Le Premier ministre, un « super secrétaire » ?

Les récentes rumeurs d’un remaniement gouvernemental ont le mérite de mettre en lumière le fonctionnement concret de nos institutions. Le couple exécutif ne cesse de faire parler de lui, particulièrement après les profondes réformes constitutionnelles que furent par exemple l’élection au suffrage universel du Président ou la mise en place du quinquennat. À l’heure du fait majoritaire certains plaident pour une plus grande cohérence au sommet de l’État, et réclament d’aller au bout des réformes en supprimant purement et simplement le Premier ministre ou tout du moins en réformant son poste. Parmi ces réformistes se trouvent… des Premiers ministres, tels que Jean-Marc Ayrault ou François Fillon! Le régime présidentialiste, il est vrai, ne fait pas la part belle au système dyarchique la faute à une plus grande légitimité démocratique du Président de la République. La question se pose donc de savoir si le Premier ministre n’est plus dorénavant qu’un « collaborateur ».

Nous aurions pu, il est vrai, évoquer la possibilité de réformer la présidence et non pas Matignon. Mais ce scénario de passage à un régime parlementaire traditionnel n’est que peu crédible. Si la majorité de nos voisins européens ont adopté ce système, notre récente tradition constitutionnelle peut sembler s’y opposer. En effet les présidentielles restent en France, le temps fort de la vie publique où les citoyens se voient accorder le droit (et devoir) d’élire leur représentant. Cette forte personnification du pouvoir, trait majeur de notre régime semi-présidentiel, est la résultante de l’idée que le Président est le seul porte-parole légitime de la nation alors que le parlement ne serait qu’une «représentation multiple, incertaine, et troublée des tendances de la nation», comme le disait le général De Gaulle. Le débat est toutefois ouvert, l’omnipotence du Chef de l’État étant, pour certains, la cause objective de la décadence du Parlement.

De même nous n’évoquerons pas les cas particuliers de cohabitation, cette configuration ayant très peu de chances de se reproduire, sauf cas exceptionnels, même s’il faut ne pas négliger cette éventualité. Nous nous pencherons donc davantage sur le rôle qu’a le Premier ministre en période de concordance.

Nous connaissons la distribution théorique des prérogatives, le Premier ministre se chargeant de la politique de la Nation qu’il détermine et conduit (article 20 de la Constitution) et le Président incarnant l’autorité de l’État.

Pour expliquer ce déséquilibre institutionnel, il nous faut nous intéresser au rôle du Président dans la V ème République.
Ses pouvoirs sont importants : il veille au respect de la Constitution, dispose de pouvoirs spéciaux en cas de péril grave, il est le chef des armées et de la diplomatie, il nomme le Premier ministre, il peut dissoudre l’Assemblée nationale et organiser un référendum sur l’organisation des pouvoirs publics.

L’idée originelle était de faire du Président « la clé de voûte des institutions »[1], garant des intérêts supérieurs de la nation, une sorte de monarque républicain au-dessus des partis. C’était donc au gouvernement de déterminer un programme concordant avec celui de la majorité à l’Assemblée.

En pratique la donne a changé, et ce pour plusieurs raisons. La première d’entre elles reste l’élection du Président au suffrage universel. Au-delà de la légitimité qu’il acquiert, le Président est élu sur la base d’un programme qui engage sa responsabilité pour sa future réélection. De par l’inversion du calendrier électoral (les législatives se trouvant désormais précédées par les présidentielles) les prétendants à la législature, du même bord politique que le président nouvellement élu, réutilisent souvent ce même programme.
Le Chef de l’État se trouve donc de facto chef de la majorité et n’est donc plus dans son rôle de « clé de voûte ». C’est ce qu’on appelle le fait majoritaire : désormais le Président gouverne.

 Le 1 er ministre ne se retrouve donc plus seulement responsable devant le Parlement, mais aussi devant le Président qui le nomme et le révoque. Il en est de même des autres ministres. Si en théorie c’est au premier d’entre eux qu’incombe la charge de composer le gouvernement, en pratique c’est encore le Président qui se charge de ces importants choix politiques.

