Fraude fiscale : le « verrou de Bercy » a t-il vraiment sauté ?

Le 19 septembre dernier, les députés ont adopté en première lecture un amendement prévoyant de mettre fin à « l’exception au libre exercice de l’action publique par le ministère public » pour les plus gros fraudeurs fiscaux, autrement dit, le « verrou de Bercy » (1). Il s’agit ainsi de mettre fin au monopole de l’administration fiscale quant à l’opportunité des poursuites judiciaires qu’elle aurait à exercer à l’encontre de personnes soupçonnées de fraude fiscale. Cet amendement a été déposé par la députée Emilie Cariou dans le cadre de l’examen sur le projet de loi relatif « à la lutte contre la fraude » et plus particulièrement à la lutte contre la fraude fiscale.

Le « verrou de Bercy » est un dispositif ancré qui confère à l’administration fiscale un pouvoir exorbitant. Les critiques quant à son existence sont toutefois récentes et se sont exacerbées ces dernières années avec l’affaire Cahuzac qui a mis en évidence les défaillances du mécanisme (I). Sous le poids des critiques de l’opinion publique, les parlementaires ont réussi, à l’occasion de l’examen du projet de loi contre la fraude, à faire pression sur le gouvernement en adoptant un amendement mettant fin au dispositif actuel (II). Ce « totem de Bercy » étant tombé, il n’en demeure pas moins que le nouveau mécanisme connait des limites (III).

I) Un verrou quasi centenaire oxydé par les critiques

Le fait pour l’administration fiscale de disposer seule de l’opportunité des poursuites judiciaires à l’encontre de personnes soupçonnées de fraudes fiscales est un principe ancien qui date de la loi du 25 juin 1920. Cette loi était intervenue trois ans après celle sur la réforme de ce que l’on appelle alors l’Impôt Général sur le Revenu. Cette contribution nouvelle avait été mal perçue dans l’opinion publique une fois la guerre terminée, le consentement à l’impôt perdant alors de sa popularité, le législateur dut intervenir pour durcir les sanctions en cas de fraudes, et c’est à cette occasion que fut consacré le principe du monopole des poursuites judiciaires par l’administration fiscale. La justification étant simple : régler à l’amiable le redressement fiscal du contribuable défaillant, afin qu’il régularise avec célérité sa situation, moyennant en plus le paiement d’une amende administrative. Seuls les cas les plus graves de fraudes fiscales étaient en plus poursuivis par la justice.

A partir des années 1920, le législateur n’a pas cessé de consolider le monopole de l’administration fiscale et de son chef le ministre des finances publiques. Ce dernier se voit même attribuer le droit de disposer seul et discrétionnairement de l’opportunité des poursuites par la loi du 22 mars 1924. La loi du 29 décembre 1977 vient ajouter un rouage supplémentaire au mécanisme existant par la création de la Commission des Infractions Fiscales (CIF). Avec cette loi, énoncée aujourd’hui à l’article L 228 du Livre des procédures fiscales, le ministère des finances ne peut engager des poursuites qu’avec l’aval de la commission (2). Or en pratique la CIF suit souvent l’avis du ministère (3), ce qui ne retire donc rien au pouvoir de ce dernier. Cette procédure de nature fiscale est une exception au principe prévu à l’article 40 du Code de procédure pénale, selon laquelle le procureur de la république a la responsabilité de juger de l’opportunité des poursuites.

Cette procédure particulière apparaît comme étant le marqueur d’une rupture d’égalité qui met en avant l’idée d’une justice à deux vitesses distinguant les délinquants de droit commun et les fraudeurs fiscaux (5). L’explication tient au fait que l’Etat entend par la négociation obtenir plus rapidement et de manière plus sûre les droits rappelés. Or, en admettant que la mise en mouvement de l’action publique soit subordonnée à l’aval de Bercy, cela créer de fait une inégalité entre les citoyens. Le principe fondamental d’égalité devant la loi s’en trouvant donc rompu.

