L’arrêt Brown v. Board of Education : entre Droit et sciences sociales

Dans l’arrêt Brown v. Board of Education (1954), la Cour suprême des États-Unis met fin à la doctrine « séparés, mais égaux » (« separate but equal ») et à la ségrégation dans l’enseignement public. Si le sens de la décision ne fait plus débat, la méthode employée a été critiquée : la Cour délaisse les principes juridiques et constitutionnels pour se fonder sur des études et des données sociales.

L’arrêt Brown v. Board of Education

Les précédents

La doctrine « séparés, mais égaux » fut consacrée par la Cour suprême en 1896 dans l’arrêt Plessy v Ferguson[1]. Dans cette affaire, la Cour était saisie du problème de la ségrégation dans les transports ferroviaires. Ainsi, une loi de l’État de Louisiane obligeait les compagnies de chemins de fer à proposer deux wagons aux voyageurs : un pour les passagers blancs et un pour les passagers noirs. Un homme refusa de s’installer dans le wagon attribué aux noirs parce qu’il se considérait comme blanc. Il fut, en raison de son refus, poursuivi en justice. Au terme de cette affaire, la Cour considéra que la séparation des deux « races » ne pouvait être considérée comme « une marque d’infériorité » pour les Noirs. La ségrégation fut donc considérée comme conforme à la Constitution. En effet, selon la Cour, l’objectif des rédacteurs du XIVème Amendement de la Constitution était de garantir une égalité politique, et non sociale.

Jusqu’en 1954, la Cour suprême considéra donc qu’aucun obstacle constitutionnel ne pouvait être opposé à la ségrégation raciale. Plus précisément, pour la Cour, elle ne violait pas la clause d’égale protection des lois du XIVème Amendement. Le combat des Noirs américains pour l’égalité continua donc tout au long du XXème siècle[2]. La décision Brown v. Board of Education marqua une avancée sans pareil et l’aboutissement d’une longue lutte[3].  Elle reste à ce jour un des moments les plus importants dans l’histoire des États-Unis[4]. Toutefois, avant même la décision Brown, la Cour avait déjà entamée la doctrine « séparés, mais égaux ». D’abord, la Cour avait refusé « de rendre effectives les clauses restrictives d’accession à la propriété contenus dans le cahier des charges d’un lotissement fondées sur la race des acquéreurs »[5], dans l’arrêt Shelley v. Kraemer (1948)[6]. Ensuite, dans le domaine de l’enseignement public, la Cour appliquait strictement le principe selon lequel la ségrégation ne pouvait être constitutionnelle que si les étudiants noirs avaient exactement les mêmes opportunités que les étudiants blancs. La Cour se fit ainsi de plus en en plus sévère dans son analyse de l’égalité des conditions d’éducation. Trois affaires concernant l’éducation secondaire témoignent de ces avancées.

Dans l’affaire, Missouri ex rel. Gaines v. Canada, (1938), l’Université de Droit du Missouri refusa l’admission d’un homme noir. L’État du Missouri n’avait pas institué d’université en droit ouverte aux étudiants noirs. L’État finançait donc ceux-ci pour qu’ils aillent étudier dans d’autres États[7]. La Cour suprême considéra qu’il y avait là une discrimination, une rupture d’égalité entre les étudiants blancs et noirs. L’État se devait d’assurer les mêmes chances de réussite à tous les étudiants.

Dans Sweatt v. Painter (1950), l’Université du Texas refusa d’admettre un étudiant sous prétexte qu’il pouvait rejoindre une autre université récemment créée et destinée spécialement aux étudiants noirs[8]. Toutefois, cette autre université ne disposait pas d’une équipe enseignante à plein temps ou d’une bibliothèque. La Cour considéra qu’il y avait là une rupture d’égalité : au vu de ces éléments, les étudiants blancs et noirs ne disposaient pas des mêmes opportunités. Dans son analyse, la Cour suprême ne se limita pas seulement à des facteurs strictement matériels (la taille de l’université, le nombre de professeurs, etc.) mais utilisa aussi des facteurs plus intangibles, comme le prestige de l’université.

Enfin, dans McLaurin v. Oklahoma State Regents, la Cour s’intéressa au cas d’un homme qui avait été admis dans l’Université de l’État d’Oklahoma mais qui, puisqu’il était noir, se voyait soumis à des règles spéciales : une table à part à la cantine, un bureau attribué à la bibliothèque… la Cour jugea qu’il y avait là une rupture d’égalité car de telles contraintes ne permettaient pas d’étudier dans des conditions similaires à celles des autres étudiants, l’empêchant notamment de débattre et d’échanger avec les autres étudiants[9].

