Naissance, mort et résurrection du délit de consultation habituelle de sites internet terroristes

Dans sa décision QPC n° 2016-611 du 10 février 2017, le Conseil constitutionnel déclare contraire à la Constitution le délit de consultation habituelle de sites internet terroristes et l’abroge avec effet immédiat. Ce délit a toutefois été réintroduit dans sa version modifiée par la loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique.

La loi n° 2016-731 du 3 juin 2016, renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, est venue créer l’article 421-2-5-2 du Code pénal, réprimant de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende la consultation habituelle de sites internet provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes.

I – LA NAISSANCE DE L’INCRIMINATION

A la suite de l’attentat de Mohamed Merah en 2012, le Président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, annonçait lors d’une allocution sa volonté de créer une nouvelle infraction consistant à sanctionner « toute personne qui consultera de manière habituelle les sites internet qui font l’apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine et à la violence »(1). L’incrimination avait alors été insérée dans le projet de loi renforçant la prévention et la répression du terrorisme, déposé à l’Assemblée nationale le 11 avril 2012.

Dans sa formation consultative, le Conseil d’État, saisi de ce projet, avait déjà émis des réserves. Il avait considéré que : « De telles dispositions, sans véritable précédent dans notre législation ni équivalent dans celles des autres États membres de l’Union européenne, permettaient d’appliquer des sanctions pénales, y compris privatives de liberté, à raison de la seule consultation de messages incitant au terrorisme, alors même que la personne concernée n’aurait commis ou tenté de commettre aucun acte pouvant laisser présumer qu’elle aurait cédé à cette incitation ou serait susceptible d’y céder. Le Conseil d’État a considéré que de telles dispositions portaient à la liberté de communication, dont une protection particulièrement rigoureuse est assurée tant par le Conseil constitutionnel que par la Cour européenne des droits de l’homme, une atteinte qui ne pouvait être regardée comme nécessaire, proportionnée et adaptée à l’objectif de lutte contre le terrorisme »(2).
Le Gouvernement avait cependant maintenu la disposition dans le projet et l’avait soumis au Parlement ; toutefois, en raison des échéances électorales, le texte n’avait pas été inscrit à l’ordre du jour et les parlementaires ne l’ont donc pas discuté.

Ce délit avait fait son retour, dans une rédaction quasi-identique, au sein d’une proposition de loi enregistrée au Sénat le 17 décembre 2015, et « tendant à renforcer l’efficacité de la lutte antiterroriste ». La disposition avait été adoptée par le Sénat mais n’a jamais été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.

Ce sera finalement par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016, renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, que le délit de consultation habituelle de sites internet terroristes fera son entrée dans le Code pénal, à l’article 421-2-5-2, qui dispose alors que :
« Le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne
mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la
commission d’actes de terrorisme, soit faisant l’apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service
comporte des images ou représentations montrant la commission de tels actes consistant en des
atteintes volontaires à la vie est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.
Le présent article n’est pas applicable lorsque la consultation est effectuée de bonne foi,
résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervient dans
le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice.
»

Cette nouvelle infraction est fortement inspirée du délit de consultation habituelle de sites internet pédopornographique, prévu par l’article 227-23, alinéa 5 du Code pénal.

II – LA MORT DE L’INCRIMINATION

Le 29 novembre 2016, la chambre criminelle de la Cour de cassation(3) a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative à la conformité de ces dispositions à la Constitution, soulevée par une personne poursuivie sur ce fondement, ainsi que pour avoir méconnu les obligations de son assignation à résidence.

Dans sa décision QPC n° 2016-611 du 10 février 2017, la Conseil constitutionnel déclare l’article 421-2-5-2 du Code pénal contraire à la Constitution. Le juge constitutionnel commence par rappeler que la liberté de communication des pensées et des opinions, protégée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC), implique la liberté d’accéder aux services de communication au public en ligne, c’est-à-dire aux sites internet, étant donné l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions. En conséquence, il estime que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi(4), qui est de « prévenir l’endoctrinement d’individus susceptibles de commettre ensuite [des] actes [terroristes] ».

En premier lieu, le Conseil constitutionnel relève que la législation comprend un ensemble déjà existant d’infractions pénales et de dispositions procédurales pénales spécifiques ayant pour objet de prévenir la commission d’actes de terrorisme. Ainsi en est-il du fait :
– de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un acte de terrorisme (article 421-2-1 du Code pénal) ;
– d’adresser à une personne des offres ou des promesses, de lui proposer des dons, présents ou avantages quelconques, de la menacer ou d’exercer sur elle des pressions afin qu’elle participe à un groupement ou une entente prévu à l’article 421-2-1 ou qu’elle commette un acte de terrorisme (article 421-2-4 du Code pénal) ;
– de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes (article 421-2-5 du Code pénal) ;
– de préparer la commission d’un acte de terrorisme dès lors que cette préparation est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur et qu’elle est caractérisée par le fait de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui ainsi que par d’autres agissements tels que la consultation habituelle d’un ou de plusieurs services de communication au public en ligne provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie
(article 421-2-6 du Code pénal).