Bien entendu tout cela dépend grandement des personnalités des dirigeants. Mais au-delà même de ces considérations politiques, le droit se voit attribuer un rôle prééminent dans cette relation de subordination.

En premier lieu en ce qui concerne les actes administratifs. Même en cas de cohabitation la Constitution et ses conventions attestent de la supériorité du Président sur son Premier Ministre. Ainsi les décrets pris en conseil des ministres postérieurement à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958, alors même qu’aucun texte ne l’imposait, ne peuvent plus être modifiés ou abrogés que par décret en conseil des ministres[2]. En sachant que c’est le Président qui fixe l’ordre du jour de ces Conseils, il est aisé de comprendre que ce dernier, s’il le souhaite, peut s’arroger des domaines de compétence normalement dévolus au Premier ministre.

Dans l’hypothèse inverse, en cas de cohabitation, le Président peut décider de ne pas mettre un projet de décret à l’ordre du jour.
Des précédents ont déjà eu lieu, de même qu’une nouvelle pratique a vu le jour sous François Mitterrand. Se trouvant dans une configuration de cohabitation, ce dernier refusa d’apposer son contreseing nécessaire à la mise en œuvre d’ordonnances, dans le but de ralentir le travail gouvernemental.

Dans la pratique, de nos jours, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Le Président, délègue souvent certaines de ces prérogatives comme certaines nominations à de hauts postes. C’est ce qui fait que l’on peut considérer le Premier ministre comme une sorte de « super secrétaire » chargé de coordonner le programme du “véritable” chef de Gouvernement.

Il faut ajouter que la réforme constitutionnelle de 2008 à encore plus affaibli le rôle du Premier ministre en renforçant le Parlement. Nous pouvons citer la perte de la maîtrise de l’ordre du jour dans les deux assemblées, qui ne sera plus fixé par le gouvernement que quinze jours sur trente, quatorze jours revenant aux parlementaires eux-mêmes et un jour à l’opposition.

De plus, cette réforme introduit pour le Président de la République le droit de s’adresser directement aux députés et aux sénateurs – mais seulement lors de leur réunion en Congrès, ce qui met un terme à cette ancienne exclusivité du Premier ministre.

Ce dernier se retrouve ainsi bloqué entre l’Élysée qui fait tout et une Assemblée nationale renforcée. Faut-il y voir un signe d’une future suppression institutionnelle? Pas si sûr. Et ce pour des raisons d’ordre plus pratique que politique.
Matignon est en effet la principale courroie de transmission de l’ensemble de l’appareil étatique. Le secrétariat général du Gouvernement assure non seulement le contact avec le président mais aussi celui entre le gouvernement et ses organes de décision avec le reste de l’administration. Le cœur de l’État administratif bat donc à Matignon et non à l’Élysée. Que faire de cette importante administration? La rattacher à la présidence?

Il est important de ne pas oublier le rôle plus politique du Premier ministre. Celui-ci peut être utilisé comme un potentiel “fusible” par le Chef d’État, qui, s’il souhaite acter un changement politique, peut être tenté d’opérer un remaniement du gouvernement.

Ces changements s’effectuent souvent en cas de (possibles?) défaites électorales, comme l’atteste la récente actualité sur un éventuel départ de Jean-Marc Ayrault.

Mais le point bloquant réellement toute avancé reste l’éventualité d’une cohabitation. Que faire en cas de grave crise qui verrait l’Assemblée dissoute ou une élection présidentielle anticipée? La culture politique française laisse penser qu’une coopération des pouvoirs serait peu probable. Un système calqué sur le modèle américain reste donc difficilement envisageable.

Toutes ces considérations rendent l’hypothèse d’une disparition de Matignon quelque peu incertaine. Les tenants d’une clarification à la tête de l’exécutif, malgré les avantages qu’apporterait cette réforme, avec notamment le retour d’un Parlement plus puissant pouvant concurrencer le pouvoir présidentiel, n’a que peu de chance d’aboutir. Rassurons-nous, le Premier ministre a de longs jours devant lui.

                                                                                                          Salah Smimite, Université d’Évry

 



[1] Michel Debré

[2] CE, Ass., 10 septembre 1992, Meyet

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