Luxembourg: vers la fin de l’évasion fiscale

Comment l’un des plus petits Etats européens a-t-il réussi à priver ses voisins de milliards d’euros de recettes fiscales ? La réponse, mise en exergue en novembre dernier dans la presse, a projeté le Luxembourg au cœur de la polémique sur l’évasion fiscale, contre laquelle les gouvernements nationaux et l’OCDE ont engagé une lutte acharnée depuis des années.

A l’origine de ces révélations : le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ)[1], qui, après plusieurs mois d’enquête, a rendu publiques 28 000 pages de documents relatives à différents accords fiscaux classés confidentiels. A cela s’ajoute la diffusion de dossiers concernant des centaines d’entreprises dont les transferts de capitaux transitant par le Luxembourg avaient pour but la réduction de leurs charges fiscales. Les documents dévoilés concernent la période de 2002 à 2011 et rien n’indique que ces accords ont été modifiés depuis.

L’enquête en question, qui répond au nom évocateur de LuxLeaks, démontre comment le Grand-Duché est l’un des acteurs d’une massive évasion fiscale profitant aux actionnaires des grands groupes, tels que Pepsi, Procter & Gamble, Burberry, ou encore Ikea.

Tous les secteurs sont concernés : la Technologie avec Apple ou Amazon, la Finance avec en tête les Français Axa, BNP ou le Suisse UBS mais aussi les chefs de file de la grande consommation comme LVMH.

Or, les accords conclus représentent des milliards d’euros de recettes fiscales perdus pour les Etats où ces entreprises réalisent des bénéfices.

Le manque à gagner pour la France serait évalué à 60 milliards d’euros, soit 4 fois le déficit de la Sécurité sociale.

Malgré les réactions indignées des médias, cette révélation ne serait-elle pas un secret de polichinelle ? En effet, le Luxembourg s’est positionné depuis longtemps aux yeux de l’opinion publique comme une industrie rodée de l’évasion fiscale, appuyée par son secret bancaire qui prendra fin en 2017, sous la pression internationale.

En réalité, ce qui prête davantage à interrogation est le fait que ces montages financiers et fiscaux soient en conformité avec la législation luxembourgeoise.

En effet, devant ces méthodes dont beaucoup s’insurgent, il ne faut pas confondre l’optimisation fiscale – qui reste une pratique légale – et la fraude fiscale, qui elle est lourdement sanctionnée.

Entre les deux, c’est une zone grise, l’évasion fiscale, ou plus exactement un formidable terrain de jeux pour les sociétés, les cabinets de conseil et les avocats. C’est sur ce terrain que s’exerce l’expertise de ces derniers et les multinationales sont prêtes à payer le prix fort pour en bénéficier.

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Des montages fiscaux complexes mais légaux

Devant cette perte d’argent considérable pour les autres Etats, la question est de savoir comment les groupes mettent en place leurs stratégies d’implantation et de transferts des bénéfices, d’une manière légale aux yeux des autorités luxembourgeoises.

Cela consiste tout d’abord à recourir à la pratique du tax ruling (agréments fiscaux), qui permet à une entreprise de demander préalablement à l’administration fiscale d’un pays comment sera traitée sa situation. Outre l’avantage évident de la prévisibilité et de la sécurité juridique lié au tax ruling, la société obtient des garanties juridiques puisque l’administration est liée par son propre avis[2].

Les multinationales passaient donc des accords avec les autorités du pays pour chercher à réduire leurs charges d’impôts.

Bien entendu, les entreprises s’appuient également sur la législation fiscale souple du Luxembourg, mêlée aux vides juridiques de la réglementation internationale en la matière.

Cependant, contrairement à une idée reçue, le taux d’imposition sur les sociétés (IS) du Grand-Duché n’explique pas à lui seul l’engouement des sociétés pour ce pays. En effet, le taux global d’IS est de 29,22%, donc au dessus de la moyenne européenne (23,5%), et les relations avec l’administration fiscale ne sont pas aussi apaisées qu’en Suisse par exemple.

A cela s’ajoute un impôt sur la fortune (ISF)  en fonction du chiffre d’affaires réalisé et pesant uniquement sur les personnes morales.

Enfin, toute distribution de dividendes à des personnes non-résidentes sur le territoire luxembourgeois s’accompagne d’une retenue à la source de 15%.

En réalité, ce qui rend le Luxembourg particulièrement compétitif dans la sphère fiscale est une structure des actifs audacieuse et organisée de telle manière à ce que l’assiette sur laquelle porte le taux d’IS soit considérablement réduite.

Deux montages permettent d’illustrer ce propos et de mieux en comprendre les enjeux.

Le premier exemple concerne le système de prêts.

Une holding établie au Luxembourg prête de l’argent à une autre filiale du groupe située dans un pays étranger. Le but est de faire en sorte que les intérêts payés par la filiale (qui rémunèrent le service de prêt rendu par la holding) soient particulièrement élevés. Ceux-ci seront facturés et ainsi déduits du résultat de la filiale et transférés vers le Luxembourg.

