Règles d’évaluation de la valeur locative des locaux commerciaux : l’immeuble de grande hauteur enfin défini

Par un arrêt en date du 21 janvier 2016[1], mentionné aux tables du recueil Lebon, le Conseil d’État donna une définition attendue de la notion d’immeuble « de grande hauteur ».

Une société civile immobilière, propriétaire de locaux commerciaux sis dans la commune de Clichy-la-Garenne, estima que la taxe foncière à laquelle elle fut assujettie au titre des années 2008, 2009, 2010 et 2011 fut calculée selon une règle d’évaluation erronée. En ce sens, l’Administration fiscale estima – en se fondant sur un article du Code de la construction et de l’habitation – que les locaux de la société civile immobilière furent des immeubles de grande hauteur, ce que contesta le contribuable.

Au titre de ce moyen, celle-ci demanda au Tribunal administratif de Cergy-Pontoise un dégrèvement de l’impôt dont elle s’acquitta. Toutefois, ce dernier, dans un jugement en date du 3 juillet 2013, la débouta de ses demandes. C’est pourquoi le contribuable se pourvut en cassation devant le Conseil d’État en sollicitant l’annulation d’un tel jugement.

I. LOCAUX COMMERCIAUX : LES RÈGLES D’ÉVALUATION DE LA VALEUR LOCATIVE

Dans l’arrêt sous commentaire, il fut question d’une société civile immobilière propriétaire de locaux commerciaux. Les locaux commerciaux sont positivement et négativement définis. Ainsi, de façon négative, ils correspondent à tous les immeubles bâtis qui ne sont ni des locaux d’habitation ou à usage professionnel ordinaires, ni des établissements industriels. Définis d’une façon positive et de manière non-exhaustive, les locaux commerciaux sont les biens utilisés pour le commerce[2].

En sa qualité de propriétaire desdits locaux commerciaux, la société civile immobilière fut redevable de la taxe foncière, qui est un impôt direct perçu au profit des communes[3]. Cet impôt est déterminé au regard de la valeur locative des locaux, cette dernière se définissant comme étant la valeur d’usage réelle actuelle des biens dont le contribuable dispose en qualité de propriétaire ou d’occupant. Elle permet notamment de déterminer l’assiette de la taxe foncière sur les propriétés bâties[4].

Le Code général des impôts dispose qu’il existe trois règles permettant d’évaluer la valeur locative des locaux commerciaux[5].

Premièrement, sous réserve que les locaux soient loués à des conditions de prix normales, la valeur locative est déterminée en prenant pour base le montant effectif du loyer fixé par le contrat de bail. Toutefois, l’on précisera que cette méthode d’évaluation est limitée aux locaux existant à la date de référence de la dernière révision générale, soit le 1er janvier 1970[6]. Conséquemment, cette méthode ne peut servir à l’évaluation de la valeur locative des immeubles construits postérieurement.

Deuxièmement, lorsque ni la première méthode d’évaluation, ni la troisième ne peuvent être appliquées, alors l’Administration fiscale pourra procéder à l’évaluation directe des locaux en appliquant un taux d’intérêt à leur valeur vénale[7].

Troisièmement, si les locaux sont loués à des conditions de prix anormales ou occupés par leur propriétaire, par un tiers à un autre titre que la location, vacants ou concédés à titre gratuit, la valeur locative est déterminée par comparaison. Le caractère anormal du loyer est caractérisé lorsqu’il est très inférieur à la valeur locative des locaux loués[8], ou lorsqu’il est fictif, en ce sens que le contrat de bail ne mentionne aucun loyer ou aucune clause de révision du loyer[9]. En l’espèce, l’Administration fiscale utilisa cette règle d’évaluation des comparables pour déterminer la valeur locative des locaux du contribuable.

Par application de la règle des comparables, la Direction générale des Finances publiques doit choisir un local-type, dont la valeur locative a déjà été calculée. Un tel local-type va servir de référence, d’élément de comparaison afin de pouvoir évaluer la valeur locative de l’immeuble litigieux. En d’autres termes, l’évaluation par comparaison consiste à attribuer à un immeuble ou à un local donné une valeur locative proportionnelle à celle qui a été adoptée pour d’autres biens de même nature pris comme types[10]. En l’espèce, l’Administration fiscale considéra que les locaux de la société civile immobilière furent des immeubles de grande hauteur selon la définition du Code de la construction et de l’habitation. Le local-type dut vraisemblablement être lui aussi un immeuble de grande hauteur au sens du Code suscité.

