Droit d’asile : reconnaissance des victimes de traite comme membres d’un certain groupe SOCIAL

Alors que la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel était débattue devant le Sénat, la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) a jugé le 24 mars dernier que la traite des êtres humains devait désormais être considérée comme une persécution au sens de la Convention de Genève, dont les victimes sont des membres d’un certain groupe social (CGS). Les rebondissements qu’a connu l’affaire de la requérante, Mlle Joy A.B., illustrent la difficile application du droit d’asile aux cas des victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle.

Une victime de traite à des fins d’exploitation sexuelle

Après la mort de plusieurs membres de sa famille, Mlle Joy A.B. se voit proposer un travail en Europe, qu’elle accepte. Elle quitte l’Etat d’Ego (Nigéria) en 2009 après avoir été soumise à la cérémonie rituelle dite « juju », destinée à marquer son allégeance au réseau. Une fois à Paris, elle est forcée de se prostituer pour rembourser une dette exorbitante. En mars 2010, elle dénonce ses proxénètes, mais ses informations sont jugées inexploitables par la police. Sa famille restée au Nigéria est régulièrement menacée.

Le 18 mai 2010, l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) rejette sa demande d’asile. Dans une décision inédite rendue le 29 avril 2011 (1), la CNDA lui reconnait la qualité de réfugiée sur le fondement de l’appartenance des victimes de traite à un CGS. Elle juge que les pratiques occultes dont elle avait fait l’objet et un retour au Nigéria l’exposeraient à des persécutions qui ne se seraient pas empêchées par les autorités. Néanmoins, l’OFPRA forme un pourvoi devant le Conseil d’Etat (CE).

Les hésitations du Conseil d’Etat

Le statut de réfugié est reconnu pour les personnes qui craignent « avec raison » d’être persécutées dans leur pays d’origine. L’article 1A(2) de la Convention reconnait cinq motifs de persécution, dont l’appartenance à un CGS. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) le définit comme « un groupe de personnes qui partagent une caractéristique commune […], ou qui sont perçues comme un groupe par la société », et estime que les victimes de traite en font partie (2). La directive « Qualification » vient quant à elle définir ce qu’est une persécution, et appelle à prendre en considération les aspects liés au genre (11).

Toutefois, l’application de ces principes directeurs en droit interne était incertaine. Habituellement, la CNDA et la Commission de recours des réfugiés avant elle accordaient le bénéfice de la protection subsidiaire aux victimes de traite sur le fondement des peines ou traitements inhumains ou dégradants (3). Pour leur reconnaître la qualité de réfugié, le CE vacillait entre une approche centrée sur des caractéristiques communes (4) et une autre, plus récente, basée sur la perception sociale (5). Dans sa décision du 29 avril 2011, la CNDA se fondait sur la première (6).

Le 25 juillet 2013, le CE a annulé cette décision pour erreur de droit. Il est reproché aux juges du fond d’avoir considéré que ces femmes appartenaient à un CGS sur la base de leur statut de victimes de traite et de leur recherche active de s’en échapper, sans rechercher si la société environnante les percevait comme ayant une identité propre au sens de la convention (7). Les juges ont ainsi admis la reconnaissance du statut de réfugié pour les victimes de traite au regard de la perception sociale de ce groupe dans le pays d’origine (8).

Les victimes de traite, membres d’un certain groupe social

Suite au renvoi de l’affaire, la CNDA confirme dans sa nouvelle décision du 24 mars 2015 (9) la reconnaissance de la qualité de réfugié. Pour ce faire, elle base sa décision sur la notion de perception sociale en reprenant les dispositions de la directive « Qualification » (10). Cette dernière prévoit que les membres d’un CGS partagent une histoire commune et une identité propre dans le pays en question parce qu’ils sont perçus comme étant différents par la société environnante.

D’une part, la Cour juge que ces femmes, lorsqu’elles sont sous l’emprise d’un réseau de trafic d’êtres humains et qu’elles cherchent à en échapper, doivent être considérées comme partageant une histoire commune en raison de la soumission à un système de traite marquée à leur entrée par une cérémonie rituelle traditionnelle (le « juju »), des années d’exploitation, des démarches faites pour s’extraire du réseau et bien sûr des menaces dont elles font l’objet ».

D’autre part, la CNDA estime que les victimes de traite appartiennent à un [CGS] à cause de leur « histoire commune » et de leur « identité propre perçue comme étant différente de la société environnante ». Elle rappelle en effet qu’elles sont soumises à diverses formes de persécutions, les criminels allant jusqu’à s’en prendre à leurs familles. Elle souligne que ce trafic est un marché profitable qui bénéficie d’un climat d’impunité. Suspectées de s’être livrées à la prostitution, qui est une activité mal perçue, ces jeunes femmes retournées au Nigéria sont maintenues à l’écart. Pour la Cour, cette perception de la société environnante dans l’Etat d’Edo caractérise « une identité propre qui leur est attribuée indépendamment de leur volonté ». Elle insiste aussi tout particulièrement sur l’importance de la prise en compte du contexte sociétal et traditionnel, allant jusqu’à la qualifier le « juju » de « justice coutumière parallèle » pratiquée dans les temples de culte d’Ayelala. Venant sceller leur soumission, une remise en cause de ce serment et une émancipation du réseau les exposent à un jugement de la part de la société environnante.

La prise en compte des violences liées au genre

En se basant sur la directive « Qualification », la CNDA reconnaît ici que la traite est une persécution, et que les nigérianes victimes de traite risquent d’être persécutées dans leur pays d’origine (12). La Cour vient donc consacrer la prise en considération des violences liées au genre faites aux victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle.

Cette décision de la CNDA, qui fera surement jurisprudence, vient mettre en application le critère de la perception sociale des victimes de traite des êtres humains dans la société de leur pays d’origine pour leur reconnaître le statut de réfugié sur le motif de l’appartenance à un CGS.

Aurélien BARON

(1) CNDA, 29/04/2011, n° 10012810

(2) HCR, Principes directeurs No. 7, 07/04/2006 (HCR/GIP/06/07) http://bit.ly/1yviX26 ; confirmée dans la Position du HCR relative aux victimes de traite en France, 12/06/2012 http://bit.ly/1E2ltz5

(3) Article L712-1 du CESEDA ; Site du GISTI http://bit.ly/1HbwTzN

(4) CE, 23/06/1997, n°171858

(5) CE, 27/07/2012, n°349824

(6) PETIN (J.), « Statut de réfugié et victime de traite des êtres humains : la position du Conseil d’Etat », http://bit.ly/1b3kzpq

(7) CE, 25/07/2013, n°350661, considérant n°5 ; Site de La Cimade http://bit.ly/1zgXrcp

(8) Une approche utilisée dans CNDA, 15/03/2012, n°11017758 et CNDA, 12/07/2012, n°11026228

(9) CNDA, 24/03/2015, n° 10012810

(10) Directive 2011/95/UE « Qualification », 13/12/2011, Art. 10

(11) Directive 2011/95/UE « Qualification », 13/12/2011, Art. 9

(12) Site de La Cimade http://bit.ly/1OBNOha

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