Ainsi, la loi pénale punit déjà la consultation de sites terroristes lorsque celle-ci intervient en lien avec un projet terroriste (article 421-2-6 du Code pénal) ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Gouvernement s’était opposé à la nouvelle incrimination au cours des débats parlementaires ayant précédé son adoption.

Le Conseil constitutionnel remarque aussi que, tant les magistrats et enquêteurs, que les services de renseignement disposent de nombreux pouvoirs permettant de réprimer ou prévenir la commission d’actes de terrorisme.
En outre, en application de l’article 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes ou l’apologie de tels actes relevant de l’article 421-2-5 du Code pénal le justifient, l’autorité administrative peut demander à tout éditeur ou hébergeur d’un service de communication au public en ligne de retirer les contenus qui contreviennent à cet article.
Dès lors, le juge constitutionnel conclut que « les autorités administrative et judiciaire disposent, indépendamment de l’article contesté, de nombreuses prérogatives, non seulement pour contrôler les services de communication au public en ligne provoquant au terrorisme ou en faisant l’apologie et réprimer leurs auteurs, mais aussi pour surveiller une personne consultant ces services et pour l’interpeller et la sanctionner lorsque cette consultation s’accompagne d’un comportement révélant une intention terroriste, avant même que ce projet soit entré dans sa phase d’exécution ». En conséquence, il estime que l’atteinte portée par la disposition contestée à la liberté de communication n’est pas nécessaire, au vu de l’arsenal juridique à la disposition des autorités pour prévenir la commission d’actes de terrorisme.

En second lieu, même si l’incrimination est inapplicable lorsque la consultation résulte de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice, elle n’impose pas néanmoins que l’auteur de la consultation habituelle des services de communication au public en ligne concernés « ait la volonté de commettre des actes terroristes ni même la preuve que cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ces services ». La répression interviendra dès la seconde consultation, en application de la jurisprudence constante de la Cour de cassation en matière de caractérisation de l’habitude (bien que le représentant du Gouvernement mentionnait à l’audience que deux consultations ne seraient pas suffisantes), et ce, même si le prévenu n’adhère pas à l’idéologie véhiculée par le site internet.

De surcroît, le législateur a exclu la pénalisation lorsque la consultation est effectuée de « bonne foi ». Cependant, si cette disposition semble être un obstacle à la répression, au même titre que les trois autres exemptions, les parlementaires ne l’ont pas définie. Il est donc impossible de connaître la portée qu’a voulu lui donner le législateur, étant précisé que le délit « ne requiert pas que l’auteur des faits soit animé d’une intention terroriste ». Les dispositions contestées font ainsi peser une incertitude sur la licéité de la consultation de certains services de communication au public en ligne et, en conséquence, de l’usage d’internet pour rechercher des informations. Ce délit n’apporte donc aux autorités aucun nouveau moyen de nature à permettre une prévention efficace des actes de terrorisme. Il en résulte que l’atteinte portée par la disposition contestée à la liberté de communication n’est pas adaptée ni proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur.
Le Conseil constitutionnel déclare donc l’article 421-2-5-2 du Code pénal contraire à la Constitution et l’abroge, avec effet immédiat à la date de publication de la décision, à peine quelques mois après son introduction en droit positif.


III – LA RÉSURRECTION DE L’INCRIMINATION

La publication de la décision du Conseil constitutionnel au Journal Officiel de la République française est intervenue le 12 février 2017, emportant l’abrogation immédiate de l’article 421-2-5-2 du Code pénal. Dix-neuf personnes faisaient l’objet de poursuites pénales à la date de l’abrogation, qui va donc leur profiter ; en revanche, douze personnes ont déjà été condamnées définitivement sur ce fondement, notamment à des peines d’emprisonnement ferme(5) ; ils ne pourront donc pas bénéficier de cette abrogation.
Dès le lendemain de la prise d’effet de l’abrogation, le 13 février 2017, la commission mixte paritaire du Parlement a introduit un article 6 nonies dans le projet de loi relatif à la sécurité publique, qui prévoit le rétablissement du délit de consultation habituelle de sites internet terroristes. Les parlementaires ont tenté de répondre aux exigences posées par la décision du Conseil constitutionnel en imposant une nouvelle condition : « la manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ce [site internet] ». Des questions de preuve ardues pourront dès lors se présenter pour démontrer cette adhésion idéologique, souvent non explicitement exprimée.