II. IMMEUBLE DE GRANDE HAUTEUR : UNE DEFINITION AUTONOME

L’article 1498 du Code général des impôts, en son alinéa septième, dispose que si la troisième règle d’évaluation est retenue, à savoir celle des comparables, la valeur locative doit être arrêtée « par comparaison avec des immeubles similaires ». Le Conseil d’État ne manqua pas de rappeler ces dispositions. Ainsi faisant une application littérale du texte, il considéra qu’un hôtel de type ancien – bien qu’il eut fait l’objet d’aménagements – ne put être comparé avec un hôtel faisant partie d’une chaîne d’hôtels de conception moderne[11]. Suivant cette logique, tout immeuble présentant des caractéristiques particulières, notamment du fait de sa grande taille, doit être comparé avec un immeuble similaire : un immeuble de grande hauteur. C’est ce qu’affirma d’ailleurs le Conseil d’État en 2010 : « eu égard à leur spécificité, les immeubles de grande hauteur ne peuvent être évalués que par comparaison avec d’autres immeubles de grande hauteur ou, à défaut, par voie d’appréciation directe»[12].

Cependant, la question de la définition d’un immeuble de grande hauteur demeura. En effet, ni le Code général des impôts, ni la doctrine administrative, ni même le Conseil d’État dans son arrêt de 2010 ne définirent la notion d’immeuble de « grande hauteur ». Or, cette notion est pourtant essentielle tant pour l’Administration fiscale – en vue de déterminer la valeur locative de certains immeubles de grande taille – que pour les contribuables – afin d’être en mesure de justifier une demande de réduction de leur taxe foncière –.

Dans l’espèce de 2010, il fut question d’une tour de 165 mètres de haut. Tout le monde s’accordera à dire qu’il s’agit indéniablement d’un immeuble de grande hauteur. Mais à partir de quelle hauteur l’immeuble doit-il être fiscalement considéré comme étant de grande hauteur ?

À défaut de définition dans le Code général des impôts, l’Administration fiscale reprit une définition réglementaire issue du Code de la construction et de l’habitation, disposant que « Constitue un immeuble de grande hauteur, pour l’application du présent chapitre, tout corps de bâtiment dont le plancher bas du dernier niveau est situé, par rapport au niveau du sol le plus haut utilisable pour les engins des services publics de secours et de lutte contre l’incendie : -à plus de 50 mètres pour les immeubles à usage d’habitation, tels qu’ils sont définis par l’article R. 111-1 (1) ; -à plus de 28 mètres pour tous les autres immeubles »[13]. Cela fut ingénieux, mais cela put également poser problème. Comparer un local commercial mesurant 35 mètres de hauteur à un autre en mesurant 40 mètres, cela n’est guère gênant puisque leurs tailles sont similaires. Mais comparer un immeuble de 31 mètres de haut – qui serait donc considéré, pour rappel, comme immeuble de grande hauteur selon le Code de la construction et de l’habitation –, avec une tour de 165 mètres, cela semble inconcevable, tant la disparité est de taille !

C’est pourquoi le Conseil d’État vint définir ce qu’il faut entendre par immeuble de grande hauteur. « Les seuls immeubles que leur hauteur exceptionnelle rendait spécifiques en France, pour l’évaluation de leur valeur locative, se situaient dans le quartier de La Défense en banlieue parisienne et avaient une hauteur de 100 mètres ; qu’en conséquence, doit être regardé comme un immeuble de grande hauteur, pour l’application de la règle mentionnée ci-dessus, un immeuble dont la hauteur est proche de cette hauteur ou lui est supérieure ». En conséquence, l’immeuble de grande hauteur se définirait comme étant une structure mesurant environ 100 mètres au moins. Cette définition appelle trois observations de notre part.

La première est que l’arrêt sous commentaire fut indéniablement très attendu des praticiens, puisqu’il n’exista avant celui-là aucune définition de la notion d’immeuble de grande hauteur, ce qui plongea le contribuable dans une certaine insécurité juridique. Cette définition est donc bienvenue.

