La fermeture de la centrale de Fessenheim va-t-elle engager la responsabilité de l’Etat ?

Le projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte prévoit une modification du cadre juridique permettant la fermeture d’une centrale nucléaire. La fermeture de la centrale de Fessenheim, promesse du président de la République, va-t-elle mettre en jeu la responsabilité de l’Etat ? Un rapport récent évoque ainsi une indemnisation potentielle de 4 milliards d’euros…

L’installation nucléaire de base n°75, plus connue sous le nom de « centrale de Fessenheim » en référence à la ville du Haut-Rhin où elle est implantée, cristallise le débat sur la place du nucléaire en France. La construction de Fessenheim, doyenne des 19 centrales nucléaires françaises, a été autorisée par un décret du 3 février 1972. Mise en service à partir de décembre 1977, elle va bientôt fêter ses 37 ans d’activité.

Le président François Hollande s’était toutefois engagé à fermer Fessenheim en 2016. L’actuel PDG de la société EDF a cependant mis en garde qu’il demanderait une juste indemnisation si l’Etat l’oblige de mettre à l’arrêt cette centrale. Récemment, un rapport d’information de la Commission des finances de l’Assemblée nationale préconisait de reporter la fermeture de la centrale de Fessenheim en raison des coûts que cette décision pourrait occasionner.

Le projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte, actuellement débattu au Parlement, modifierait le cadre juridique permettant à l’autorité publique de demander la mise à l’arrêt d’une centrale nucléaire (I). Cette modification pourrait engager la responsabilité sans faute de l’Etat (II).

I-      Le cadre juridique de la mise à l’arrêt forcée d’une centrale nucléaire

A)    Le cadre juridique actuel : la nécessité d’un motif de sûreté

Dans le contexte juridique actuel, il est important de rappeler que les raisons et les acteurs qui peuvent pousser à une fermeture d’une centrale sont relativement limités.

En premier lieu, il est évident que la société EDF, en tant qu’exploitant, peut décider, et pour un motif de stratégie industrielle, d’arrêter la production d’électricité issue d’un ou plusieurs réacteurs.

En second lieu, le ministre chargé de la sûreté nucléaire ou l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN)[1] peut obliger l’exploitant, uniquement pour un motif de sûreté nucléaire, de suspendre le fonctionnement d’une centrale.

En effet, l’article L593-21 du code de l’environnement dispose que « S’il apparaît qu’une installation nucléaire de base présente des risques graves pour les intérêts mentionnés à l’article L. 593-1, le ministre chargé de la sûreté nucléaire peut, par arrêté, prononcer la suspension de son fonctionnement pendant le délai nécessaire à la mise en œuvre des mesures propres à faire disparaître ces risques graves. Sauf cas d’urgence, l’exploitant est mis à même de présenter ses observations sur la suspension envisagée et l’avis préalable de l’Autorité de sûreté nucléaire est recueilli. »

De plus, l’article L593-22 du même code énonce que : « En cas de risques graves et imminents, l’Autorité de sûreté nucléaire suspend, si nécessaire, à titre provisoire et conservatoire, le fonctionnement de l’installation. Elle en informe sans délai le ministre chargé de la sûreté nucléaire. »

Dans le cadre juridique actuel, il est donc important de souligner que l’exécutif tout comme le régulateur sont démunis pour décider de la fermeture d’une centrale nucléaire pour un autre motif que la sûreté nucléaire, tels que des motifs de transition énergétique, de politique énergétique ou en raison du seul critère d’ancienneté de la centrale.