En 2013, lorsqu’éclate l’affaire Cahuzac l’opinion publique va se pencher sur le « verrou de Bercy » jusque là inconnu du grand public. En effet, Jérôme Cahuzac alors ministre en charge du Budget, se voit accuser par la presse de blanchiment d’argent via des comptes à l’étranger provenant de fonds issus de la fraude fiscale (4). Face au scandale et à la pression de l’opinion politico-médiatique, le ministre du budget démissionne. Or, si ce dernier n’avait pas démissionné de lui même, il avait la prérogative, en qualité de ministre de Budget, de bloquer les poursuites en ne portant pas plainte contre lui-même. Une telle possibilité, même si elle n’est que théorique, a mis en avant les défaillances du « verrou de Bercy ». Dans ces conditions, il convenait pour le législateur d’intervenir ne serait-ce que pour des raisons morales et politiques.

II) La clé de l’opportunité des poursuites rendue en partie à l’autorité judiciaire

Le législateur motivé par la volonté de renforcer les sanctions à l’égard des fraudeurs fiscaux s’est efforcé ces dernières années de durcir les sanctions en cas de manquements aux obligations fiscales, notamment par la création du Parquet national financier créé en décembre 2013. Dans un contexte où « des efforts importants de maîtrise des dépenses publiques ont été déployés » (5) les comportements frauduleux sont de moins en moins supportés par les contribuables qui font des efforts. Lors du débat sur le projet de loi « Pouvoir public : confiance dans l’action publique » voté à l’été 2017, les sénateurs avaient approuvé d’une faible majorité un amendement prévoyant la fin du « verrou de Bercy ». Toutefois, le gouvernement sous l’impulsion de la ministre de la Justice, Nicole Belloubet avait refusé de soutenir l‘abrogation du mécanisme. Un second amendement permettant d’écarter la suppression du mécanisme fut donc adopté par l’Assemblée nationale. Le statu quo du gouvernement étant alors motivé par l’efficacité du « verrou de Bercy » qui incite les contribuables à régulariser leurs situations plus rapidement. Le gouvernement avait juste concédé juste une mission d’information permettant d’évaluer s’il est pertinent de maintenir ou non « le verrou de Bercy ». Le 23 mai 2018, la commission d’information rend son rapport et plaide en faveur d’une suppression du mécanisme tel qu’il est.

L’étude du nouveau projet de loi contre la fraude fiscale fut donc l’opportunité de proposer à nouveau sa suppression, ce à quoi l’ancienne rapporteuse de la mission d’information Emilie Cariou s’employa en déposant un amendement. Il ressort, alors des travaux parlementaires adoptés par les députés le 19 septembre dernier, la création d’« un mécanisme de transmission automatique au parquet, des affaires ayant donné lieu aux pénalités administratives les plus importantes dès lors que les droits éludés dépassent un seuil fixé à 100 000 euros »(6). Il n’en demeure pas moins le maintien « pour l’administration de déposer des plaintes sur avis conforme de la commission des infractions fiscales ». En inscrivant dans la loi un seuil permettant d’ouvrir le « verrou de Bercy », il ne saurait s’agir de parler de suppression mais d’une évolution du mécanisme.

