Voie de fait : quand la Cour de cassation renonce librement à la propriété d’une partie de son champ de compétence

      Par deux arrêts, l’un rendu par la troisième chambre civile le 11 mars[1], l’autre par la première chambre civile le 19 mars 2015[2], la Cour de cassation est venue confirmer la lecture restrictive de la théorie de la voie de fait dégagée par le Tribunal des conflits dans son arrêt de principe du 17 juin 2013, Bergoend contre Société ERDF Annecy-Léman (I), et de ce fait, la réduction drastique de la compétence judiciaire, tant en matière d’atteintes aux libertés que concernant le droit de propriété (II). Ces arrêts apparaissent, dès lors, comme l’ultime occasion de s’interroger sur la pertinence et les conséquences d’une telle jurisprudence à l’heure du grand arrangement entre les deux ordres de juridiction (III).

 

I-           La reprise de la jurisprudence restrictive du Tribunal des conflits

 

     La Haute Juridiction judiciaire, dans les deux arrêts suscités, confirme explicitement son ralliement à la définition restrictive de la théorie de la voie de fait, permettant ainsi une harmonisation de cette dernière entre les deux ordres juridictionnels. À noter qu’il ne s’agit pas d’un revirement, mais simplement de sa confirmation, la première chambre la Cour de cassation ayant déjà adopté explicitement cette solution, notamment dans un arrêt du 13 mai 2014[3].

Si l’arrêt rendu par la première chambre civile, le 19 mars dernier, concernait un licenciement prononcé, selon le requérant, sur un motif discriminatoire lié à ses activités syndicales, celui rendu le 11 mars était inhérent à un litige semblable à celui qui avait été porté à la connaissance du Tribunal des conflits dans l’arrêt Bergoend susvisé. En effet, en l’espèce, la société Réseau de transport d’électricité (RTE) était accusée d’avoir pénétré illégalement sur une propriété privée, et ce, sans l’accord du propriétaire, pour y installer des pylônes devant servir à l’implantation d’une ligne à très haute tension. Si ladite société se prévalait de l’existence d’une déclaration d’utilité publique, l’autorisation temporaire d’occupation des terrains n’avait été délivrée que postérieurement à son intervention.

La Cour de cassation, dans les deux arrêts susvisés, reprend in extenso la jurisprudence Bergoend du Tribunal des conflits, en estimant qu’ « il n’y a voie de fait de la part de l’administration justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation, que dans la mesure où l’administration, soit a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de propriété, soit a pris une décision qui a les mêmes effets d’atteinte à la liberté individuelle ou d’extinction d’un droit de propriété et qui est manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative ».

On retrouve ici le basculement sémantique non négligeable issu de l’arrêt du 17 juin 2013, résidant dans la substitution à la notion de liberté fondamentale celle de liberté individuelle. Les deux arrêts confirment également que l’« atteinte grave » au droit de propriété, au sens de la jurisprudence Boussadar rendue le 23 octobre 2000, ne suffit plus à caractériser l’existence d’une voie de fait par l’administration. En d’autres termes, seule l’extinction de ce droit constitue désormais, en l’état actuel du droit positif, une voie de fait, entraînant en conséquence la compétence judiciaire. Cette énième mutation de la théorie jurisprudentielle, après l’arrêt Action Française[4], puis Boussadar[5], illustre la « plasticité » de celle-ci, qui est, selon les propos du doyen Vedel, « un caractère fondamental mais encore la raison d’être de la théorie de la voie de fait »[6].

Est-ce au nom de cette adaptabilité nécessaire que la Cour de cassation a cédé une partie de son champ de compétence au juge administratif, juge naturel du contentieux des décisions administratives[7] ? Si certains auteurs, ayant commenté les deux arrêts, ont souligné que ces derniers constituaient l’illustration la plus éclatante de l’existence d’un véritable dialogue des juges, la réalité est peut-être bien moins glorieuse. Derrière l’acceptation se cache parfois l’obligation. Ne pourrait-il alors pas s’agir de la simple application de l’article 11 de la loi du 24 mai 1872 relative au Tribunal des conflits (tel que modifié par l’article 13 de la loi du 16 février 2015[8]) qui dispose que « les décisions du Tribunal des conflits s’imposent à toutes les juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif » ?