Une décision unanime

Au moment où la décision Brown est rendue, dix-sept États et le District of Columbia ont des écoles qui pratiquent la ségrégation[10]. Cinq affaires concernant des cas de ségrégation dans des écoles furent présentées à la Cour durant la session 1952-1953 au titre d’une action de groupe soutenue par la N.A.A.C.P. Les juges de la Cour suprême ne parvenant pas à se remettre d’accord prévirent un autre débat sur ces affaires en 1954 : seuls quatre des Justices pensaient alors que la ségrégation était inconstitutionnelle. Fin 1953, le Chief Justice Earl Warren fut nommé sur proposition du Président Eisenhower et les équilibres au sein de la Cour se modifièrent. Le Chief Justice parvint ainsi à convaincre les autres juges de mettre un terme à la doctrine « séparés, mais égaux ».

L’arrêt Brown fut donc une décision unanime. L’opinion majoritaire rédigée par Chief Justice Warren se fonde sur le XIVème amendement et sa clause d’égale protection des lois (Equal Protection clause) de la Constitution pour considérer que la doctrine « séparés, mais égaux » dans les écoles publiques est, en soi et pour elle-même, inconstitutionnelle.

Ainsi, dans l’affaire Brown, la Cour ne se concentre par sur les inégalités matérielles entre les écoles blanches et les écoles noires. Le Chief Justice dit ainsi « notre décision ne peut pas se borner à une comparaison terme à terme, dans chaque espèce, des conditions matérielles actuelles dans les écoles noires et les écoles blanches. Nous devons plutôt considérer les effets de la ségrégation elle-même sur l’enseignement public »[11]. Selon lui, la question est donc : « dans les écoles publiques, la ségrégation des enfants, sur le seul fondement de la race, et quand bien même les bâtiments et l’équipement ainsi que les autres conditions « matérielles » seraient égaux, prive-t-elle les enfants du groupe minoritaire de chances égales en matière d’éducation ? ». Question à laquelle, il répond tout de suite « nous croyons que oui ».[12]

Le Chief Justice, au vu de l’évolution de la place de l’éducation publique dans une société démocratique depuis 1868, considère qu’on ne peut plus se référer à l’intention des rédacteurs du XIVème Amendement. L’éducation désormais est « peut-être une des fonctions les plus importantes des États fédérés et de l’État fédéral », « le fondement même de la citoyenneté »[13].

Le Chief Justice Warren considère ensuite que « séparer [les enfants noirs] d’autres enfants du même âge et possédant des capacités similaires, simplement en raison de leur race, fait naitre en eux un sentiment d’infériorité quant à leur place dans la société, qui peut affecter leur cœur et leur esprit de manière sans doute irréversible »[14]. Il continue son analyse « peu importe l’étendue des connaissances psychologiques à l’époque de Plessy v. Ferguson, ce constat est amplement fondé sur des études modernes (modern authority) »[15]. Dans une note de bas de page (la fameuse footnote 11), le Chief Justice renvoie à un ensemble de recherches en sciences sociales, notamment aux études du psychologue Kenneth Clark relatives aux conséquences de la discrimination dans le développement personnel des enfants noirs.

Il conclut donc au nom de la Cour que, dans le champ de l’enseignement public, la doctrine « séparés, mais égaux » n’a pas sa place. La ségrégation dans les écoles publiques est intrinsèquement inégalitaire et est, dès lors, contraire à la clause d’égale protection des lois contenue dans le XIVème Amendement de la Constitution.

Les sciences sociales dans la décision

Dans son arrêt, le Chief Justice Warren fait référence à plusieurs études sociales. Ainsi, les travaux de trente chercheurs renommés, dans divers domaines, ont été présentés à la Cour suprême dans l’annexe du mémoire des défenseurs de l’intégration. Cette annexe faisait un résumé de l’état de la recherche relative à la ségrégation et ses conséquences et s’intitulait « Les effets de la ségrégation : une étude de sciences sociales »[16]. Ce sont ces données que la Cour qualifia dans son arrêt de données scientifiques modernes, de modern authority « par opposition à l’autorité traditionnelle des précédents »[17].

