La mémoire dans l’ordre constitutionnel à l’épreuve du Conseil d’État

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Saisi d’une QPC tendant à contester la constitutionnalité de la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, le Conseil d’État a refusé, le 19 octobre dernier, de la transmettre au Conseil constitutionnel au motif que, n’ayant pas de portée normative, la disposition législative ne s’appliquait pas au litige au sens de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958. Le juge administratif s’aligne donc et sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel et sur celle de la Cour de cassation, au détriment malheureusement de l’ordre constitutionnel.

Qui a dit que les démocraties n’avaient pas d’histoire ? Si jusqu’à 1789, le droit était valide en vertu de faits situés dans le passé[1], désormais notre époque est en révolution permanente et, comme le soulignait François-Auguste Mignet (1796-1884), journaliste mais également historien et conseiller d’État, « en temps de révolution, tout ce qui est ancien est ennemi ».

Néanmoins, 1789 et les années suivantes n’ont pas voulu faire de la France une démocratie. Et si la table rase dans le cadre d’un processus de régénération de l’homme et de la société qui l’entoure fut entreprise dès les premiers instants par les révolutionnaires français, force est d’admettre que l’aspiration à la stabilité, aussi bien sur le plan politique que juridique, s’est rapidement fait sentir.

Par conséquent, si, comme l’avançait Napoléon en 1799, « [la Révolution] est finie », il faut croire qu’il y a un peu de vrai dans tout cela puisque, depuis 1990, elle semble avoir laissé place à la mémoire, laquelle recommence à nous hanter au point d’entrer frontalement en conflit avec l’une de nos plus grandes libertés, celle de s’exprimer. Ainsi, le Parlement français a pris sur lui de légiférer sur l’histoire en adoptant un nouveau type d’acte que l’on qualifie de lois mémorielles.

Loi mémorielle, un acte sans norme[2]

Les lois mémorielles sont des actes législatifs qui, portant sur des faits historiques, ont pour objet de faire pénitence à raison de certains comportements que la France ne tolère plus et qu’elle condamne au moment où elle adopte le texte. Certaines d’entre elles sont même accompagnées d’un régime répressif allant jusqu’à l’emprisonnement. Il y a actuellement quatre lois de ce type en vigueur.

La première, la loi dite Gayssot[3], du nom du député qui fut à l’initiative de sa proposition, dénonce et condamne le négationnisme, c’est-à-dire le fait de nier ou de minimiser les crimes contre l’humanité reconnus et punis par le Tribunal militaire international de Nuremberg (1945-1946) après les terribles événements de la Seconde Guerre mondiale.

La deuxième loi[4], dans une formule laconique et qui d’ailleurs demeure le texte le plus court actuellement publié au Journal officiel de la République française[5], reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. Elle n’entraîne en revanche aucune sanction pénale.

La troisième, dite loi Taubira[6], dénonce et condamne en tant que crime contre l’humanité le passé esclavagiste de la France et prévoit d’intégrer au sein des programmes scolaires l’étude de la traite négrière depuis le XVe siècle. Elle vient également renforcer la répression et les poursuites des personnes responsables de crimes et délits commis par voie de presse prévues par le Chapitre V de la loi du 29 juillet 1881 et instaure un comité chargé d’organiser des journées commémoratives, la première ayant eu lieu le 10 mai 2006 sous la présidence de Jacques Chirac au palais du Luxembourg[7].

Enfin, la dernière loi mémorielle à ce jour, dont la plupart des dispositions ne sont actuellement plus en vigueur, est celle du 23 février 2005 et porte sur la reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés[8]. Celle-ci, outre l’enveloppe budgétaire de près d’un milliard d’euros prévue pour financer les mesures destinées à indemniser les harkis et les rapatriés d’origine européenne, introduisait dans les programmes scolaires le « rôle positif » de la présence française outre-mer et réprimait les injures ou diffamations proférées à l’encontre de harkis vrais ou supposés[9].

Autant dire que cette dernière, comme les trois autres d’ailleurs, a suscité de vives critiques de la part d’hommes et de femmes politiques, mais également de juristes et bien sûr d’historiens. Même si les intentions à l’origine étaient globalement honorables, certaines maladresses en ont peut-être trahi d’autres qui l’étaient nettement moins.