II-          Une nouvelle définition marquant l’extension de la compétence du juge administratif

 

     Après le Tribunal des conflits, c’est bien à la Cour de cassation qu’est venu le tour de s’incliner devant les juges du Palais-Royal… Il apparaît en effet clair que la redéfinition de la voie de fait s’est faite au profit du juge administratif qui voit sa compétence de principe élargie, au détriment de la compétence exceptionnelle du juge judiciaire, et ce, notamment du fait de l’instauration, par la loi du 30 juin 2000[9], du référé-liberté permettant au juge administratif de s’ériger enfin en protecteur efficace des droits et libertés.

Si une telle rénovation de la juridiction administrative et de ses prérogatives a pu faire naître des doutes quant au maintien même de la notion de voie de fait, les travaux préparatoires, et surtout la rédaction même de l’article L.521-2 du code de justice administrative, démontrent sa subsistance puisque cette nouvelle voie de recours est vouée à réparer ou à faire cesser une atteinte aux droits et libertés causée par l’administration « dans l’exercice d’un de ses pouvoirs ». Il en résulte, dès lors, un maintien de la notion si la personne publique agit en dehors de ses prérogatives comme l’a précisé le Tribunal des conflits dans l’arrêt Boussadar rendu le 23 octobre 2000.

Le Conseil d’État a d’ailleurs, de lui-même, sans remettre en cause l’existence de la voie de fait, saisi l’occasion d’élargir sa compétence de principe en se fondant sur ses nouveaux instruments dans une ordonnance de référé-liberté rendue le 23 janvier 2013, Commune de Chirongui, dans laquelle il s’est estimé compétent pour enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte à une liberté fondamentale constitutive d’une voie de fait. Si une telle jurisprudence pouvait apparaître comme un coup d’éclat prétorien de la Haute Juridiction administrative, cette dernière a été confortée par le Tribunal des conflits qui est venu restreindre encore la notion de voie de fait. Il n’est d’ailleurs pas anodin de préciser que le membre du Conseil d’État à l’origine même de ce revirement faisait partie de la formation de jugement ayant donné naissance à l’arrêt Bergoend.

Les propos de Ronny Abraham, prononcés dès 1996, étaient donc prophétiques, lorsqu’il estimait que « l’avenir de la théorie de la voie de fait [dépendrait] directement – mais en sens contraire – de celui du référé administratif »[10]. La jurisprudence récente confirme, dès lors, le caractère fonctionnel de la voie de fait, notion dont l’objectif, selon le professeur Martine Lombard, est de « remédier rapidement et concrètement à une atteinte à une liberté fondamentale ou à la propriété, à laquelle il ne pourrait être autrement mis fin »[11].

III-        Une réduction injustifiée de la voie de fait ?

 

     La nouvelle définition de la voie de fait, largement confirmée par la Cour de cassation dans les deux arrêts du 11 et du 19 mars 2015, peut apparaître critiquable, le juge judiciaire renonçant à une partie de sa compétence en tant que gardien des droits et libertés au profit de l’ordre administratif. Bertrand Seiller avait, à l’occasion de l’arrêt du 17 juin 2013, précisé que « restreindre le champ de la voie de fait, c’est transférer au juge administratif le contentieux d’atteintes à certains droits ou libertés, dont, jusqu’à présent, la protection était supposée mieux assurée par le juge judiciaire »[12]. La précision est importante, l’ordre administratif disposant à présent de nouveaux instruments de protection efficaces, notamment au travers du référé-liberté.

Néanmoins, certaines voix s’élèvent… Nicolas le Rudulier, dans sa note sous l’arrêt rendu le 11 mars dernier par la troisième chambre civile, a souligné que certes, « la définition de la voie de fait [a été] harmonisée », mais « au risque de la restreindre excessivement »[13]. Quid alors de la protection des libertés et du droit de propriété ? N’a-t-elle pas perdu de son efficience au détriment des administrés, protégeant de manière injustifiée l’administration ?

A) La fondation constitutionnelle de la voie de fait à travers la notion de liberté individuelle

 

     À la lecture de l’arrêt Bergoend, le juriste averti remarquera inévitablement la substitution de la notion de liberté individuelle à celle de liberté fondamentale (consacrée dans l’arrêt Boussadar). Si la seconde est d’appréhension large, comme le démontre en la matière la jurisprudence dans le cadre du référé-liberté (article L. 521-2 du code de justice administrative), celle de liberté individuelle se veut bien plus exigeante, excluant par définition les libertés dites collectives. C’est ce qu’a clairement jugé la première chambre civile dans l’arrêt susvisé du 19 mars 2015, en estimant « que la liberté syndicale n’entrant pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, l’atteinte qui lui est prétendument portée n’est pas susceptible de caractériser une voie de fait ».