Le « test des  poupées »

Parmi ces études, il y avait les recherches du psychologue Kenneth Clark, réalisée avec son épouse Mamie Clark. Les deux chercheurs avait conduit un ensemble d’expériences, dont une plus connue sous le nom de « dolls test ». Ce test psychologique reste le plus célèbre des travaux présentés à la Cour. Même si le Professeur Clark présenta des tests plus pointus, l’expérience des poupées s’inscrit comme la plus frappante des expériences et a marqué les esprits. L’objectif des époux Clark était d’étudier les conséquences psychologiques de la ségrégation sur les enfants. Selon le test qu’il avait mis en place, des enfants noirs, de 3 et 7 ans, devaient identifier la couleur d’une poupée blanche, puis d’une poupée noire, dire laquelle ils préféraient, et choisir celle à laquelle ils s’identifiaient le plus. Une majorité d’enfants noirs préférait la poupée blanche et était contrariée à l’idée de ressembler à l’autre poupée. Clark conclut que la ségrégation avait des effets négatifs très importants sur le développement personnel des enfants[18]. S’exprimant aux sujets de ces recherches, Clark disait ainsi « nous étions vraiment perturbés par les résultats de nos recherches » et « nous les avons gardé pour nous quelques années », « certains de ses enfants, particulièrement dans le Nord, finissaient par pleurer quand on leur demandait de choisir la poupée qui leur ressemblait. Ils me regardaient comme si j’étais diabolique pour vouloir les mettre dans une situation si difficile. Laissez-moi vous dire, c’était une expérience traumatisante pour moi aussi »[19].

Le dolls test reste l’expérience la plus connue mais Clark trouvait lui-même le test du coloriage plus intéressant. Ce test consistait à demander à un enfant de colorier un personnage, d’abord dans la couleur qu’il préférait et ensuite en fonction de sa propre couleur de peau. Au final, des enfants capables de colorier des pommes, feuilles et autres objets dans des couleurs réelles, se coloriaient d’une couleur complètement irréaliste, en rouge par exemple. Selon Clark, l’expérience montrait que les enfants n’acceptaient leur propre couleur de peau[20].

Avant de parvenir à la Cour suprême, les études du Professeur furent mises à l’épreuve au stade de l’appel dans l’affaire Briggs v. Elliott[21], qui fut par la suite une des cinq affaires réunies par la Cour suprême sous le nom de Brown v. Board of Education. Devant la Cour d’appel (la Fourth Circuit Court), le Professeur Kenneth dût présenter ses recherches en tant qu’expert et être soumis à la phase de cross-examination, c’est-à-dire aux questions des avocats ségrégationnistes. Les avocats tentèrent de fragiliser ses recherches en remettant en cause ses méthodes. Toutefois, la critique la plus problématique (et qui inquiétait particulièrement l’avocat de l’affaire, Thurgood Marshall) reposait sur l’interprétation des résultats obtenus par Clark. Ainsi, Clark avait fait des expériences dans l’Arkansas et le Massachussetts. Or, les résultats montraient que les enfants du Sud des États-Unis préféraient moins la poupée blanche, et de façon similaire, 80% de ces enfants utilisaient un crayon marron pour colorier une représentation d’eux-mêmes. Ces résultats pouvaient être interprétés comme remettant en cause le lien de causalité entre ségrégation et rejet par les enfants de leur propre couleur de peau : les enfants des écoles séparées des États du Sud semblaient mieux s’accepter que les enfants des écoles intégrées des États du Nord. Les défenseurs de la ségrégation concluaient donc que la séparation pouvait être considérée comme plus favorable au développement psychologique des enfants, tandis que l’intégration aurait eu des conséquences négatives. Clark s’était préparé à répondre aux critiques des avocats de la partie adverse : selon lui, « ce que montrent les résultats, c’est que les enfants du Sud sont plus habitués au sentiment d’infériorité à l’égard des blancs, parce qu’ils l’ont accepté à un plus jeune âge, sans passer par le refus de l’admettre ». Dans le Nord, les enfants acceptaient moins leur condition, ce qui était positif pour Clark[22].

Ainsi, l’étude des poupées révèle la difficulté de l’appréhension judiciaire de l’étude scientifique, celle-ci pouvant être sujette à différentes interprétations. La question est alors de savoir comment le juge va faire usage de ces données modernes, complexes et susceptibles d’interprétations divergentes. Le fondement sociologique, retenu par la Cour suprême dans Brown, soulève en effet de nouvelles interrogations.

Les critiques du fondement sociologique

Les commentateurs le relèvent : l’arrêt Brown est presque entièrement fondé sur des données sociales. Pour certains, cet arrêt marque donc une avancée, c’est-à-dire l’entrée dans une nouvelle ère, celle de la coopération entre les sciences sociales, voire les sciences de façon générale, et le droit. D’autres commentateurs soulignent les dangers de cette méthode qui consiste à remplacer un fondement juridique par un fondement scientifique. Tout d’abord, ils considèrent que c’est une erreur de se fonder sur les sciences sociales pour conclure que la ségrégation est inconstitutionnelle : il aurait fallu reconnaitre le caractère fondamentalement et intrinsèquement mauvais de la ségrégation, indépendamment de ses conséquences sociales et psychologiques[23]. Ainsi, Ronald Dworkin considère que « nous n’avons pas besoin de preuve confirmant l’idée que la ségrégation est une insulte faite à la communauté Noire, nous le savons déjà »[24]. Ensuite, certains considèrent qu’il n’est pas raisonnable de fonder une décision aussi importante sur des études et des données sociologiques : la protection des droits des minorités risque ainsi d’être conditionnée par les résultats d’études scientifiques. Enfin, dans Brown, l’interprétation par la Cour des données qui lui ont été présentées est parfois considérée comme simpliste, voire comme un raccourci.