En tous les cas, l’émotion palpable dont il est difficile de déterminer le moment paroxystique avait fini par retomber puisqu’on pensait que le thème des lois mémorielles, sur lequel on avait déjà tout dit, avait été réglé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel du 28 février 2012[10].

À travers celle-ci, pour reprendre les mots du regretté Professeur Guy Carcassonne, les Sages de la rue de Montpensier « avaient soldé de tout compte les lois mémorielles »[11]. En effet, rappelons qu’il avait été question d’adopter un texte visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi. En l’occurrence, le génocide arménien, sans être directement mentionné, était véritablement au cœur du débat.

Saisi par soixante députés et soixante sénateurs, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’ « une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi [et] qu’en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication » (considérant 6).

S’inscrivant dans la conception classique qu’on a de la loi en France, c’est-à-dire celle qui doit, selon l’éminent juriste Portalis (1746-1807), « permettre ou défendre, ordonner, établir, corriger, punir ou récompenser » – caractères dont le Conseil constitutionnel veille scrupuleusement au respect depuis 2004[12] –, cette jurisprudence vient rappeler surtout l’un des objectifs majeurs assignés au législateur, celui d’assurer à la loi une certaine qualité rédactionnelle.

D’autant que si le Conseil d’État a rappelé « que le citoyen ne prête plus une oreille attentive à une loi qui bavarde trop[13] », il serait doublement regrettable pour lui que cette même loi portât atteinte à une liberté qui, pour le coup, intéresse chacun d’entre nous, la liberté d’expression et de communication figurant à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, partie intégrante du bloc de constitutionnalité.

Le Conseil constitutionnel a donc tout naturellement censuré ce texte par la voie du contrôle de constitutionnalité a priori. En d’autres termes, si la protection des libertés publiques relève bien du domaine de la loi[14], il n’en est pas de même s’agissant de la reconnaissance de faits historiques, surtout si cela nuit à la protection ci-devant mentionnée.

De toute évidence, et à l’appui de cette jurisprudence, il faut souligner que, dès lors que le Parlement français souhaite exprimer un sentiment tout en évitant de s’ériger pour autant en historien, juge ou pénitent, il peut le faire par des résolutions qui, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, sont prévues à l’article 34-1 de la Constitution.

Le juge judiciaire s’appuie audacieusement sur la jurisprudence constitutionnelle

Toujours dans le cadre de la révision de 2008, le constituant a également introduit un nouveau mécanisme permettant cette fois-ci à tout justiciable de contester une loi déjà entrée en vigueur en soulevant, au cours de l’instance, dans un écrit distinct et motivé, une Question prioritaire de constitutionnalité –  le fameux acronyme « QPC »[15].

Avant que le Conseil constitutionnel ne puisse toutefois se prononcer, la procédure de transmission prévoit un filtrage opéré par la Cour de cassation ou le Conseil d’État, lesquels sont tenus de vérifier que la disposition législative contestée est bien applicable au litige, qu’elle n’a pas été déjà déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel – sauf changement de circonstances – et que la question présente un caractère sérieux[16].

À cette occasion, la Cour de cassation a été la première à être sollicitée s’agissant d’une loi mémorielle puisque était contesté un article de la loi Gayssot du 13 juillet 1990. Le juge judiciaire a néanmoins refusé le renvoi de la QPC devant le Conseil constitutionnel au motif qu’elle ne présentait pas un caractère sérieux[17]. Abondamment commentée, cette jurisprudence n’en a pas moins empêché le juge constitutionnel de contrôler la conformité de cette loi avec la Constitution.

En réalité, cela a tout de même permis de distinguer ce qu’est une loi mémorielle dont le caractère inconstitutionnel est assez sérieux pour aller jusqu’à saisir le juge de la Constitution. Ainsi, la loi Gayssot, qui fait référence à des crimes reconnus comme tels par les juges après 1945, avait pour ambition de faciliter le recours des personnes ou groupes de personnes victimes de diffamation, d’injures raciales ou d’incitation à la haine proférées par des auteurs de thèses négationnistes. L’objectif est donc de conforter un droit subjectif et, à la longue, cette loi aurait vocation à disparaître avec la dernière personne susceptible d’être atteinte directement ou indirectement par une expression négationniste[18].