Il en résulte, comme l’avait déjà signalé le professeur Pierre Delvolvé dans sa note sous l’arrêt du 17 juin 2013, que « la liberté individuelle s’isole au sein des libertés fondamentales »[14]. Si une telle évolution sémantique peut être largement critiquée par les effets qu’elle produit sur la compétence judiciaire, ne peut-on cependant pas considérer, pour reprendre la brillante analyse de Pierre Delvolvé, que la redéfinition de la voie de fait conduit, certes, à une réduction de l’objet de la notion, mais permet surtout de la fonder constitutionnellement ?

En effet, l’arrêt Bergoend vient restreindre l’objet de la voie de fait, sans pour autant en modifier les conséquences, à savoir la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire, ni les modalités. Ainsi, la notion trouve toujours à s’appliquer dans deux séries d’hypothèses à savoir l’exécution forcée irrégulière d’une décision même régulière au sens de la jurisprudence de principe du Tribunal des conflits, Société immobilière de Saint-Just, rendue le 2 décembre 1902, ou d’une décision manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir de l’administration.

De plus, quant à la réduction de son objet confirmée par l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2015, elle « ramène à l’essentiel de ce qui justifie la compétence judiciaire »[15]. En effet, la notion de « liberté individuelle » renvoie directement à l’article 66 de la Constitution, que la Cour de cassation cite expressément dans l’arrêt du 19 mars 2015, et justifie de ce fait la compétence du juge judiciaire, ce dernier disposant que : « Nul ne peut être détenu arbitrairement. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».

Le Conseil constitutionnel, s’il a pu avoir une conception large des libertés individuelles en estimant qu’elles comprenaient notamment la liberté d’aller et venir, la liberté du mariage, de mener une vie familiale normale[16], a par la suite distingué ce qui relevait d’une part des libertés individuelles au sens strict, et d’autre part des libertés personnelles. Pour Pierre Delvolvé « [on] est ramené à l’essentiel : la sûreté, c’est-à-dire un état dans lequel chacun est assuré de la possession et de la protection de soi. C’est l’habeas corpus. Liberté individuelle et sûreté sont synonymes »[17].

Or, selon les termes de l’arrêt Galabert et autres, rendu par le Conseil d’État, le 20 mai 1957, elle serait atteinte notamment en cas d’emprisonnement, de séquestration, de détention, d’arrestation ou encore d’internement. D’ailleurs, il est de jurisprudence constante que toute mesure ou procédure portant atteinte à la liberté individuelle, telle que l’arrestation, ou la détention, doit être placée sous le contrôle de l’ordre judiciaire[18]. La solution confirmée les 11 et 19 mars dernier a donc « l’intérêt, non pas seulement d’une simplification contentieuse, mais, peut-être plus encore, d’une concentration conceptuelle sur ce qui est l’essentiel de la liberté individuelle : la disposition de soi »[19].

B) Le renouveau controversé de l’intangibilité absolue de l’ouvrage public

 

     « La vie d’un poteau électrique n’est pas de tout repos », ce dernier se trouvant être, « [sans] d’ailleurs non plus qu’on ait pu lui demander son avis », « l’un des principaux acteurs de la saga sur la voie de fait »[20].

En effet, la Cour de cassation, le 11 mars 2015, en confirmant la solution issue de l’arrêt rendu le 17 juin 2013, vient directement impacter le contentieux relatif aux ouvrages publics, et notamment la jurisprudence Mme Binet contre EDF rendue le 6 mai 2002[21]. Cette dernière se trouve à l’origine de la reconnaissance, par le Tribunal des conflits, du pouvoir, pour le juge judiciaire, d’ordonner la démolition d’un ouvrage public si son implantation constitue une voie de fait au sens de l’arrêt Boussadar du 23 octobre 2000.

Elle était alors apparue comme le seul tempérament au principe d’intangibilité de l’ouvrage public selon lequel : « ouvrage public mal planté ne se détruit pas ». De même, elle allait à l’encontre de la célèbre jurisprudence Consorts Sauvy contre l’État, en date du 6 février 1956, dans laquelle le Conseil d’État avait pu estimer qu’il « [n’appartenait] en aucun cas, à l’autorité judiciaire de prescrire aucune mesure de nature à porter atteinte, sous quelque forme que ce soit, à l’intégrité ou au fonctionnement d’un ouvrage public ».

