Quelle place pour l’affectio societatis aujourd’hui ?

 

L’affectio societatis est une notion difficile à appréhender. Une partie de la doctrine majoritaire estime que la notion d’affection societatis est à employer au féminin, en raison de ses origines latines. Ce sentiment si spécifique qui anime les associés a souvent été considéré comme l’une des conditions particulières à la formation et à la validité du contrat de société au sens de l’article 1832 du code civil. Le contrat de société doit répondre à deux séries de conditions. D’une part, les conditions générales, à savoir le consentement, la capacité, l’objet et la cause, au sens de l’ancien article 1108 du code civil. D’autre part, les conditions dites spéciales parmi lesquelles figurent la nécessité de participer aux pertes, les apports, et enfin cette affectio societatis. La jurisprudence est venue préciser le sens de cette troisième condition puisqu’elle semble avoir été méconnue par le législateur. A l’heure où la société anonyme, a fortiori lorsqu’elle est cotée, devient animée par un réel intuitu pecuniae, il convient de se demander si l’intuitu personae, condition totalement prétorienne, a encore une utilité aujourd’hui.

I- L’exigence d’une condition prétorienne au regard de la validité du contrat de société

Il parait important de revoir l’historique de la naissance de cette condition atypique avant de voir le rôle qu’elle peut jouer, ainsi que les raisons pour lesquelles les juges l’exigent aussi fréquemment.

A- Notion d’affectio societatis

La doctrine majoritaire est unanime relativement à la date de naissance de ce sentiment si particulier[1]. Il convient de retenir la grande décision rendue par la chambre commerciale du 3 juin 1986[2]. La cour de cassation dans un attendu de principe casse l’arrêt de la cour d’appel pour ne pas avoir «  recherché si, en s’intéressant à la gestion du fonds, l’associé X avait collaboré de façon effective à l’exploitation de ce fonds, dans un intérêt commun et sur un pied d’égalité avec son associé, pour participer aux bénéfices comme aux pertes ». Les conditions sont posées. Pour que la société soit régulièrement constituée, les juges exigent que les associés aient la volonté claire et non équivoque de collaborer de manière effective, dans un intérêt commun sur un pied d’égalité, et en vue de partager les résultats. Cette formulation théorique, vient poser quelques difficultés sur le plan pratique. La notion de « pied d’égalité » est atypique, en ce sens que le fonctionnement social en lui-même, repose sur le déséquilibre entre les associés. Il s’agit du principe fondamental en droit des sociétés: pour que les décisions soient prises et bien appliquées, il faut des majoritaires contrebalancés par des minoritaires, le tout surveillé par des organes de directions. Par une décision du 20 janvier 2010 rendu en sa chambre commerciale, la haute juridiction vient préciser la manière dont il faut considérer la notion de pied d’égalité. Pour les juges, cette exigence concerne les associés de même « rangs ». En prenant des associés se situant dans les mêmes conditions, il ne faut pas que l’un d’entre eux puisse bénéficier d’un avantage manifestement excessif qui viendrait perturber le bon fonctionnement social. [3]

Une fois le principe clairement définit, il faut désormais en connaître l’utilité.

B- L’intérêt de l’affectio societatis

La spécificité de l’affectio societatis, réside dans sa distinction avec le consentement de droit commun. Là où le consentement est exigé lors de la conclusion du contrat, l’affectio societatis doit être présente pendant toute la durée de vie de la société. La doctrine majoritaire s’accorde pour lui conférer deux rôles.

Le premier est celui de révélateur de l’existence d’une société. La jurisprudence constante de la haute juridiction depuis 1986, considère que la société doit être animée pendant toute sa durée de vie de ce sentiment. A contrario, faute d’affectio societatis, il n’y a pas de société. Ce raisonnement va permettre aux juges de pointer du doigt les sociétés fictives. A cela, s’ajoute les sociétés dites créées de fait. Attention, il sera fait état dans le cadre de ce développement, des sociétés créées de fait et non des sociétés (uniquement) de fait. La différence fondamentale se situe dans l’idée que les sociétés créées de fait sont celles dans lesquelles les acteurs principaux se sont comportés comme des associés mais sans le savoir. Les sociétés dites uniquement de fait, concernent, quant à elle, la situation dans laquelle les associés avaient connaissance d’être en présence d’une société, mais ne souhaitaient pas y attacher les conséquences juridiques. Il est évident que l’affectio societatis va avoir un rôle à jouer dans les sociétés créées de fait, plus particulièrement en ce qui concerne les concubins. A cet égard, il convient de se référer à un article du professeur Lamazerolles. [4] L’amour n’étant pas éternel, le droit des sociétés a dû trouver des réponses adaptées aux concubins. La question de base était celle des conséquences juridiques de la rupture des concubins du point de vue patrimonial. La réponse a été donnée notamment par une décision de la première chambre civile du 12 mai 2004[5]. Les hauts magistrats considèrent qu’il est opportun de recourir à la notion de société créée de fait. Les concubins se sont comportés comme des associés, et, sans le savoir, s’est vu naitre, entre eux, le désir d’une entreprise commune. L’affectio societatis est aisément identifiable dans cette situation, puisque les concubins sont sur un pied d’égalité, et ont, comme but commun, leurs vies personnelles. Le partage des biens en cas de séparation se fera dans la simplicité inhérente à la dissolution d’une société. [6]