La deuxième est qu’une telle définition est cohérente. En effet, si l’on distingue l’immeuble « classique »  de l’immeuble de grande hauteur, et que l’on ne peut comparer un immeuble de grande hauteur qu’avec un immeuble présentant les mêmes caractéristiques, c’est que l’immeuble de grande hauteur est particulier, présente un caractère exceptionnel. Or, la France n’est pas l’Amérique. Des gratte-ciels, il n’y en a point pléthore. Dès lors, où trouve-t-on de tels immeubles, en France ? Principalement au quartier de La Défense, à Paris, naturellement. Il fut donc parfaitement envisageable de définir la notion d’immeuble de grande hauteur à partir de la taille moyenne des locaux sis à La Défense.

La troisième est que le Conseil d’État manqua une occasion. La notion d’immeuble de grande hauteur fut couverte d’une brume des plus obscures, puisqu’il n’exista aucune définition. Au lieu de la dissiper totalement, le Conseil d’État se contenta d’une définition imparfaite. Cette dernière eut été irréprochable si elle eut été la suivante : l’immeuble de grande hauteur est celui mesurant au moins 100 mètres. Mais le Conseil d’État préféra l’ambigüité, puisqu’il affirma que la hauteur doit être « proche » des 100 mètres. Dès lors, des contentieux relatifs à cette nouvelle définition d’immeuble de grande hauteur sont inévitablement à prévoir pour l’avenir. Effectivement, l’on se demande désormais à partir de quel seuil une hauteur est proche de 100 mètres. À titre d’exemple, 97 mètres, est-ce suffisamment proche de 100 mètres, selon le Conseil d’État ? Un immeuble de 93 mètres est-il un immeuble de grande hauteur ? Ce sont des questions qu’un contribuable – ou plutôt son conseil – est susceptible de se poser. L’on voit bien que la définition est incomplète. Si le juge admettait qu’un immeuble d’une hauteur de 95 mètres devait être considéré comme étant un immeuble de grande hauteur, mais pas celui mesurant 94 mètres, cela signifierait en fait que l’immeuble de grande hauteur devrait donc être défini comme celui qui mesure 95 mètres au moins. Mais c’est aux juges du fond – et non au Conseil d’État – qu’il reviendra la tâche de déterminer si un immeuble a une hauteur proche des 100 mètres, afin de pouvoir le considérer ou non comme étant de grande hauteur. Dès lors, de tels contentieux se régleront de façon casuistique. Pour exemple, le Tribunal administratif d’Orléans pourrait affirmer que 94 mètres est proche de 100 mètres, tandis que le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise affirmerait le contraire. En conséquence, le contribuable plonge, une fois de plus, dans cet abîme profond qu’est l’insécurité juridique…

Par ailleurs, le Conseil d’État précisa qu’il « n’y a, en revanche, pas lieu de se référer à la catégorie des immeubles de grande hauteur définie par le code de la construction et de l’habitation, notamment par son article R. 122-2 précité, qui inclut des immeubles qui ne présentent pas, par la nature de leur construction, de spécificité telle, au regard de la loi fiscale, qu’elle empêche la comparaison avec un immeuble n’appartenant pas à cette catégorie ». La définition d’immeuble de grande hauteur donnée par le Conseil d’État est donc une définition propre au droit fiscal, autonome notamment du Code de la construction et de l’habitation.

Vincent LEPAUL

[1] CE, 21 janvier 2016, n°371972

[2] BOI-IF-TFB-20-10-30-10-20120912

[3] Article 1379 du Code général des impôts

[4] BOI-IF-TFB-20-10-10-10-20121210

[5] Article 1498 du Code général des impôts

[6] CE, 9 février 1987, n°25452

[7] CE, 9 juillet 2010, n°317086

[8] CE, 6 janv. 1970, n°75493

[9] CE, 17 octobre 1979, n°87601

[10] CE, 15 février 2016, n°381911

[11] CE, 9 avril 2014, n°357267

[12] CE, 23 juillet 2010, n°318860 ; CE, 18 septembre 2015, n° 374782

[13] Article R. 122-2 du Code de la construction et de l’habitation

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