Ensuite, le texte a supprimé la référence à la « bonne foi » et prévoit une absence de répression en cas de « motif légitime ». Une liste non exhaustive de motifs légitimes est alors prévue. Les exceptions de l’ancienne rédaction de l’incrimination y figurent (consultation résultant de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervenant dans le cadre de recherches scientifiques ou réalisée afin de servir de preuve en justice). Toutefois, une nouvelle exception est consacrée : l’infraction est inapplicable lorsque la consultation s’accompagne
d’un signalement des contenus de ce service aux autorités publiques compétentes ; ainsi, la personne qui dénonce le site internet qu’elle a consulté se soustrait à la répression.

De même, et comme dans l’ancienne rédaction, le texte vise uniquement la consultation de sites internet qui comportent des images ou représentations montrant la commission d’actes consistant en « des atteintes volontaires à la vie ». En conséquence, les services en ligne qui diffuseraient, par exemple, des images ou vidéos d’empoisonnement (en tant qu’attentat à la vie) ou de torture et actes de barbarie, ne tomberaient pas sous le coup de la loi pénale, le principe d’interprétation stricte de la loi pénale oblige (article 111-4 du Code pénal).

Cependant, la « résurrection » de ce délit au sein du Code pénal pourrait de nouveau encourir les foudres du Conseil constitutionnel, qui a considéré dans sa décision du 10 février 2017 qu’une telle disposition n’était pas nécessaire au regard de l’arsenal déjà à la disposition des autorités. Certains parlementaires contestent toutefois une telle interprétation en estimant que cette incrimination permettrait d’appréhender des situations dans lesquelles une personne en est simplement au stade de l’endoctrinement, sans avoir, à ce moment, entamé des préparatifs en vue de la commission d’un éventuel acte de terrorisme. Il y a alors un vide répressif, que le sénateur Philippe Bas entend combler ; il estime en effet que celui qui consulte des sites internet terroristes « non pour s’informer mais en manifestant son adhésion à l’idéologie qu’[ils] véhiculent doit être puni avant de franchir l’étape suivante, qui consiste à préparer un attentat »(6). L’infraction a alors une vertu préventive, permettant de stopper les individus, avant un éventuel endoctrinement. Toutefois, l’incrimination reste fragile juridiquement, et les parlementaires l’ont reconnu lors des débats, en commission mixte paritaire. Mais dans son communiqué de presse, le Conseil constitutionnel a indiqué que « la motivation retenue demeur[ait] néanmoins liée aux caractéristiques particulières de l’incrimination dont il était saisi » ; le juge constitutionnel laisse peut-être par-là une place à une éventuelle nouvelle infraction de consultation de sites internet terroristes, mieux rédigée…

La loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique a été adoptée par le Parlement et comprend, en son article 24, la nouvelle incrimination de consultation habituelle de sites internet terroristes. L’article 421-2-5-2 du Code pénal est désormais rédigé comme suit :
« Le fait de consulter habituellement et sans motif légitime un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme, soit faisant l’apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou représentations montrant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende lorsque cette consultation s’accompagne d’une manifestation de l’adhésion à l’idéologie exprimée sur ce service.
« Constitue notamment un motif légitime tel que défini au premier alinéa la consultation résultant de l’exercice normal d’une profession ayant pour objet d’informer le public, intervenant dans le cadre de recherches scientifiques ou réalisée afin de servir de preuve en justice ou le fait que cette consultation s’accompagne d’un signalement des contenus de ce service aux autorités publiques compétentes. »

La loi a été promulguée et publiée au Journal officiel de la République française le 1er mars 2017 (7), sans contrôle a priori du Conseil constitutionnel. L’incrimination fera très certainement l’objet d’un contrôle a posteriori par le juge constitutionnel, via la QPC. Reste encore à savoir si cette nouvelle rédaction satisfait les exigences posées par la Constitution…

Jimmy HARANG

    (1) : Site internet de L’Expansion-L’Express → Économie → High-tech → 22 mars 2012 →
    « Punir ceux qui consultent un site web terroriste, c’est possible ? ».
    (2) : Rapport d’activité du Conseil d’État 2013, La documentation française, p. 202-203.
    (3) : Cass. crim. 29 novembre 2016, n° 16-90.024.
    (4) : Conformément à sa jurisprudence exigeante en la matière. V. CC, n° 2009-580 DC, 10 juin
    2009, HADOPI I.
    (5) : Rapport législatif n° 4466 (Assemblée nationale) et n° 399 (Sénat) du 13 février 2017, fait au
    nom de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en
    discussion du projet de loi relatif à la sécurité publique (à propos de l’article 6 nonies).
    (6) : Ibid..
    (7) : JORF n° 0051 du 1 mars 2017, texte n° 3.

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