen est donc rejeté.

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C La répression d’un manquement à l’obligation de surveillance : considérants 8 à 20

 

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Le Conseil se livre ici à un examen des sanctions prévues en cas d’irrespect de l’obligation de surveillance, c’est à dire en cas de téléchargement illégal d’une œuvre par le biais d’un accès internet mal sécurisé par son détenteur.

 

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1) Les dispositions du texte

 

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L’article 5 de la loi met en place la Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet (HADOPI). C’est une autorité administrative indépendante, chargée « de favoriser l’offre légale des oeuvres et objets auxquels est attaché un droit d’auteur ou un droit voisin », et de « mettre en oeuvre les nouveaux mécanismes d’avertissement et de sanction administrative des titulaires d’accès à internet qui auront manqué à l’obligation de surveillance de cet accès » (considérant 4). La Haute Autorité a donc une mission qualifiable de régulation, comme la plupart des autorités administratives indépendantes, ainsi qu’une mission de répression, encore une fois de manière tout à fait classique dans ce type de structure (à titre d’exemple, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), l’Autorité de la Concurrence, l’Autorité des Marchés Financiers… ont les mêmes compétences).

 

Le Conseil liste ensuite les dispositions concernées de la loi portant sur les exonérations ou les sanctions si l’autorité constate un manquement à l’obligation de surveillance.

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Les exonérations :

 

  • Si le titulaire de l’accès a mis en oeuvre l’un des moyens de sécurisation prévus par la loi.

  • Si le téléchargement illégal est le fait d’une personne qui a frauduleusement utilisé l’accès au service de communication au public en ligne.

  • En cas de force majeure.

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Les sanctions :

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Ces sanctions interviennent après une procédure contradictoire, notamment par le biais de l’envoi par l’HADOPI à l’abonné d’une lettre recommandée.

  • Suspension de l’accès au service pour deux mois à un an, avec impossibilité pour l’abonné de souscrire un autre contrat.

  • Obligation de prendre des mesures visant à prévenir le renouvellement du manquement à l’obligation de surveillance par des moyens de sécurisation prévus par la loi.

 

Les articles suivants mettent en place la procédure et les ajustements qu’elle nécessite. Les députés développent ici plusieurs arguments à l’encontre de ces dispositions, qu’il s’agit de reprendre.

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2) La conciliation des droits opérée par le Conseil Constitutionnel

 

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Considérant 12 : Le Conseil actualise la liberté d’expression de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Selon lui, cette liberté ne peut à l’heure actuelle se passer des moyens techniques tels que l’accès à internet. Une privation de ces technologies entraînerait donc l’impossibilité de mettre en œuvre cette liberté. A noter que le Conseil avait déjà effectué une telle actualisation du principe, comme par exemple dans sa décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999 – Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. De même, il avait considéré que la radio ou la télévision étaient des vecteurs essentiels de cette liberté dans une décision n° 94-345 DC du 29 juillet 1994 – Loi relative à l’emploi de la langue française. Il a également considéré qu’une autorité pouvait avoir pour but de faire respecter cette liberté d’expression, comme par exemple à travers la garantie du pluralisme des quotidiens d’information (voir la fameuse décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984 – Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse).

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Considérant 13 : Le Conseil constitutionnel réalise ici une actualisation assez classique du droit de propriété consacré par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, pour les étendre aux droits de propriété intellectuelle. Il évoque également que la lutte contre la contrefaçon est légitime pour assurer le respect de ces droits nouveaux. On le voit par exemple dans une décision n° 91-303 DC du 15 janvier 1992 – Loi renforçant la protection des consommateurs.