Le montage permet ainsi de ne pas déclarer en France la somme d’argent transférée et évite l’imposition au taux d’IS français de 33,33%.

Inversement, si une société mère non-résidente prête de l’argent à sa filiale établie au Luxembourg, les intérêts payés par cette dernière en rémunération sont intégralement déductibles de son revenu imposable[3].

Le second exemple s’appuie sur le paiement des redevances (royalties) : une société ouvre au Luxembourg une entité dont l’objet est la gestion des actifs de la propriété intellectuelle. Les autres filiales, ainsi que la maison-mère, vont payer à cette entité des redevances en l’échange de l’utilisation de la marque et des brevets gérés par celle-ci. Les sommes payées réduisent le bénéfice de chaque société dans leur propre Etat et ainsi l’assiette sur laquelle porte l’imposition. Parallèlement, l’objectif de la holding est de surfacturer ce service en s’appuyant sur ces éléments immatériels qui, par nature, ne sont pas évidents à évaluer en espèces, ce qui rend les contrôles des administrations fiscales moins aisés.

Le résultat est le même que dans le cas précédent : une réduction de la base imposable.

Par ailleurs, le Luxembourg jouit d’un réseau de conventions fiscales bilatérales très élaboré permettant d’éviter les doubles impositions et de réduire substantiellement les retenues à la source sur les dividendes ou les taxes sur intérêts.

Enfin, l’attractivité du Grand-Duché repose sur les dispositifs hybrides. Sont visés ici « l’ensemble des montages qui exploitent les différences d’instruments, d’entités ou de transferts de régimes fiscaux entre deux ou plusieurs pays ».

Par exemple, un instrument pourra être qualifié de titre de participation dans un pays et de titre de dette dans un autre. Ainsi, les intérêts versés par la filiale peuvent être déductibles dans un pays tandis que la même somme représente des dividendes reçus par la société mère dans un autre Etat. Or, ces dividendes sont exonérés d’impôt en vertu du régime mère-fille : le groupe est ainsi gagnant à tous les niveaux[4].

Un régime fiscal avantageux pour les investisseurs étrangers

Les sociétés bénéficient de réels avantages fiscaux en implantant une holding au Luxembourg.

Tout d’abord, la stabilité économique, politique et sociale du pays est un argument de taille : l’environnement fiscal est propice au développement des activités économiques et à la compétitivité d’un groupe.

De plus, le pays représente une place financière importante avec plus de 160 banques implantées et un accès facile à la bourse de valeurs (les coûts d’admission à la cotation sont moins élevés que dans d’autres pays).

Le Luxembourg est aujourd’hui le premier centre de fonds d’investissement au niveau européen et le deuxième au niveau mondial, après les Etats-Unis[5].

Cela en raison notamment d’une réelle flexibilité laissée aux investisseurs dans la structure des fonds.

Des structures d’investissement répondent à leurs besoins en termes de diversification et d’endettement.

Une entité attire les capitaux étrangers, il s’agit de la SOPARFI : société de participation financière[6]. Cette dernière bénéficie des avantages des conventions de non-double imposition et peut avoir une activité de holding et une activité annexe, comme  le conseil ou l’exploitation de marques et brevets.

Elle s’inscrit dans le régime de la directive mère-fille et les dividendes distribués par une société de capitaux résidente ou non-résidente sont exonérés sous conditions :

  – La société mère est une société de capitaux résidente au Luxembourg, détenant une participation de 10% au moins du capital de la fille.

  – La société mère a détenu ou s’engage à détenir la participation depuis le début de son exercice et pendant les 12 mois précédant la clôture de l’exercice.

A cela s’ajoute une exonération du boni de liquidation et des plus-values de cession sous les mêmes conditions.

Par exemple, une société étrangère va pouvoir apporter ses titres pour créer une SOPARFI et bénéficiera du régime de sursis d’imposition.

En cas de cession de filiales, il y aura une exonération de taxation des plus-values.

Le véhicule SICAR (société d’investissement en capital risque[7]) est dédié aux opérations de capital risque et capital investissement et n’a pas l’obligation de respecter le principe de la répartition des risques, contrairement aux fonds classiques.

Son régime fiscal est particulièrement avantageux puisque la SICAR bénéficie elle aussi, outre des conventions de lutte contre la double imposition, d’une absence de retenue à la source des versements tels que les dividendes, boni de liquidation et autres produits.

Cela représente un atout majeur pour attirer les investissements des entreprises étrangères.

Enfin, des fonds spécialisés[8] ont été créés depuis 2007 et sont réservés aux investisseurs professionnels. La différence étant que le principe de diversification doit être maintenu.

Une fois encore, l’environnement fiscal est attractif étant donné que la structure n’est soumise qu’à une taxe d’abonnement annuelle représentant 0,01% de la valeur nette des actifs détenus. Ce véhicule n’a quasiment aucune obligation de communication auprès du grand public, ce qui incite à une gestion parfois opaque et à une plus grande liberté de manœuvre.

Une telle législation facilite les pratiques d’évasion fiscale par les banques qui font partie de ces gestionnaires de fonds. Ces avantages leurs permettent ainsi de réduire leurs coûts de gestion et d’être toujours plus compétitives sur la scène internationale.

