Le procureur de la République va-t-il enfin pouvoir forcer le verrou de Bercy ?

La fraude fiscale se trouve au cœur de l’actualité en cette année 2016. La répression de la fraude fiscale à l’épreuve du principe ne bis in idem a fait grand bruit, notamment avec Monsieur Jérôme CAHUZAC qui déposa une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), laquelle fut transmise au Conseil constitutionnel[i]. Mais là n’est point la seule difficulté que soulève la fraude fiscale.

Effectivement, certains auteurs sont d’avis que la fraude fiscale pourrait être contraire au principe de légalité des délits et des peines, puisque l’article 1741 du Code général des impôts la définit comme étant le fait de se soustraire « frauduleusement » à des obligations[ii]. Sa définition manquerait donc de clarté et de précision. L’objet de notre propos porte quant à lui sur un troisième problème, celui du fameux « verrou de Bercy ». Le 19 mai 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation décida de transmettre au greffe du Conseil constitutionnel une QPC portant sur l’opportunité des poursuites pénales en matière de fraude fiscale[iii].

Concernant la procédure pénale de la fraude fiscale, il est trois étapes. Premièrement, conformément à l’article L.228 du Livre des procédures fiscales, l’Administration fiscale doit solliciter l’avis de la Commission des infractions fiscales. Deuxièmement, si ladite Commission des infractions fiscales émet un avis favorable au dépôt d’une plainte pour fraude fiscale, alors l’Administration des impôts sera tenue de la déposer. Troisièmement, en vertu de l’article 40-1 du Code de procédure pénale, le procureur de la République décide s’il est opportun d’engager des poursuites, de mettre en œuvre une procédure alternative aux poursuites ou de classer la plainte sans suite.

L’expression « verrou de Bercy » tire son origine de la première étape : c’est l’Administration fiscale qui dispose du monopole des poursuites pénales, c’est elle qui initie ou non la procédure pénale. Comme le soutient la QPC, cela porterait atteinte au pouvoir réservé en principe au procureur de la République (I). Mais il conviendra de noter que ce monopole pourrait également contrevenir au principe d’égalité devant la loi (II).

I L’atteinte au principe de séparation des pouvoirs

  La première critique réside dans le fait que c’est l’Administration fiscale qui décide s’il y a lieu ou non d’engager des poursuites pénales. Or, d’après les dispositions des articles 1 et 31 du Code de procédure pénale, c’est au procureur de la République qu’il revient la prérogative de mettre en mouvement l’action publique. Pis, pour être davantage précis, c’est à l’Administration fiscale de déposer plainte, mais conformément à l’article L.228 du Livre des procédures fiscales, la Commission des infractions fiscales est saisie par le ministre chargé du Budget – Michel SAPIN en l’occurrence –. Autrement dit, c’est un politique, c’est le pouvoir exécutif qui décide s’il est opportun ou non de mettre en mouvement l’action publique. Le pouvoir exécutif exerce donc une prérogative réservée en principe à l’autorité judiciaire, ce qui serait contraire à l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, article à l’origine du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. Et si Michel SAPIN se rendait coupable du délit de fraude fiscale, qui déciderait s’il y a lieu ou non de lancer la procédure pénale ? Michel SAPIN lui-même. Autant dire qu’il n’y aurait pas de poursuites pénales. Jérôme CAHUZAC s’est trouvé exactement dans cette situation, bien qu’il ait démissionné par la suite…

D’ailleurs, pourquoi un tel « verrou » en matière de fraude fiscale ? Nul ne sait, c’est une particularité française. Il est à noter que c’est le seul et unique délit que le ministère public ne peut pas poursuivre de lui-même ! La politique se mêle donc à la justice, comme le démontre la récente affaire opposant le comité d’entreprise de McDonald’s Ouest parisien à McDonald’s[iv]. À notre sens, ce monopole est injustifié. L’atteinte au principe de la séparation des pouvoirs est manifeste, et pour cette raison, le Conseil constitutionnel devrait déclarer l’article L.228 du Livre des procédures fiscales contraire à la Constitution.

Par surcroît, bien que cela ne soit pas l’objet de cette QPC, le Conseil constitutionnel devra tenir compte du fait que le monopole des poursuites pénales de l’Administration fiscale est également manifestement contraire au principe d’égalité devant la loi.

II L’atteinte au principe d’égalité devant la loi

La seconde critique prend appui sur le fait que le monopole des poursuites pénales de l’Administration fiscale est arbitraire et qu’il contrevient au principe d’égalité devant la loi pénale. En moyenne, il y a 50.000 contrôles fiscaux chaque année en France[v]. Sur ces 50.000 contrôles fiscaux, environ 10.000 contribuables sont susceptibles de faire l’objet d’une plainte pour fraude fiscale[vi]. Sur ces 10.000 fraudeurs potentiels, seuls 1.000 font l’objet de poursuites pénales[vii].

Selon l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le pouvoir arbitraire du ministre du Budget en matière de fraude fiscale ne pose-t-il pas un sérieux doute quant à l’égalité des contribuables devant la loi ? Effectivement, seulement 1.000 fraudeurs potentiels font l’objet de poursuites pénales, or, sont-ils placés dans une situation différente des autres contribuables qui, eux, ne font l’objet que d’une procédure fiscale ? La réponse est négative. Tous ces fraudeurs sont placés dans une situation identique : ils sont coupables d’avoir éludé l’impôt de façon intentionnelle. Pour des faits identiques, d’aucuns bénéficieront d’une procédure discrète, et ne seront condamnés qu’à des sanctions pécuniaires, alors que d’autres subiront en sus une procédure publique, voire médiatisée, et risqueront notamment une peine d’emprisonnement. Le plus souvent, le contribuable échappant aux poursuites pénales est une grande société, qui dispose d’importantes liquidités et qui s’engage à payer immédiatement l’Administration des impôts, en contrepartie d’une remise de dette[viii]. Pour une situation identique, le traitement doit être identique : là réside le principe de l’égalité devant la loi. L’avenir nous dira très prochainement si le procureur de la République sera ou non en mesure de forcer ce très controversé verrou de Bercy.

Vincent Lepaul

[i] Cass, Crim, 30 mars 2016, n°16-90001

[ii] Nicolas JACQUOT, Paul MISPELON, La constitutionnalité du délit de fraude fiscale bientôt mise à nue ?, Revue de Droit fiscal du 21 janvier 2016, n°3, act. 41

[iii] QPC n°2016-555 enregistrée au greffe du Conseil constitutionnel le 24 mai 2016

[iv] www.liberation.fr : Eva Joly : « Cette plainte vise à mettre fin à l’impunité fiscale des multinationales », 18 décembre 2015

[v] www.economie.gouv.fr : 2015 : année record pour le contrôle fiscal, 3 mars 2016

[vi] Ludovic AYRAULT, Non bis in idem : les enjeux en matière fiscale, AJ Pénal 2015, page 185

[vii] Ibid.

[viii] www.liberation.fr : Eva Joly : « Cette plainte vise à mettre fin à l’impunité fiscale des multinationales », 18 décembre 2015

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