Le second rôle de l’affectio societatis concerne la vie sociale. A cet égard, le professeur Jacques Moury considère l’affectio societatis comme étant l’élément régulateur de la vie sociale. Ce raisonnement repose sur l’idée que ce sentiment qui doit animer les associés permet le fonctionnement quotidien de la vie d’une société. Chaque associé se devant de faire disparaitre son intérêt personnel au profit de l’intérêt commun. Ce dernier n’est pas l’intérêt de la société personne morale, mais plutôt celui de la collectivité des associés pris dans leur ensemble en tant qu’organe. En pratique, cette théorie permet de justifier le fonctionnement majoritaire. Le régime, et le statut de ces associés a été construit autour de cette idée de hiérarchie dans la société. L’intérêt social va permettre de placer les limites à ce principe, en introduisant l’abus. Comme tous les droits, les prérogatives des majoritaires mais également des minoritaires sont susceptibles d’abus. Ce sont les abus de majorité, de minorité, mais aussi d’égalité.

L’affectio societatis joue ainsi un rôle capital. Cependant, cette notion théorique ayant des conséquences en pratique, a connu des évolutions, notamment liées aux conceptions nouvelles de la société.

II- La question de l’utilité actuelle de l’affectio societatis

A- La perte de vitesse de la notion liée à la course au drainage de capitaux

Il convient de rappeler la distinction fondamentale en droit des sociétés, constituée d’une part des sociétés de personnes, et d’autre part des sociétés de capitaux. En prenant l’hypothèse d’une société à responsabilité limité de famille, ou a fortiori d’une société en nom collectif, il est aisé de se rendre compte que l’affectio societatis n’est pas chose complexe à démontrer. Chaque associé étant animé par des intérêts convergents ainsi qu’une idéologie personnelle se rapprochant souvent de celle de l’unanimité. Les régimes respectifs de ces sociétés démontrent également de cette force de l’affectio societatis par le biais de la responsabilité illimitée et indéfinie aux dettes sociales.

En revanche, la question mérite d’être posée au regard des sociétés de capitaux, et plus particulièrement les sociétés anonymes. L’idéologie principale de la société anonyme, réside dans le drainage des capitaux. L’intuitu personae inhérente à l’affectio societatis, laisse place importante à ce que la doctrine appelle l’intuitu pecuniae. Plusieurs éléments attestent d’une perte de vitesse de du caractère personnel de l’affectio societatis dans les grandes sociétés.

Premièrement, lorsque les sociétés ont des titres admis à la négociation sur un marché réglementé, les investisseurs ont pour préoccupation principale de spéculer. Ce désir de spéculation a pour effet d’entrainer un taux d’absentéisme record lors des assemblées générales. Comment de tels investisseurs peuvent être regardés comme ayant une volonté effective de collaborer dans un intérêt commun ?

Deuxièmement, un élément plus contemporain vient semer le doute quant à la pérennité de l’affection societatis. il parait intéressant de se pencher sur la question des nouvelles technologies en droit des sociétés. Le développement des moyens dématérialisés de communication notamment par le bais de l’obligation faite aux sociétés cotées de tenir un site internet, ou encore les clauses statutaires prévoyant la communication de la documentation préalable aux assemblées générales par voie électronique, mais également la possibilité de suivre ces assemblées par visioconférence voire même d’y voter électroniquement on accru ce sentiment de désinteressement des associés. Aussi le législateur tente-t-il de réguler ces méthodes notamment par le biais de moyen de contrôle mis en place au travers de la loi du 26 Juillet 2005.  le code de commerce prévoit ainsi des gardes fous, tels que la nécessité pour l’actionnaire de s’identifier grâce à un code spécial, ou encore de permettre une transmission continue des débats en temps réel.(7)

A cela s’ajoute les problématiques liées au développement des pouvoirs en blancs au sens de l’article L225-106-1 du code de commerce qui accroissent d’autant plus l’absentéisme aux assemblées générales.