Néanmoins, le juge des conflits avait estimé que malgré le principe, fondé sur la loi du 16 et 24 août 1790 et sur le décret du 16 fructidor an III, selon lequel « [l’autorité] judiciaire ne saurait, sans s’immiscer dans les opérations administratives et empiéter ainsi sur la compétence du juge administratif, prescrire aucune mesure de nature à porter atteinte, sous quelque forme que ce soit, à l’intégrité ou au fonctionnement d’un ouvrage public », il en allait autrement « dans l’hypothèse où la réalisation d’un ouvrage procède d’un acte qui est manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l’autorité administration et qu’aucune mesure de régularisation appropriée n’a été engagée ».

Cependant, compte-tenu de la nouvelle définition de la voie de fait consacrée par le Tribunal des conflits, et reprise par la Cour de cassation en mars dernier, peut-on encore considérer que l’implantation irrégulière d’un ouvrage public constitue une voie de fait ?

L’apport de l’arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation, le 11 mars 2015, réside dans le fait que l’administration ne commet plus de voie de fait en implantant irrégulièrement un ouvrage public, du moment que cela ne conduit pas à une extinction du droit de propriété. En effet, eu égard au resserrement de la notion de voie de fait, la Haute Juridiction de l’ordre judiciaire a estimé qu’il n’y avait pas d’extinction du droit de propriété et donc pas de voie de fait. L’intervention de l’administration était équivalente à une servitude qui aurait été dument compensée par une juste indemnisation financière en contrepartie.

Il en résulte que le requérant aurait dû intenter un référé-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative au sens de la jurisprudence Commune de Chirongui du 23 janvier 2013. L’arrêt s’inscrit ainsi dans la même logique que celui rendu par le Tribunal des conflits, le 9 décembre 2013, M. et Mme Panizzon, dans lequel ce dernier a estimé que lorsqu’une décision administrative porte atteinte au droit de propriété, le juge administratif est compétent « pour connaître de conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de cette décision, hormis le cas où elle aurait pour effet l’extinction du droit de propriété ».

Cette vision n’est que la confirmation de celle de l’arrêt Bergoend précité, où le juge des conflits, se fondant sur les critères de définition de l’ouvrage public tirés de l’avis Béligaud, rendu par le Conseil d’État le 29 avril 2010, avait alors estimé « qu’un poteau électrique, qui est directement affecté au service public de la distribution d’électricité dont la société ERDF est chargée, a la caractère d’un ouvrage public », mais surtout que « l’implantation […] n’aboutit pas, en outre, à l’extinction d’un droit de propriété ». En d’autres termes, l’atteinte au droit de propriété, notamment la réalisation de travaux sur une propriété privée, n’est désormais plus constitutive d’une voie de fait.

Il en résulte que le juge judiciaire, en acceptant d’adopter une définition restreinte de la voie de fait, renonce en partie à son pouvoir d’enjoindre à l’administration de détruire ledit ouvrage, mais surtout à une partie de sa compétence. La jurisprudence Binet suscitée, mise en œuvre par le juge judiciaire, semble donc définitivement entérinée par les deux arrêts rendus par la Haute Juridiction judiciaire les 11 et 19 mars 2015. Cette dernière fait donc définitivement entrer l’implantation d’un ouvrage public sur une propriété privée dans les atteintes « ordinaires »[22] au droit de propriété, et, en conséquence, définitivement sortir du champ de la compétence judiciaire le contentieux relatif aux ouvrages publics mal plantés.

Le caractère intangible de l’ouvrage public redevient dès lors absolu devant le juge judiciaire. La précision est importante, la jurisprudence Bergoend permettant cependant au juge administratif de procéder à la destruction de l’ouvrage, suivant les critères dégagés dans le célèbre arrêt Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes-Maritimes et commune de Clans rendu le 29 janvier 2003 par la Section du contentieux.

Par ailleurs, la Cour de cassation a retenu, le 11 mars 2015, reprenant mot pour mot les conclusions du juge des conflits, que « l’implantation, même sans titre, d’un ouvrage public sur le terrain d’une personne privée ne procède pas d’un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l’administration ». Selon Seydou Traoré[23], c’est l’arrêt Bergoend qui est venu consacrer « un nouveau principe général » selon lequel « [toute] implantation d’un ouvrage public se rattache à un pouvoir de l’Administration », même si l’idée était déjà largement en germe dans l’arrêt Mme Paingt contre Société RTE rendu le 18 mars 2013.