Les lois ultérieures, celles relatives à l’esclavage et aux génocides, ont un tout autre but, celui-là plus objectif. Elles consistent à affirmer une réalité historique et à en interdire la négation. En procédant de la sorte, le législateur se fait simplement historien et impose une pensée officielle tout en se plaçant en contradiction directe avec ce qui fonde l’esprit démocratique.

En revanche, si le Conseil constitutionnel a pu exercer son contrôle sur la loi réprimant la contestation des crimes de génocide en 2012 et reconnaître l’absence de caractère normatif de la loi de 2001 (cf. supra), la Cour de cassation s’est entièrement alignée sur cette jurisprudence et a, par là-même, conforté la portée générale du considérant énoncé par le juge constitutionnel.

En effet, en 2013, saisie en cassation par un requérant condamné pour délit d’apologie de crime contre l’humanité parce qu’il avait tenu, sur un plateau de télévision antillais, des propos tendant à faire ressortir les avantages que pouvait présenter selon lui l’esclavagisme, la Cour de cassation a repris in extenso le contenu de la décision du 28 février 2012 pour casser l’arrêt de la cour d’appel de Fort-de-France.

Ce faisant, le juge suprême de l’ordre judiciaire travestit grossièrement les traits de la jurisprudence du Conseil constitutionnel – qui portait, rappelons-le, sur le caractère normatif de la loi reconnaissant le génocide arménien – pour nier la normativité de la loi portant sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

Solution pour le moins audacieuse car, si l’on comprend bien que, par souci de l’unité de l’ordre juridique, les juges ordinaires collaborent de plus en plus étroitement avec le Conseil constitutionnel, en respectant notamment l’autorité de ses décisions[19], le juge constitutionnel avait néanmoins tenu pour « a-normative » une disposition législative reconnaissant un « crime de génocide »[20] et non pas un crime contre l’humanité[21]. Or, on sait que juridiquement, ces deux crimes n’ont pas la même signification et que l’esclavage ne se définit pas à travers le prisme d’un génocide.

Évidemment, il n’est pas question ici de comparer ou de graduer tel ou tel crime car il ne s’agit pas d’établir un jugement de valeur, lequel n’a pas sa place en droit. C’est en usant simplement du procédé de la taxinomie, qui caractérise si bien le travail du juriste, qu’il convient de distinguer parmi plusieurs objets juridiques ceux qui doivent entrer dans la catégorie qui leur est juridiquement propre.

En l’occurrence, ici, la décision du juge ne pêche pas par confusion mais semble s’arrêter à la seule présence d’un verbe, celui-là même qui fut utilisé un an auparavant par le Conseil constitutionnel, à savoir le verbe reconnaître. Toutefois, si la loi l’emploie tantôt pour le génocide arménien tantôt pour la traite et l’esclavage, le premier n’est suivi d’aucune qualification juridique alors que pour les seconds, le texte nous dit qu’ils constituent un crime contre l’humanité.

La transposition de la jurisprudence de 2012 dans cette affaire arrange à première vue celle de la Cour de cassation qui, sans prendre véritablement position, emploie très largement la jurisprudence servie par le Conseil constitutionnel. En revanche, constatons que si nous avons affaire à des textes sans portée normative, de vraies questions juridiques et contentieuses se posent.

C’est sans doute que le caractère non normatif des lois mémorielles n’est pas si évident. Comme le souligne Denys de Béchillon, un énoncé simplement descriptif par un acte juridique n’est jamais une description pure et s’accompagne toujours d’un effet de type prescriptif[22].

Ainsi, le qualificatif juridique de crime contre l’humanité est tel qu’on ne peut y revenir sauf à voter une loi contraire.

De plus, il semblerait que les juges ordinaires s’inscrivent dans une politique jurisprudentielle globale tendant à nier de manière générale le caractère normatif des lois mémorielles. Par ce biais, toute prétention du législateur en ce domaine se trouve découragée d’avance. Le problème est que, si l’on parvient à éviter l’adoption de nouveaux textes en la matière, cela ne doit pas empêcher le juge constitutionnel de se saisir des textes déjà adoptés car il est et il reste juridiquement le seul qui puisse nous donner une réponse définitive sur le plan constitutionnel et purger l’ordre juridique de toute inconstitutionnalité.

