Quelle place pour la liberté d’expression dans le sport ?

Quelle place pour la liberté d’expression dans le milieu footballistique? Telle est la question qui a alimenté l’actualité sportive en ce weekend de commémoration des victimes de la Première Guerre Mondiale. Les quatre fédérations britanniques[1] ont revendiqué le souhait d’arborer le « poppy », coquelicot rendant hommage aux soldats britanniques tombés pour le royaume, lors des matchs qualificatifs pour la Coupe du Monde 2018.

Alors que la FIFA a rappelé aux fédérations que l’exhibition de tout symbole à caractère politique est réprimé par ses statuts, et qu’elles encourent un risque de sanction disciplinaire à défaut de respect de ces derniers ;[2] la presse internationale évoque expressément une « interdiction » faite par cette dernière.[3] La menace de sanction n’a pas empêché les équipes d’Angleterre et d’Écosse, contrairement à l’Irlande du Nord et au Pays de Galle, de porter le coquelicot lors du match les opposant ce vendredi 11 novembre.[4]

Qu’est-ce que la liberté d’expression en droit international ?

Rappelons qu’en France la liberté d’expression est « un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »,[5] autrement dit, il s’agit de la liberté d’extérioriser ses opinions. Sur le plan international, elle est consacrée par l’article 10 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH).[6] Seule l’atteinte à l’ordre public justifie la restriction de cette liberté par la loi.[7]

La notion d’ordre public est conçue par la CESDH comme ce qui touche « à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui ».[8]

Si l’on s’en tient à la définition donnée par la CESDH, le port du coquelicot ne semble pas être une atteinte à l’ordre public, alors pourquoi l’en empêcher ?

Quels liens juridiques existent-ils entre la FIFA, les fédérations nationales et les joueurs britanniques ?

Le mouvement fédéral sportif pourrait être assimilé à un système pyramidal. En effet, en haut de la pyramide se trouvent les fédérations internationales (dont fait partie la FIFA) qui organisent, règlementent et gouvernent leur sport. Chaque fédération internationale est composée de fédérations nationales ayant adhéré aux statuts de la fédération internationale, et ce, afin de pouvoir organiser le sport dans leur pays. C’est ainsi que les dispositions statutaires d’une fédération internationale trouvent leur équivalent dans les statuts et règlements de la fédération nationale. En adhérant aux statuts et règlements d’une fédération nationale, un membre de cette dernière, par un jeu de poupées russes, adhère nécessairement aux statuts de la fédération internationale.

Dès lors, les joueurs britanniques, membres des fédérations britanniques ; qui elles-mêmes sont membres de la FIFA, ont adhéré indirectement aux statuts de cette dernière. C’est à bon droit qu’ils doivent se conformer à ces dispositions statutaires.

Sur quel fondement juridique cette interdiction serait-elle justifiée dans le milieu sportif ?

Le sport est un milieu particulier puisqu’il est dominé par un principe d’indépendance et de non ingérence du politique. Ainsi, l’article 50, point 2 de la Charte Olympique dispose qu’ « aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique ».[9] Dans le football, l’article 4, paragraphe 4 des Lois du Jeu de la FIFA dispose que «l’équipement ne doit présenter aucun slogan, inscription ou image à caractère politique, religieux ou personnel. Les joueurs ne sont pas autorisés à exhiber de slogans, messages ou images à caractère politique, religieux, personnel ou publicitaire sur leurs sous-vêtements autres que le logo du fabricant ».[10]

L’analyse aujourd’hui ne porte pas sur le contenu et la valeur juridique de ces dispositions vis-à-vis des libertés fondamentales, même s’il y aurait matière à débattre, mais sur la valeur à accorder au coquelicot britannique. Est-ce l’expression d’un sentiment politique ou d’une tradition britannique encrée depuis des générations dans les mœurs ? Et qu’en bien même le « poppy » aurait une valeur politique, le principe de liberté d’expression n’est-il pas le pilier des libertés fondamentales[11] qui ne saurait être limité dès lors qu’il ne porte pas atteinte à l’ordre public ? Alors que la Cour Européenne des droits de l’Homme (CEDH) considère que les dispositions de la Convention (tout comme ses décisions) s’appliquent directement aux dispositions statutaires et règlementaires fédérales, [12] le Tribunal arbitral du sport rejette son application.[13]