C’est donc sur un motif de sûreté nucléaire que des associations de défense de l’environnement se sont fondées pour demander l’arrêt d’une centrale. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 28 juin 2013[2], a dû se prononcer concernant celle de Fessenheim. L’Association trinationale de protection nucléaire avait en effet demandé à l’Autorité de sûreté nucléaire d’en suspendre son fonctionnement. Le régulateur n’ayant pas été sensible à cette demande, l’Association a saisi le tribunal administratif de Strasbourg d’un recours dirigé contre la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par l’ASN. Sans avoir obtenu gain de cause en première et seconde instances, l’association se pourvoit en cassation. Les Conseil d’Etat considère que la demande axée sur un motif de sûreté nucléaire ne peut être que rejetée. En effet, ni la contestation des méthodes d’évaluation et de prise en compte des risques, ni le risque sismique, ni le risque d’inondation, ni le nombre d’incidents constatés depuis 2004 sur le site ne sont jugés déterminants par le Conseil d’Etat.

Dès lors, depuis cette décision, et si les conditions de sûreté restent identiques, la suspension ou la fermeture de la centrale de Fessenheim ne peut être envisagée que par la modification de la législation ouvrant une autre voie juridique.

B)    Le cadre juridique envisagé : l’ajout d’un motif de respect de la politique énergétique nationale

Le projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte permet d’élargir les motifs conduisant à la fermeture d’une centrale nucléaire.

Ainsi, l’article 1er du projet de loi précité modifie l’article L. 100-4 du code de l’énergie comme suit : « Art. L. 100-4. – I. – La politique énergétique nationale a pour objectifs : (…) 5° De réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025. »

De plus, l’article 55 du projet de loi modifie l’article L. 311-5-5 du même code en disposant que l’autorisation administrative permettant l’exploitation de toute nouvelle installation de production d’électricité nucléaire « ne peut être délivrée lorsqu’elle aurait pour effet de porter la capacité totale autorisée de production d’électricité d’origine nucléaire au-delà de 63,2 GW. »

Afin d’apprécier intégralement ce texte, il convient de disposer de deux informations supplémentaires. D’une part, la capacité totale autorisée de production d’électricité d’origine nucléaire est actuellement de 63,2 GW. D’autre part, le réacteur nucléaire de troisième génération actuellement en construction à Flamanville, communément appelé « l’EPR de Flamanville », doit, après plusieurs reports, être achevé en 2016.

Dès lors, en combinant ces deux informations avec la nouvelle rédaction de l’article L. 311-5-5 du code de l’énergie, la mise en service de l’EPR de Flamanville sera conditionnée à une baisse de la production d’électricité d’origine nucléaire (et donc la mise à l’arrêt d’un ou plusieurs réacteurs) afin de ne pas dépasser la limite des 63,2 GW.

Il est important de noter que ce projet de loi tel qu’il est actuellement rédigé ne vise pas expressément la centrale de Fessenheim mais semble laisser à l’exploitant le soin de choisir, afin de respecter la politique énergétique nationale et la limite précitée des 63,2 GW, la centrale qu’il envisage de fermer.

Le nouveau cadre législatif issu du projet de loi étant présenté, il convient dorénavant de s’intéresser à ses conséquences juridiques et économiques potentielles. A cet égard, la question qui suscite actuellement le débat est de savoir si l’Etat devra indemniser l’exploitant de la centrale de Fessenheim ou de toute autre centrale qui devrait fermer en raison du nouveau contexte juridique.

II-   La responsabilité de l’Etat du fait d’une mise à l’arrêt forcée d’une centrale nucléaire

A)    Les principes de la mise en jeu de la responsabilité sans faute de l’Etat

Sans prétendre à une analyse détaillée des différentes mises en jeu de la responsabilité de l’Etat, il convient tout de même d’en rappeler les grands principes.

La responsabilité administrative extracontractuelle se distingue des responsabilités civiles et pénales mais conserve les mêmes fondements : la contestation d’un préjudice, un fait générateur, l’imputabilité du préjudice au fait générateur et l’évaluation du préjudice.

On différencie deux régimes de responsabilité. La responsabilité pour faute qui est occasionnée soit par une faute de service soit par une faute personnelle de l’agent et la responsabilité sans faute.