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Considérant 14 : Est-ce qu’une autorité administrative, qui est indépendante et donc non soumise à une quelconque hiérarchie, peut disposer de pouvoirs de sanctions ? Le Conseil reprend ici une argumentation déjà développée pour considérer qu’une telle délégation de compétence est possible si elle est limitée dans son champ d’application ainsi que dans son étendue. C’est notamment la décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989 – Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. La loi doit veiller à ce que l’autorité soit soumise au respect des droits et libertés constitutionnellement garantis (on le voit par exemple dans la décision n° 96-378 DC du 23 juillet 1996 – Loi de réglementation des télécommunications). En particulier, l’HADOPI doit respecter « le principe de la légalité des délits et des peines ainsi que les droits de la défense, principes applicables à toute sanction ayant le caractère d’une punition » (décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006 – Loi pour l’égalité des chances (CPE, contrat première embauche, contrat de responsabilité parentale). On remarque d’ailleurs que le droit public s’oriente de plus en plus vers un contrôle extrêmement poussé de toute sanction. C’est ainsi que le Conseil d’Etat a considéré que toutes les fois où il aurait à connaître d’une sanction, il se placerait sous un recours de plein contentieux (il peut alors user de pouvoirs bien plus étendus que dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, avec des possibilités d’injonction, d’amendes, de substitution…). C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 16 janvier 2009, « Société ATOM ».

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Considérant 15 : C’est l’un des passages les plus intéressants de la décision. Depuis la mue du Conseil de la décision « Liberté d’association » du 16 juillet 1971, le contrôle substantiel de constitutionnalité qu’opèrent les neuf sages entraîne souvent une conciliation délicate entre différents droits. On le remarque par exemple concernant la loi Evin de 1991, ou les lois bioéthique de 1994. Ici encore, le Conseil doit concilier la protection du droit de propriété, notamment en ce qu’il a évolué vers des droits immatériels, avec la liberté de communication et d’expression, en ce qu’elle a aussi évolué vers des techniques elles aussi tournées vers l’immatériel. C’est finalement le noeud du problème. Si le législateur peut admettre des atteintes à la liberté d’expression pour protéger la propriété, cette liberté est l’une des plus précieuses, en ce qu’elle permet la garantie d’autres libertés, et qu’elle est à la base de la démocratie. Donc toute atteinte doit être nécessaire, adaptée et proportionnée au but recherché.

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Considérant 16 : Les compétences dévolues à l’HADOPI sont disproportionnées au regard de l’examen opéré par le juge et de la conciliation qu’il vient d’effectuer.

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Considérant 17, 18 et 19 : L’article 9 de la Déclaration de 1789 pose la présomption d’innocence. Ainsi, le législateur ne peut pas, à l’inverse, poser une présomption de culpabilité. Or l’un des principaux points de désaccord des députés sur la loi HADOPI est que c’est à l’internaute accusé de prouver qu’il a correctement surveillé son accès internet. C’est une inversion de la charge de la preuve, car c’est normalement à l’Autorité, qui accuse, d’apporter des preuves de culpabilité, et non à l’internaute d’apporter des preuves d’innocence. Le Conseil Constitutionnel censure donc les dispositions concernées des articles 5 et 11 de la loi.

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D Le respect du droit à la vie privée : considérants 21 à 31

 

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Pour les requérants, la loi conduirait à un contrôle généralisé des communications électroniques, ce qui est contraire au respect de la vie privée. Le Conseil Constitutionnel reprend au considérant 22 un raisonnement audacieux qu’il a déjà utilisé : le terme de « liberté » évoqué dans l’article 2 de la Déclaration de 1789 recouvre l’idée de droit au respect de la vie privée (voir par exemple la décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007 – Loi relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile ou la décision n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004 – Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés). Reprenant les compétences conférées à l’HADOPI et ses agents, il conclut que les informations permettant de vérifier que l’internaute est coupable de manquement à l’obligation de surveillance sont nominales et réunies par des personnes privées, ce qui est en contradiction avec le respect dû à la vie privée.