La problématique avait déjà pris naissance en 2011 lors du match opposant l’Angleterre à l’Espagne à cette même période. Cependant, la FIFA avait autorisé le port du coquelicot par les joueurs britannique, reconnaissant ainsi sa valeur symbolique plus que politique.[14] Plus récemment, au lendemain de l’attentat du 7 janvier 2015 contre les locaux du journal Charlie Hebdo, la Fédération française de football (FFF) avait annoncé qu’une minute de silence serait observée sur tous les terrains de football lors des rencontres des compétitions nationales, régionales et départementales.[15] Les autorités juridictionnelles de la FIFA n’avaient alors pas sanctionné la FFF d’un comportement qui aurait pu être assimilé à une revendication politique ou religieuse. Enfin, les hymnes nationaux joués lors des rencontres internationales, et qui ont à l’origine une valeur politique, ne sont pas non plus sanctionnés.

Pour Maître Thierry Granturco, avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, spécialiste du droit du sport, «au fil du temps, les fédérations sportives se sont donné le droit de réguler, de gérer et de contrôler des évènements sportifs qui, aujourd’hui appartiennent de fait à tout le monde. Le politique et le religieux sont déjà̀ dans le stade, les instances ne maîtrisent plus rien. Les interdits n’ont plus de sens et le monde du sport doit accepter que, pour tout ce qui ne relève pas directement du sportif, le droit commun prévale».[16]

S’agit-il alors d’une simple interdiction émanant de la FIFA ?

En vertu du Code disciplinaire de la FIFA, « les autorités juridictionnelles de la FIFA sont la Commission de Discipline, la Commission de Recours et la Commission d’Éthique ».[17] Autrement dit, seuls ces organes sont compétents pour sanctionner les membres de la fédération internationale de football (fédérations nationales, clubs affiliés, sportifs ou agents sportifs) n’ayant pas respecté les dispositions règlementaires et statutaires en vigueur. Par principe, leurs décisions sont prises en toute indépendance vis-à-vis des autres organes institutionnels composant la FIFA.[18] C’est ainsi qu’un porte-parole de la FIFA rappelle que la décision n’avait pour seul objectif que de fournir « des informations à quatre fédérations britanniques, sans porter de jugement sur leur demande, donc la perception selon laquelle la FIFA a interdit quelque chose et une distorsion des faits », puisque la sanction ne peut être prononcée que par l’une des trois commissions énoncées ci-dessus.

Le 18 novembre, un porte-parole de la FIFA a déclaré qu’une procédure disciplinaire avait été ouverte à l’encontre des équipes anglaise et écossaise en raison de leur violation des règles de jeu de la fédération.[19]

Reste à voir quelle(s) sanction(s) seront prononcée(s) à l’encontre des équipes anglaise et écossaise. Et dans l’hypothèse où sanction(s) il y a, les fédérations britanniques seraient-elles prêtes à saisir la CEDH pour violation des droits et libertés fondamentaux ? En effet, en cas de violation des dispositions de la Convention, la CEDH s’est déclarée compétente pour se prononcer sur la légalité des dispositions litigieuses en matière sportive.[20]

Le débat est d’une telle complexité qu’il mériterait clarification par une instance juridictionnelle compétente, si ce n’est par les Etats eux-mêmes. Affaire à suivre.

 

Manon LEFAS

Pour en savoir plus :

[1] La FA (football association) représente l’Angleterre, the Scottish Football Association représente l’Écosse, the Football Association of Wales, Ltd représente le Pays de Galles, et enfin, the Irish Football Association représente l’Irlande du Nord

[2] ‘Déclaration de la FIFA sur la Journée du Souvenir’, FIFA (3 novembre 2016), accès http://fr.fifa.com/about-fifa/news/y=2016/m=11/news=fifa-statement-on-remembrance-day-2847803-2847810.html

[3] Laurent FAVRE, ‘Le monde du sport peut-il invoquer le droit à la liberté d’expression?’, Le Temps (8 Novembre 2016), accès https://www.letemps.ch/sport/2016/11/08/monde-sport-peutil-invoquer-droit-liberte-dexpression

‘La FIFA allergique au coquelicot’, So Foot (1er Novembre 2016), accès http://www.sofoot.com/la-fifa-allergique-au-coquelicot-434322.html