En effet, le Tribunal des conflits avait pu considérer que le fait de pénétrer « sur des parcelles appartenant [à la requérante] afin d’y établir un pylône faisant partie des ouvrages nécessaires à la réalisation de la ligne électrique à très haute tension » ne saurait être caractérisé « comme [constitutif] d’une voie de fait ». Mais surtout, le juge ajoute que ces actes « se rattachent à la mise en œuvre des prérogatives de puissance publique dont cette société est investie, pour l’accomplissement de la mission de service public qui lui est confiée par la loi ».

Tout le raisonnement est donc fondé sur l’idée que l’implantation d’ouvrages publics servant à l’exécution d’un service public se rattache nécessairement, directement ou indirectement, aux attributions de la personne publique. Peut-on trouver cette approche illégitime alors même qu’elle est fondée sur l’intérêt général ? Selon Sandra Rougé Guichard, « [il] s’agit là moins de relativiser la nature du droit de propriété dont on connaît le caractère sacré et absolu que de justifier qu’une atteinte puisse y être portée par l’Administration, et ce dans un but d’intérêt général »[24]. L’Abbé Pierre n’affirmait-il pas que « [le] droit de propriété est à la fois sacré et limité : limité par le bien commun, il ne peut être jamais invoqué contre le droit commun » ?

En réalité, une telle position apparaît s’inscrire dans les mutations contemporaines du droit de propriété, comme en témoigne la décision DC rendue le 25 juillet 1989 par le Conseil constitutionnel selon laquelle ce dernier peut connaître des « limitations exigées au nom de l’intérêt général »[25]. Pour reprendre les propos de Seydou Traoré, le juge administratif apparaît comme le gardien de l’intérêt général, voire comme « l’unique gardien de tous les ouvrages publics. Mal ou bien plantés »[26]. Il en résulterait que « l’intérêt général [serait alors devenu] aujourd’hui plus qu’hier la pierre angulaire du droit administratif »[27].

Si cette nouvelle jurisprudence semble trouver son fondement dans la notion d’intérêt général, il n’en résulte pas moins qu’elle permet de porter davantage atteinte au droit de propriété, du moins sans que le juge judiciaire puisse se saisir du litige. Or, cette solution ne « résout pas tout » selon Sandra Rougé Guichard. En effet, comment légitimer que, si l’administration agit dans le cadre de ses prérogatives sur le fondement de l’intérêt général, ce dernier « [s’impose] moins aux intérêts privés lorsqu’il y a extinction du droit de propriété que lorsqu’il y [a] une simple atteinte auxdits intérêts » ? Si la réponse est loin d’être évidente, il est possible d’estimer que s’appliquerait un principe de proportionnalité, l’extinction du droit de propriété étant une conséquence disproportionnée de l’action administrative même fondée sur l’intérêt général.

On peut cependant s’interroger sur l’ampleur de la disproportion, car si la restriction de la protection du droit de propriété semble fondée sur l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, elle va en réalité bien au-delà. En effet, il n’y a désormais voie de fait qu’en cas d’extinction du droit de propriété et non en cas de simple privation de ce dernier, et ce, alors même que l’article susvisé dispose que « [la] propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».

Comme l’a souligné le rapporteur public, Anne-Marie Batut[28], concernant l’arrêt M. et Mme P. contre Commune de Saint-Palais-sur-Mer rendu le 9 décembre 2013, « la privation du droit de propriété peut ne pas être définitive, alors que l’extinction du droit de propriété, dans les rares cas où elle est susceptible de se produire, l’est incontestablement ». Il en résulte fort logiquement que seules deux hypothèses semblent se dégager, à savoir la démolition même de l’immeuble, ou celle du titre de propriété. Pour le professeur Pierre Delvolvé, « [on] peut être réservé sur cette formulation et sur cette limitation. Il eût été plus conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel d’articuler le raisonnement sur la privation pour couvrir les seules hypothèses mais aussi toutes les hypothèses où un propriétaire est privé de son bien, autant dans son usage que dans son titre »[29].