Les accords complexes conclus avec le Luxembourg permettent ainsi, en substance, l’obtention d’importantes réductions des taux d’imposition effectifs sur les revenus de prestations de services de leurs sociétés de gestion de fonds.

Le Luxembourg dans la ligne de mire des instances internationales

Lors du sommet du G20 à Brisbane en novembre dernier, les Etats et les gouvernements ont timidement évoqué la question de l’évasion fiscale internationale.

Jean-Claude Juncker – actuel président de la Commission européenne et  ancien Premier ministre du Luxembourg au moment où les accords fiscaux ont été signés entre les multinationales et l’administration luxembourgeoise – a défendu la mise en place d’un système d’échange automatique d’informations sur le rescrit fiscal, mais cela n’a toujours pas été adopté dans les conclusions du sommet.

En revanche, les discussions sur la transparence et l’équité fiscales ont avancé et un engagement a été conclu pour finaliser les travaux de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) sur les pratiques d’optimisation fiscale agressive des multinationales.

En effet, l’OCDE fait pression pour que le Luxembourg retire ces mesures qui font polémiques.

Le rapport sur la lutte contre l’évasion fiscale et le transfert des bénéfices, plus connu sous le nom de rapport BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) publié par l’OCDE en 2013 condamne ces pratiques en constatant et luttant contre les failles permettant aux contribuables de jouer sur différentes législations pour réduire la base imposable ou de dissocier les bénéfices du territoire sur lequel ils sont générés[9].

Outre les recommandations nouvelles formulées pour faire face au développement de l’économie numérique et à l’optimisation fiscale mise en œuvre par les géants du secteur comme Amazon ou Google, l’OCDE entend également lutter contre la manipulation des prix de transferts et les dispositifs hybrides, qui sont des techniques majeures de délocalisation des bénéfices.

Ainsi, le rapport BEPS préconise notamment :

-La mise en place d’une imposition des dividendes reçus lorsque l’Etat de la filiale permet la déduction de ces dépenses.

-Un dispositif  de taxation des bénéfices des sociétés transparentes contrôlées par des sociétés étrangères lorsque l’Etat de résidence de la société mère qualifie la filiale de « société opaque ».

Les droits internes prendront ainsi en considération les conséquences fiscales des opérations réalisées à l’étranger par leurs contribuables.

La lutte engagée par l’OCDE sur les pratiques fiscales dommageables portera certainement atteinte à l’environnement fiscal luxembourgeois.

L’objectif affiché est de réduire les distorsions flagrantes dans la taxation de certaines activités telles que la Finance ou les Services, pour empêcher les entreprises de pratiquer le law shopping et de s’orienter ainsi vers un pays où la fiscalité est avantageuse.

Le Grand-Duché, devant ces pratiques qui préjudicient la concurrence, devra abroger ce genre de régimes, au risque de voir les autres Etats adopter des mesures défensives.

 La Commission européenne a également lancé une grande enquête à l’encontre de ces pratiques constitutives, selon elle, de concurrence fiscale dommageable.

Pierre Moscovici promet qu’une directive européenne sur l’échange automatique d’informations sera prête début 2015.

L’instance envisage également de débattre sur une harmonisation de la base de l’impôt sur les sociétés pour lutter contre le dumping fiscal.

L’actuel Premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, se déclare opposé à une telle pratique, défendant le droit d’appliquer des fiscalités directes et indirectes différentes en Europe, ce domaine devant relever de la souveraineté de chaque Etat.

Le bras de fer est engagé et la politique fiscale du Luxembourg pourrait connaître de profonds changements dans les années à venir.

Le « scandale » du LuxLeaks – qui légalement n’en est pas un – a dévoilé comment les actionnaires des grandes sociétés s’enrichissent, mais il faut aussi préciser que cet argent est réinjecter dans l’économie sous forme d’investissements et de consommation.

Or, dans un contexte de ralentissement de la croissance mondiale et d’une pression fiscale de plus en plus pesante sur les entreprises, l’évasion fiscale reste pour ces dernières un moyen adéquat pour défendre leur compétitivité.

Céline Miguet

M2 Opérations et fiscalité internationales des sociétés,

Université Panthéon- Sorbonne

 

[1] www.lemonde.fr : Luxembourg plaque-tournante de l’évasion fiscale. 05/11/2014

[2] Luxembourg in International Tax Planning, Philip J.Warner, Marc Schmitz

[3]Précis de droit fiscal, Jean-Pierre Winandy.

[4] OCDE (2012), Dispositifs hybrides – Questions de politique et de discipline fiscale.

[5] www.senat.fr : enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales.

[6]Droit fiscal international, Jean Schaffner, 3e édition. Stratégie fiscale internationale, Patrick Rassat – Thierry Lamorlette, 3ème édition.

 

[7] Droit fiscal international, Jean Schaffner, 3e édition.

[8] Droit fiscal international, Jean Schaffner, 3e édition.

 

[9] Revue Banque & Stratégie n°322.

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