III) Un déverrouillage partiel du monopole des poursuites

Le seuil des 100 000 euros des droits rappelés, s’il a pu être critiqué, n’a pas été fixé au hasard. Il ressort de la commission d’information que c’est le montant à partir duquel un dossier complexe est en pratique transmis à la commission des infractions fiscales. A titre d’exemple en 2017, sur 15 065 dossiers où une fraude a été détectée, 4 423 portaient sur un montant supérieur à 100 000 euros. Or, seulement 874 dossiers ont été soumis à la CIF, qui dans 95% des cas, a transmis les dossiers à la justice (7). L’intérêt d’un procès au delà d’une amende pénale c’est de prononcer des peines non pécuniaires. Les autorités judiciaires disposent en effet de tout un arsenal bien plus coercitif que de simples amendes à l’instar de « l’interdiction de participer à des marchés publics, des peines privatives de liberté, d’inéligibilité, de publicité de la sanction » (8). En outre, la suppression même partielle du « verrou de Bercy » présente l’avantage d’éviter un glissement de qualifications erronées. Au moment des débats parlementaires l’avocat Bruno Quentin faisait remarquer que de plus en plus fréquemment les autorités judiciaires poursuivaient « pour des faits relevant de la fraude fiscale mais fallacieusement qualifiés de blanchiment de fraude fiscale » (9) dans le but de contourner le « verrou de Bercy ».

L’argumentaire du gouvernement reste le même : les plus grandes affaires seront transmises à la justice comme elles l’étaient déjà mais dans une plus grande mesure à présent. Le gouvernement estime que le nombre d’affaires transmises à la justice doublera. A l’inverse, les affaires de moindres importances resteront du ressort exclusif du fisc. Ce petit « verrou Bercy », s’inscrit dans une logique de ne pas engorger les tribunaux dès qu’une fraude fiscale est détectée. A ce titre, « les petits fraudeurs » devront toujours rembourser les sommes dues et payer une amende. Toutefois, ces derniers échapperont à la justice si Bercy ne décide pas de transmettre leurs dossiers avec l’avis conforme de la CIF aux autorités judiciaires. Par ailleurs, le vote de l’extension de la convention judiciaire d’intérêt public (10) étendue à la fraude fiscale, dans les conditions de la procédure du « plaider coupable » de l’article 9 du projet de loi lutte contre la fraude, rentre en contradiction avec l’esprit de la suppression du « verrou de Bercy ». Non seulement le caractère transactionnel avec l’administration fiscal survit, mais s’en trouve renforcé. La suppression du « verrou du Bercy » est donc à relativiser.

Arnaud STEVENS
Université de Tours

(1) Rapport d’information de la mission commune sur les procédures de poursuites des infractions fiscales.
(2) L’article L 288 alinéa 1 du Livre de procédure fiscale énonce que « Sous peine d’irrecevabilité, les plaintes tendant à l’application de sanctions pénales en matière d’impôts directs, de taxe sur la valeur ajoutée et autres taxes sur le chiffre d’affaires, de droits d’enregistrement, de taxe de publicité foncière et de droits de timbre sont déposées par l’administration sur avis conforme de la commission des infractions fiscales. »
(3) Le rapport d’information énonce que « la CIF valide dans 95% des cas la transmission de ces dossiers au Parquet »
(4) Le 15 mai 2018, Jérôme Cahuzac est reconnu coupable de fraude fiscale et est condamné par la Cour d’appel de Paris à quatre ans de prison dont deux avec sursis il devrait bénéficier d’une peine aménageable. En outre, il a écopé d’une amende de 300 000 euros et d’une peine d’inéligibilité de cinq ans.
(5) Propos introductif du rapport d’information.
(6) Rapport de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.
(7) Les données chiffrées sont issues du rapport d’information
(8) Propos rapportés le 15 février 2018 à Dalloz actualité par Jean-Pierre Lieb ancien chef du service juridique de la Direction générale des Finances publiques
(9) Propos rapportés de l’article « Verrou de Bercy, blanchiment de fraude fiscale et dévoiement » publié à La Semaine Juridique n°25 en date du 18 juin 2018
(10) Mécanisme issu de la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite loi Sapin II, codifiée à l’article 41-1-2 du code de procédure pénale qui permet au procureur de la République de négocier avec une personne morale mise en cause pour des faits de corruption, trafic d’influence, fraude fiscale ou blanchiment de fraude fiscale, de conclure une transaction qui aura pour effet d’éteindre l’action publique.

Pour aller plus loin :

Le rapport d’information
http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i0982.asp#P686_89325

Le rapport de la commission des finances
http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/rapports/r1212.pdf

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