Ce que tend à confirmer la récente décision du Conseil d’État[23] est que l’accès au juge constitutionnel est définitivement obstrué.

Le Conseil d’État se facilite la tâche et par là même, celle de son « voisin de Palais[24] »

Bien plus qu’on ne saurait se l’avouer, la question des lois mémorielles n’est pas dénuée d’acuité. Au contraire, et cette année 2015 nous le rappelle tout particulièrement. En janvier tout d’abord, les attentats perpétrés dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo ont été dirigés contre l’une des plus précieuses libertés en démocratie, la liberté de s’exprimer et de communiquer qui n’est pas sans lien avec les lois mémorielles qui, potentiellement, l’incriminent. Aussi, cet acte de terrorisme est la preuve que la liberté, en tant que telle, est un combat de chaque jour.

Ensuite, au mois d’avril, nous commémorions le centenaire du génocide arménien ; celui-là même que la loi du 29 janvier 2001 reconnaît publiquement à travers son unique disposition. C’était alors l’occasion de souligner que la Turquie, principal protagoniste, s’obstine à nier la part qu’elle a prise dans ces massacres.

Au niveau international, il était intéressant de voir ce que le sujet recouvre d’actualité. Le Parlement autrichien s’est saisi de l’affaire, ce qui n’a pas manqué de mécontenter la politique turque[25], tandis qu’outre-Rhin, les Allemands, à travers leur président Joachim Gauck, firent leur travail de mémoire en parlant de « coresponsabilité voire de complicité »[26].

En France également, l’existence de la loi sur le génocide arménien peut continuer à alimenter le débat tant au niveau national que sur la scène internationale. N’est-ce pas assez maladroit diplomatiquement parlant de légiférer sur un sujet avec lequel on sait pourtant que le principal intéressé – la Turquie – a tant de mal à composer politiquement ? Quelle est notre part de responsabilité, sinon en tant que nous appartenons à une communauté internationale, expression qui soit dit en passant n’a pas juridiquement de réalité concrète ?

De même, le Parlement, lieu où s’expriment les volontés de la Nation souveraine, n’a pas vocation à remplir des fonctions diplomatiques puisque, n’en déplaise à l’actuel président du Sénat[27], cela relève principalement de la compétence du Président de la République. Comme le disait le doyen Vedel, « une diplomatie de forum est grosse de péril et d’insuccès »[28].

En dehors de ces questions d’ordre moral et politique, la pratique juridique quotidienne a confronté le juge administratif à une autre réalité qui n’est pas différente dans son essence mais particulière dans la manière avec laquelle il faut l’aborder, à savoir la réalité contentieuse.

En effet, dans le cadre de la réforme des collèges, qui vient modifier les enseignements du second degré et notamment le programme d’histoire-géographie, l’article 3 de l’arrêté ministériel du 12 juin 2015[29] est venu modifier celui du 15 juillet 2008 fixant le programme d’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique pour les classes de sixième, cinquième, quatrième et troisième du collège. Il y introduit parmi le thème « Guerres mondiales et régimes totalitaires » l’étude du génocide arménien en vue de donner la capacité aux collégiens d’expliquer cet évènement historique comme une manifestation de violence de masse.

Contraire aux vues que l’Association pour la neutralité de l’enseignement de l’histoire turque dans les programmes scolaires cherche à défendre, cette dernière a donc attaqué l’arrêté ministériel devant le Conseil d’État, compétent en premier et dernier ressort[30]. Elle en a profité pour rédiger un mémoire distinct tendant à transmettre au Conseil constitutionnel une QPC aux fins de confronter la loi reconnaissant le génocide arménien à la Constitution et parvenir sans doute à son abrogation.

Le Conseil d’État, conformément à la jurisprudence constitutionnelle de 2012, retient qu’ « une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide n’a pas de portée normative » et que, par suite, les dispositions de la loi de 2001 ne sont pas applicables au litige. Il rejette donc la demande de renvoi.