La Cour de cassation, par les arrêts des 11 et 19 mars 2015, grave donc la nouvelle définition de la voie de fait dans le marbre mouvant que constitue le droit positif, confirmant ainsi qu’une telle théorie est bien « en voie de disparition de fait »[30] en matière immobilière, sans que soit venu pour autant le moment de prononcer son éloge funèbre. Si de nombreuses critiques continuent de s’abattre, il est également possible de considérer, à l’instar du Vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, que « [ce] resserrement révèle moins une dégénérescence de cette théorie jurisprudentielle, que son adaptation aux réalités contemporaines »[31].  La célèbre « folle du logis » de René Chapus, loin de s’être échappée, semble avoir été domestiquée et stabilisée pour l’heure, jusqu’à sa prochaine crise…

 

 

                                                                                                            Laure MENA

                                                                                                                 

[1] Civ. 3e, 11 mars 2015, FS-P+B, n° 13-24.133

[2] Civ. 1ère, 19 mars 2015, FS-P+B, n°14-14.571

[3] Civ. 1ère, 13 mai 2014, n° 12-28.248

[4] Tribunal des conflits, 8 avril 1935, Action française, Rec. Lebon p. 1226.

[5] Tribunal des conflits, 23 octobre 2000, Boussadar, Rec. Lebon, n° 3227.

[6] Georges Vedel, « La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait », CP 1950, I, 851.

[7] Au sens de la jurisprudence : CC, DC, 23 janvier 1987, loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence, n° 86-224.

[8] Loi n°2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures.

[9] Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives.

[10] R. Abraham, « L’avenir de la voie de fait et le référé administratif », L’Etat de droit, Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, éd. Dalloz, 1996, p.9.

[11] Martine Lombard, « Eloge de la folle du logis : la dialectique de la théorie de la voie de fait et du référé liberté », Liberté, justice, tolérance, mélanges en l’hommage du doyen G. Cohen-Jonathan, vol. 1, 2004, p.1132.

[12] Bertrand Seiller, « La voie de fait, en voie de disparition de fait ? » : RJEP 2013, comm. 38

[13] Nicolas Le Rudulier, « Adoption de la nouvelle définition de la voie de fait par la Cour de cassation », Dalloz actualité, 24 mars 2015.

[14] Pierre Delvolvé, « Voie de fait : limites et fondements », Note sous Tribunal des conflits, 17 juin 2013, Bergoend contre Société ERDF Annecy Léman n°3911, RFDA 2013 p. 1041.

[15] Idem

[16] CC, 13 août 1993, n°93-325 DC

[17] Pierre Delvolvé, « Voie de fait : limites et fondements », Note sous Tribunal des conflits, 17 juin 2013, Bergoend contre Société ERDF Annecy Léman n°3911, RFDA 2013 p. 1041.

[18] CC, 30 juillet 2010, n°2010-14/22 QPC

[19] Pierre Delvolvé, « Voie de fait : limites et fondements », Note sous Tribunal des conflits, 17 juin 2013, Bergoend contre Société ERDF Annecy Léman n°3911, RFDA 2013 p. 1041.

[20] Sandra Rougé Guichard, « La voie de fait au cœur du dialogue des juges », note sous Civ. 3e, 11 mars 2015, FS-P+B, n° 13-24.133, La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 16, 20 Avril 2015, act. 350.

[21] Tribunal des conflits, 6 mai 2002, 02-03.287, publié au bulletin.

[22] Seydou Traoré, « La redéfinition de la voie de fait et la résurgence du caractère absolu de l’intangibilité de l’ouvrage public », Revue Droit administratif, n°3 mars 2015, Lexis Nexis.

[23] Idem

[24] Sandra Rougé Guichard, « La voie de fait au cœur du dialogue des juges », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 16, 20 Avril 2015, act. 350

[25] Conseil constitutionnel, 25 juill. 1989, n° 89-256 DC, considérant 18.

[26] Seydou Traoré, « La redéfinition de la voie de fait et la résurgence du caractère absolu de l’intangibilité de l’ouvrage public », Revue Droit administratif, n°3 mars 2015, Lexis Nexis

[27] Sandra Rougé Guichard, « La voie de fait au cœur du dialogue des juges », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 16, 20 Avril 2015, act. 350.

[28] Rapporteur également dans l’arrêt du 17 juin 2013, Bergoend

[29] Pierre Delvolvé, « Voie de fait : limites et fondements », Note sous Tribunal des conflits, 17 juin 2013, Bergoend contre Société ERDF Annecy Léman n°3911, RFDA 2013 p. 1041.

[30] Bertrand Seiller, RJEP n° 712, octobre 2013.

[31] Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d’Etat, « Des blocs et des frontières : les juges de la légalité administrative », colloque en date du 4 avril 2014 sur le thème « L’acte administratif sous le regard du juge judiciaire » à la Cour de cassation.

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