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Considérant 28 : le Conseil émet ensuite une sorte de bilan de mi-parcours : il a déjà dénié à l’HADOPI la possibilité de prendre des sanctions (comme on l’a vu précédemment par une conciliation entre propriété et liberté d’expression). Dés lors, l’autorité se cantonne à un rôle exclusivement préjuridictionnel. Il assujettit donc les actes de l’HADOPI à la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, et donc au contrôle de la CNIL. Il est important de noter qu’il s’agit d’une réserve d’interprétation : le Conseil interprète les dispositions de la loi afin de ne pas prononcer son inconstitutionnalité. C’est une pratique classique du juge constitutionnel. Ainsi, la loi ne méconnait pas le respect dû à la vie privée en tant que sa réserve d’interprétation le permet. Autrement dit, ce n’est que si les diverses autorités chargées d’appliquer la loi, et le législateur lui-même, respectent cette réserve, que la loi sera conforme à la Constitution.

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E Le renvoi à des décrets en Conseil d’Etat

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Les requérants estimaient que les renvois opérés par la loi à des décrets en Conseil d’Etat étaient en contradiction avec l’article 34 de la Constitution, qui donne compétence au législateur pour garantir les libertés publiques. Le Conseil constitutionnel estime ici que le législateur, en effectuant de tels renvois, n’a pas été en deçà de sa compétence (on retrouve l’incompétence négative), car c’est au pouvoir exécutif d’appliquer les dispositions prises par le législateur dans le cadre de sa compétence. C’est logique, le législateur définit des garanties centrales, que l’administration se charge d’appliquer, ce qui est extrêmement classique.

 

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F Remarques finales

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Les considérants 36 à 38 portent sur l’article 10. Le Conseil remarque que sa rédaction porterait atteinte à la Constitution, en ce que le Tribunal de Grande Instance aurait une compétence pour statuer en référé à la demande des propriétaires des œuvres menacées. Or de telles dispositions, ainsi rédigées, pourraient entraîner des coupures de l’accès internet à titre préventif. Le Conseil, au considérant 38, émet donc une nouvelle réserve d’interprétation et modifie donc le texte : « il appartiendra à la juridiction saisie de ne prononcer, dans le respect de cette liberté, que les mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause ». Sous cette réserve seulement, l’article 10 est conforme à la Constitution.

 

Au dernier considérant de la décision, le n°39, le Conseil ne soulève d’office aucune question de conformité à la Constitution. En effet, le Conseil n’est pas limité à la demande des parties, mais peut soulever d’office toute question de constitutionnalité qui lui semble pertinente.

 

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Conclusion

 

 

La décision sur la loi HADOPI est emblématique du rôle du juge constitutionnel. Un débat éminemment politique a divisé l’opinion. Des opposants au texte ont donc porté un débat politique sur le terrain juridique. On peut raisonnablement douter de ce type de recours, comme le fait d’ailleurs une partie de la doctrine. En effet, la loi voulait permettre à une autorité, après l’envoi de plusieurs mails et lettres d’avertissement, de couper l’accès internet de pirates présumés. Après passage devant le juge constitutionnel, le texte de loi ne permet qu’à une autorité d’envoyer des avertissements. La sanction n’est plus possible. De même, l’autorité se retrouve sous le contrôle de la CNIL, ce que n’avait pas voulu le législateur. On peut se poser la question de savoir si un juge constitutionnel peut ou non modifier de la sorte un texte pourtant approuvé par le Parlement. L’autre partie de la doctrine, celle qui considère que le juge constitutionnel prend part au processus législatif, ou en tout cas l’aiguille, (selon la théorie du Doyen Vedel) valorise ce type de recours, nécessaire à la démocratie, à la hiérarchie des normes, et rendu nécessaire par le fait majoritaire qui s’est développé sous la Ve République. Le débat reste ouvert, et ce pour longtemps encore, parce que les questions politiques qui divisent la société ont de plus en plus souvent recours à l’arbitrage du juge, auquel on reproche ensuite son immixtion.

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Antoine Faye

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Pour en savoir plus :

La décision sur le site du Conseil Constitutionnel. Il est vivement conseillé d’utiliser le cartouche en haut à droite de la page, qui regroupe énormément de sources et de documents qui ont servi au Conseil pour prendre sa décision, ainsi que pour la rédaction de cet article.

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