Certes, le juge administratif se fie ici à sa propre jurisprudence[31], selon laquelle une « disposition dépourvue de portée normative ne saurait […] être regardée comme applicable au fond du litige » au sens de la condition à remplir prévue par l’ordonnance de 1958 et permettant de renvoyer une QPC au Conseil constitutionnel[32]. En effet, le Conseil d’Etat avait décidé en 2011 de retenir cette solution s’agissant d’une loi de programmation, celle-ci ne se bornant qu’à fixer des objectifs à l’action de l’État. Par conséquent, dès cet instant de notre analyse, il faut concéder au juge administratif qu’il n’aurait pu, sans se contredire, emprunter une voie inverse pour l’espèce à laquelle il eut affaire le 19 octobre dernier.

De même, et le juge judiciaire l’a devancé en la matière, il reconnaît indirectement l’autorité de la décision du Conseil constitutionnel puisqu’il reproduit mot pour mot le motif exposé à travers le considérant 6 de la décision du 28 février 2012.

Toutefois, le juge administratif se garde bien dans un premier temps de mentionner expressis verbis ladite décision, que ce soit dans les visas ou dans le corps même de l’arrêt. Il ne parle évidemment pas de l’autorité de chose jugée par le Conseil constitutionnel, autorité qui, soulignons-le, est reconnue de manière absolue par le Conseil d’État tant pour ses réserves d’interprétation[33] que pour ses interprétations par ricochet[34].

En procédant comme il l’a fait, le Conseil d’État a également obstrué la voie menant à l’office du juge constitutionnel, seul à même de déclarer une loi inconstitutionnelle. Ainsi, on peut dire que pour le juge administratif, la jurisprudence du Conseil constitutionnel lui permet de ne pas s’avancer davantage sur un véritable débat de fond. En renvoyant la QPC devant le Conseil constitutionnel, il aurait toutefois manifesté son attachement à un ordre constitutionnel purgé de tout acte qui lui serait contraire.

Mais aussi, et du même coup, pour des raisons pratiques et de bonne administration de la justice, le Conseil d’État évite d’encombrer le Conseil constitutionnel, lequel a déjà dévoilé son approche quant au statut des lois mémorielles ne faisant que reconnaître un génocide.

Conséquemment, mais cette fois-ci pour des raisons politiques, il n’invite pas le juge de l’aile Montpensier à déclarer inconstitutionnelle la loi de 2001, chose que ce dernier a refusé de faire en 2012 et qu’il ne cache pas dans le commentaire institutionnel de la décision. En effet, si, à travers celle-ci, le Conseil constitutionnel a censuré la loi tendant a réprimé la contestation des génocides, il n’a en revanche que constaté l’absence de normativité de la loi de 2001 sans y toucher pour autant.

On sait pourtant que le Conseil constitutionnel, depuis sa jurisprudence dite néo-calédonienne[35], avait accepté de se prononcer sur un texte déjà entré en vigueur et pour lequel il n’avait donc pas été saisi directement mais dont la loi déférée devant lui tendait à compléter, affecter ou modifier le domaine.

Néanmoins, la loi déférée ne se rapportait nullement à la loi reconnaissant le génocide arménien mais avait une portée beaucoup plus générale puisqu’elle concernait tous les crimes de génocide. Il était donc difficile de lier juridiquement les deux pour aboutir à une censure de la loi de 2001. De toute évidence, une fois la loi déférée censurée, elle n’affectait, ni ne modifiait et encore moins ne complétait la disposition de 2001. Il a donc préféré se fonder sur la liberté d’expression pour censurer la loi déférée et seulement déclarer la loi reconnaissant le génocide non normative.

Le problème demeure malgré tout. Pour les juristes, il y a dans l’ordre juridique un texte dépourvu de valeur normative que les juges s’obstinent à reconnaître comme tel mais auquel aucun ne croit bon de permettre l’accès dans le cadre d’un contentieux d’inconstitutionnalité. Au-delà du symbole que représente un tel acte, il n’en reste pas moins, au regard de la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel depuis 2004, incompatible avec les prescriptions de la Constitution[36]. Et ce constat, limpide et scandaleux pour les uns, s’avère manifestement obscur et dangereux pour d’autres. Pour preuve, les contentieux engagés depuis 2012 et reposant sur l’idée qu’un droit quelconque puisse être accordé sur le fondement même de lois indubitablement inconstitutionnelles !