[4] ‘L’Angleterre et l’Ecosse arborent le coquelicot malgré l’interdiction de la Fifa’, L’Equipe (11 novembre 2016), accès http://www.lequipe.fr/Football/Actualites/L-angleterre-et-l-ecosse-arborent-le-coquelicot-malgre-l-interdiction-de-la-fifa/748390

‘Coquelicot : Anglais et Ecossais ont défié la FIFA’, Le Matin (12 novembre 2016), accès http://www.lematin.ch/sports/football/coquelicot-anglais-ecossais-defie-fifa/story/22996959

‘L’Angleterre et l’Ecosse porteront le coquelitcot’ So Foot (6 novembre 2016), accès http://www.sofoot.com/l-angleterre-et-l-ecosse-porteront-le-coquelicot-434594.html

[5] Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, article 11

[6] Conseil de l’Europe, Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales telle qu’amendée par les Protocoles n° 11 et n° 14 *, article 10 alinéa 1

[7] Conseil de l’Europe, Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales telle qu’amendée par les Protocoles n° 11 et n° 14 *, article 10 alinéa 2

[8] Ibid

[9] Comité International Olympique, Charte Olympique (état en vigueur au 2 aout 2016), accès https://stillmed.olympic.org/media/Document%20Library/OlympicOrg/General/FR-Olympic-Charter.pdf

[10] Les Lois du Jeu ont été établies par l’International Football Association Board (IFAB composé des quatre fédérations britanniques et de la FIFA) afin d’uniformiser les règles de jeu et de garantir leur application uniforme aux 211 associations membres, accès http://fr.fifa.com/about-fifa/news/y=2016/m=11/news=fifa-statement-on-remembrance-day-2847803-2847810.html

IFAB, Lois du Jeu 2016/2017, Equipement des joueurs, point 1 paragraphe 5, accès

http://arbitres28.sportsregions.fr/media/uploaded/sites/8390/document/5791d958de949_Loisdujeu20162017IFAB.pdf p. 43

[11] La liberté d’expression est également reconnue aux articles 19 et 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.

[12] Trib. Arb. Sport, 11 janvier 2013, Girondins de Bordeaux c/ FIFA, Rev Arb 2013 p. 795, obs. F LATTY ; JDI 2014, chron 3, obs. J. GUILLAUMÉ dans Frédéric Buy, Jean-Michel Marmayou, Didier Poracchia, Fabrice Rizzo, Droit du sport (4e édition lextenso edition, 2015) n° 283, p. 139

[13] Frédéric Buy, Jean-Michel Marmayou, Didier Poracchia, Fabrice Rizzo, Droit du sport (4e édition lextenso edition, 2015) n° 301, p. 151

[14] ‘Football : le port du « coquelicot » finalement accordé aux joueurs anglais et gallois’, Le Monde (novembre 2011), accès http://www.lemonde.fr/sport/article/2011/11/10/football-le-port-du-coq…t-finalement-accorde-aux-joueurs-anglais-et-gallois_1601800_3242.html

[15] ‘Le football est Charlie, FIFA’ (Janvier 2015), accès http://fr.fifa.com/live-scores/news/y=2015/m=1/news=lefootballestcharlie-2504051.html

[16] Laurent FAVRE, ‘Le monde du sport peut-il invoquer le droit à la liberté d’expression?’, Le Temps (8 Novembre 2016), accès https://www.letemps.ch/sport/2016/11/08/monde-sport-peutil-invoquer-droit-liberte-dexpression

[17] Code disciplinaire de la FIFA, article 73 (2011), accès http://resources.fifa.com/mm/document/affederation/administration/50/02/75/discoinhaltf.pdf

[18] Code disciplinaire de la FIFA, article 85 (2011), accès http://resources.fifa.com/mm/document/affederation/administration/50/02/75/discoinhaltf.pdf

[19] Richard Conway, ‘England v Scotland: Fifa probe more issues over pre-match build-up’, BBC (18 novembre 2016), accès http://www.bbc.com/sport/football/38024262

AFP, ‘Procédure disciplinaire contre le coquelicot d’Angleterre – Ecosse’, Eurosport (18 novembre 2016), accès http://www.eurosport.fr/football/matches-amicaux/2016/procedure-disciplinaire-contre-le-coquelicot-d-angleterre-ecosse_sto5952530/story.shtml

[20] Frédéric Buy, Jean-Michel Marmayou, Didier Poracchia, Fabrice Rizzo, Droit du sport (4e édition lextenso edition, 2015) n° 283, p. 138

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