La responsabilité sans faute de l’Etat, issue de la jurisprudence du Conseil d’Etat du 14 janvier 1938, « SA des produits laitiers La Fleurette », peut être engagée du fait notamment des lois. Cette mise en jeu de la responsabilité est conditionnée à l’anormalité et la spécialité du préjudice invoqué. Cette double condition a été expressément employée pour la première fois dans la décision du Conseil d’Etat du 21 janvier 1944, Sieurs Caucheteux et Desmont.

Ainsi, le préjudice indemnisable est délimité par l’aléa normal auquel une personne est normalement exposée. Par conséquent, un tel préjudice ne doit pas rester normalement à la charge des intéressés et l’Etat doit donc en supporter l’indemnisation.

Ces deux conditions sont difficilement remplies. En effet, la condition de spécialité se confronte au caractère général et impersonnel de la loi. De même, l’anormalité du préjudice implique une gravité du dommage.

En outre, le Conseil d’Etat a développé une politique jurisprudentielle restrictive. Le préjudice anormal et spécial ne sera pas indemnisé si la loi à l’origine de ce dommage est motivée par des raisons impérieuses d’intérêt général. Celui-ci peut se concrétiser de plusieurs façons selon les exemples jurisprudentiels : santé publique (CE, 1er mars 1940, Sté Charbon et Cie), moralité publique (CE, 14 janvier 1938, Cie générale de la grande pêche), sécurité publique (CE, 6 janvier 1956, Manufacture d’armes et cycles de Saint-Etienne), économie (CE, 24 octobre 1984, Société Claude Publicité) et préservation de la nature (CE, 30 juillet 2003, ADARC).

Enfin, une question essentielle a été soulevée à l’égard des conséquences de l’omission par le législateur de prévoir une indemnisation ?

A l’origine, la jurisprudence « La Fleurette » enseigne que  le silence de la loi quant à une potentielle indemnisation ne valait pas rejet de la demande indemnitaire. Au fil du temps, le Conseil d’Etat a davantage considéré que le silence du législateur sur ce point valait, surtout lorsqu’il est couplé à l’argument de l’intérêt général, refus d’indemnisation. Par exemple, le Conseil d’Etat dans un arrêt du 4 janvier 1995, Ets Guiller se prononçait ainsi : « En l’absence de disposition expresse prévoyant une indemnisation des dépositaires d’alcool et eu égard aux objectifs d’intérêt général qu’elle poursuit, la loi (…) ne saurait engager la responsabilité de l’Etat » Plus récemment, l’arrêt « Ax’ion » du 2 novembre 2005 établit, dans un considérant de principe, que « le silence d’une loi sur les conséquences que peut comporter sa mise en œuvre ne saurait être interprété comme excluant, par principe, tout droit à réparation des préjudices que son application est susceptible de proposer ». Le Conseil d’Etat est donc revenu à sa position initiale exprimée dès la décision « La Fleurette ».

Le droit européen protège également la propriété, en vertu notamment de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. A cet égard, la société EDF bénéficie d’une autorisation administrative d’exploiter ses centrales nucléaires pendant un délai fixé. Or, le champ d’application de l’article 1er a été étendu aux autorisations administratives et la société EDF pourrait dès lors réclamer une potentielle indemnité sur le fondement de cet article.

C’est donc dans ce contexte jurisprudentiel qu’il convient de déterminer si la fermeture d’une centrale nucléaire du fait de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, met en jeu la responsabilité sans faute de l’Etat

B)    Le nouveau cadre juridique va-t-il ouvrir droit à une indemnisation pour la société EDF ?

Il est difficile d’avoir une position tranchée sur la question tant l’appréciation du préjudice anormal et spécial est spécifique au cas d’espèce et l’existence d’un motif impérieux d’intérêt général sera souverainement appréciée par le juge. On ne peut, par conséquent, qu’esquisser des arguments en faveur ou venant à l’encontre d’une indemnisation de l’Etat.