Nonobstant cette apparente perte de vitesse de l’affectio societatis, la jurisprudence ne cesse pas, pour autant, d’exiger son existence quant à la validité du contrat de société.

B- Une nécessité de maintient durant toute la vie sociale

Par une décision récente du 3 février 2016, la première chambre civile de la cour de cassation est venue rappeler la nécessité du maintien de l’existence de l’affectio societatis durant toute la vie de la société. Faute de quoi, la dissolution de la société pourrait être opérée. [8]

Le principe, est celui selon lequel la disparition de l’affectio societatis entraine dissolution de la société. La justification est simple puisqu’il s’agit en effet de l’une des conditions de fonds de validité du contrat. Dans une décision rendue en 2004, [9] la chambre commerciale de la cour de cassation apporte une nuance. A l’époque, l’arrêt se plaçait dans un cadre de développement des sociétés anonymes, ainsi que de l’augmentation du nombre de titres diffusés sur les marchés réglementés et le développement technologique commençait son accroissement. Toutes ces raisons conduisent à expliquer la nuance posée par la haute juridiction. Les juges vont affirmer que dans certaines sociétés la disparition de l’affectio societatis n’entrainerait pas ipso facto dissolution de la société. Pour que la société en vienne à disparaitre, il faut que la mésentente entre associés caractérisant l’absence d’affectio societatis, soit telle qu’elle paralyse le fonctionnement social. Il faut donc que les relations entre associés empêchent la bonne gestion quotidienne de la société. Cette solution est toutefois nuancée par le fait qu’avant la dissociation, nonobstant la mésentente entre associé, il est possible de faire nommer un médiateur.

Cette décision a priori stricte, a été justifiée par les commentateurs de l’époque. Pour la doctrine, dans une société type société anonyme, la simple mésentente entre associé n’a peu voir pas de conséquence sur la bonne marche de la société. Il n’y a pas d’incidence sur la validité de cette dernière au sens de l’article 1844-7 du code civil. L’intérêt personnel disparait derrière le spectre de l’intérêt social, chaque associé doit faire des concessions afin de faire passer l’intérêt social avant le sien. Ils ne doivent pas oublier qu’ils existent uniquement parce que la société elle-même existe. Les associés, tout comme les administrateurs dans le conseil d’administration sont considérés comme un seul organe.

L’affectio societatis semble plus présente que jamais à l’heure actuelle, quand bien même la course à la capitalisation pourrait a priori la mettre à mal.

Cyrille MARTIN 

Pour aller plus loin

  • Champaud « La société créée de fait, définition de l’affectio societatis » RTD commerciale 1992, page 812,, décembre 1992.
  • Lecourt « La disparition de l’affectio societatis » Répertoire de droit des sociétés, Dalloz Mars 2012, actualisation janvier 2016
  • Lienhard « L’action en nullité de la société pour perte de l’affectio societatis » Dalloz 2002, numéro 95, Juin 2013
  • M-H. Monsèrie-Bon « La notion d’affectio societatis dans les SCI familiales » RTD commerciale 2001, page 473 janvier 2001

Sources :

[1] Bernard Saintourens sur les sociétés civiles, répertoire droit des sociétés, Dalloz 2012. Claude Champaud à la RTD Commerciale de 1992 page 812.

[2] Chambre commerciale 3 juin 1986, Revue des sociétés 1986, page 585, note Yves Guillon

[3] Civile 1ère, 20 janvier 2010, pourvois numéro 08-13.200

[4]Lamazerolle « Les sociétés créées de fait entre concubins » Dalloz 2004, page 2928.

[5] Civile 1 12 mai 2004, Dalloz 2004, Actualité jurisprudentielle page 1672.

[6] Commerciale 12 décembre 1995, Bulletin Jolly 1996, numéro 75.

[7] Cour d’appel de Paris 2 mai 2002, JCP entreprise 2002, concernant le piratage des boitiers de votes électroniques

[8] Civile 1ère, 3 février 2016, 15-14.227

[9] Chambre commerciale 14 décembre 2004, 02-16.282

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