Matthieu BERTOZZO

Étudiant en Master 2 Droit public approfondi à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

[1] Comme le souligne le professeur Denis BARANGER, la préexistence peut « résister à tout attaque » (in Écrire la Constitution non écrite. Introduction historique au droit politique britannique, coll. Léviathan, PUF, 2008, p. 21).

[2] BÉCHILLON (D) « Qu’est-ce qu’une règle de Droit ? », Éditions Odile Jacob, 1997.

[3] Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe.

[4] Loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

[5] HÉRIN (J-L), « Le Parlement et la loi », intervention du 12 juin 2014 au colloque consacré à L’écriture de la loi organisé par la Commission des lois du Sénat et l’Association française de droit constitutionnel.

[6] Loi n°2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

[7]  La circulaire NOR: PRMX0811026C du 29 avril 2008 relative aux commémorations de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, publiée au JORF du 2 mai 2008, donne des directives officielles pour la commémoration nationale du 10 mai et précise les autres dates historiques ou commémoratives.

[8] Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.

[9] Pour mettre un terme à l’émoi suscité par l’emploi de l’expression « rôle positif » (al. 4 de l’article 2 de la loi du 23 février 2005), le Gouvernement a saisi le Conseil constitutionnel sur le fondement de l’article 37 al. 2 de la Constitution pour obtenir la délégalisation de cette disposition afin de pouvoir l’abroger par décret (décision n° 2006-203 L du 31 janvier 2006). Ce fut chose faite après l’adoption du décret  n°2006-160 du 15 février 2006 qui vient abroger ladite disposition.

[10] Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi.

[11] CARCASSONNE (G), « La liberté d’expression et de communication », in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n°36, juin 2012

[12] Décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, Loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales (considérant 12).

[13] Conseil d’État, « De la sécurité juridique », Rapport public 1991, EDCE, n. 43, La Documentation française.

[14] Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958.

[15] Article 61-1 de la Constitution.

[16] Ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel aux articles 23-1 et s.

[17] Cass, Crim., n° 12008 du 7 mai 2010.

[18] MASTOR (W) SORBARA (J-G), « Réflexions sur le rôle du Parlement à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel sur la contestation des génocides reconnus par la loi », RFDA 2012, p. 507.

[19] Article 62 al. 3 de la Constitution.

[20] Article 211-1 Code pénal.

[21] Article 6 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945.

[22] BECHILLON (D) « Qu’est-ce qu’une règle de droit ? » op. cit., p. 182.

[23] CE, n° 392400 du 19 octobre 2015 ANEHTPS.

[24] GENEVOIS (B), « Le Secrétaire général du Conseil constitutionnel : témoignage », in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n°25, août 2009.

[25] « Le Parlement autrichien reconnait symboliquement le génocide arménien », rfi.fr le 23 avril 2015.

[26] « Le Président allemand reconnait le génocide arménien », lemonde.fr le 23 avril 2015.

[27] Guillaume GALIERO, « La diplomatie sénatoriale de Larcher », Le Figaro du jeudi 22 octobre 2015.

[28] VEDEL (G), « Les questions de constitutionnalité posées par la loi du 29 janvier 2001 », in François Luchaire, un républicain au service de la République, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 48.

[29] Arrêté du 12 juin 2015 NOR: MENE1511645A fixant le programme d’enseignement moral et civique pour l’école élémentaire et le collège.

[30] Article R. 311-1 2° CJA.

[31] CE, n° 340512 du 18 juillet 2011, Fédération départementale des chasseurs de la Meuse, concl. Mattias Guyomar.

[32] Article 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

[33] CE, n° 340554 du 15 mai 2013, Commune de Gurmençon.

[34] CE, n° 386031 du 16 janvier 2015, Sté Métropole Télévision.

[35] Décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l’urgence en Nouvelle-Calédonie.

[36] Décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école.

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