Quoiqu’il en soit, la décision Brown illustre l’utilisation par la Cour suprême de données non juridiques pour trancher un litige constitutionnel d’une importance sans pareil. La première interrogation soulevée par ce constat concerne la raison pour laquelle la Cour a refusé de se rattacher à des principes constitutionnels. On peut déjà supposer que les juges ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur le fondement constitutionnel.

Se posent aussi des questions plus larges : comment renseigner le juge sur les réalités sociales et économiques qui constituent la toile de fond du litige ? Comment garantir que le juge pourra comprendre, apprécier et utiliser correctement ces données ?

Pour conclure, on s’en remettra à la sagesse du Juge Frankfurter qui, pendant un débat à la Cour suprême, fit remarquer très justement aux avocats que « la manière d’éclairer l’esprit du juge est, comme vous le savez, un des problèmes les plus compliqués »[25].

Nolwenn BRISSIER

[1] Plessy v. Ferguson, 163 US 537 (1896).

[2] Alexis ANTOIS, « De la Reconstruction au Civil Rights Act (1865-1964) : un siècle d’avancées pour les droits des Noirs », sur le site du Petit Juriste, au lien : https://www.lepetitjuriste.fr/droit-compare/droit-public-compare/de-reconstruction-civil-rights-act-1865-1964-siecle-davancees-droits-noirs/

[3] Brown v. Board of education, 347 U.S. 483 ( 1954).

[4] Selon Louis H. Pollack, l’arrêt Brown est l’acte politique le plus important depuis la Déclaration d’Indépendance, voir : http://www.naacpldf.org/news/judge-louis-h-pollak-1922-%25E2%2580%2593-2012.

[5] Traduction d’Elisabeth ZOLLER, dans les Grands arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, Dalloz (2010), p. 288.

[6] Shelley v. Kramer, 334 U.S. 1 (1948).

[7] Missouri ex rel. Gaines v. Canada305 U.S. 337 (1938).

[8] Sweatt v. Painter, 339 U.S. 629 (1950).

[9] McLaurin v. Oklahoma State Regents, 339 U.S. 637 (1950).

[10] E. Chemerinsky, Constitutional Law : Principles and policies, Wolters and Kluwers, 4e éd., p.734.

[11] Brown v. Board of education, 347 U.S. 483 ( 1954), p. 492.

[12] Traduction d’Elisabeth ZOLLER, dans les Grands arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, Dalloz (2010), p. 288.

[13] Brown v. Board of education, 347 U.S. 483 ( 1954), p. 493

[14] Id, p. 494

[15] Id.

[16] Eleanor WOLF, “Book review: in quest of Brown’s promise: social research and social values in school desegregation”, 58 Wash. L. Rev. 129 (1982).

[17] Elisabeth ZOLLER, « Le juge et les faits sociaux au XXIème siècle », in Le moment 1900, op. cit. p. 364.

[18]Voir sur le site du “NAACP Legal Defense and Educational Fund”, http://www.naacpldf.org/brown-at-60-the-doll-test.

[19] Richard KLUGER, “Simple Justice: The History Of Brown v. Board of Education and Black America’s Struggle For Equality” (Alfred A. Knopf ed.) 1976, p. 318.

[20] Compte rendu de l’interview du professeur Kenneth Clark pour le documentaire « Eyes on the Prize » http://digital.wustl.edu/e/eop/eopweb/cla0015.0289.020drkennethclark.html.

[21] Briggs v. Elliott, 342 U.S. 350 (1952).

[22] Richard KLUGER, Simple Justice: The History Of Brown v. Board of Education and Black America’s Struggle For Equality, op. cit, p. 356-355.

[23] David L. FAIGMAN, « Normative Constitutional Fact-finding »: Exploring the Empirical Component of Constitutional Interpretation, 139 U. Pa. L. Rev. 541 (1991), p. 566.

[24] Ronald DWORKIN, LAW’s EMPIRE 381-92 (1986), comme cité par le Professeur Faigman, David L. FAIGMAN, « Normative Constitutional Fact-finding »: Exploring the Empirical Component of Constitutional Interpretation, op.cit., p. 567.

[25] Eleanor WOLF, “Book review: in quest of Brown’s promise: social research and social values in school desegregation”, op. cit., p. 129.

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