Il convient cependant de signaler que plusieurs rapports soulignent le risque probable d’une indemnisation de l’exploitant.

L’étude d’impact du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte évoque, pour l’actuel article 55, que « Les arrêts des installations de production d’électricité au titre de la programmation pluriannuelle de l’énergie, des plans stratégiques ou du mécanisme de plafonnement pourront, dans certains cas, nécessiter une indemnisation par l’Etat de l’exploitant. Cette indemnisation sera fixée au cas par cas en fonction du contexte particulier de chaque installation. Elle interviendra notamment si l’exploitant n’a d’autre choix que d’arrêter une installation de production avant la fin de la durée prévue pour son amortissement. »

Le rapport d’information sur « le coût de la fermeture anticipée de réacteurs nucléaires : l’exemple de Fessenheim » précise que le manque à gagner pour l’exploitant issu de la fermeture anticipée rendra nécessaire une indemnisation par l’Etat.

Si l’étude d’impact est muette s’agissant des raisons d’une potentielle indemnisation, le rapport d’information livre, quant à lui, quelques éléments plus précis qu’il convient de compléter.

D’emblée, on peut signaler que la société EDF, seul exploitant de réacteurs nucléaires en France à l’exception du Commissariat à l’énergie atomique pour les besoins de la recherche, est donc l’unique destinataire des dispositions évoquées. Le caractère spécial du préjudice pourrait donc être retenu.

Le rapport d’information considère alors que « le préjudice de l’exploitant excéderait l’aléa normal au sens de la jurisprudence administrative car l’entreprise ignorait que la loi serait modifiée au jour où elle a réalisé les investissements nécessaires à l’exploitation de la centrale de Fessenheim et à la construction de Flamanville 3 (les réacteurs EPR) ». La fermeture de la centrale occasionnerait un manque à gagner important pour la société EDF, celle-ci se privant d’un moyen de production rentable.

Cependant, si le texte de loi ne prévoit pas expressément la fermeture d’une centrale déterminée, il laisse à l’exploitant le soin de choisir les réacteurs à éteindre. La décision de fermeture d’une centrale nucléaire sera donc la conséquence d’une décision de la société EDF. Ce choix laissé à l’exploitant est-il de nature à écarter le préjudice ? Rien n’est moins sûr puisque la loi impose ce choix à la société EDF et elle n’aura semble-t-il aucun mal à prouver que l’objectif visé par le texte est d’aboutir à la fermeture de la centrale de Fessenheim. En effet, nombreuses sont les preuves en ce sens : les multiples déclarations politiques, la nomination d’un délégué interministériel à la fermeture de la centrale et à la reconversion du site de Fessenheim, etc.

Si le caractère anormal et spécial du préjudice semble acquis, il n’en demeure pas moins que le rapport d’information oublie d’étudier l’existence d’un motif impérieux d’intérêt général qui écarterait alors le droit à l’indemnisation.

Il figure dans l’exposé des motifs du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte divers objectifs : « Le projet de loi fixe les objectifs, trace le cadre et met en place les outils nécessaires à la construction par toutes les forces vives de la nation – citoyens, entreprises, territoires, pouvoirs publics – d’un nouveau modèle énergétique français plus diversifié, plus équilibré, plus sûr et plus participatif. Il vise à engager le pays tout entier dans la voie d’une croissance verte créatrice de richesses, d’emplois durables et de progrès. »

On relève ainsi pêle-mêle des objectifs économiques, environnementaux, de sûreté et de sécurité d’approvisionnement. Ces objectifs sont autant de motifs qui permettraient d’arguer d’un intérêt général permettant d’exclure une indemnisation.

L’intérêt général sera apprécié souverainement par les juges. Sans se prononcer clairement, on peut cependant énoncer quelques brèves remarques.

Les motifs d’intérêt général reposant sur la santé publique ou la sûreté semblent difficiles à soutenir. En effet, il est ardu de légitimer, pour ces raisons, la fermeture d’une seule centrale alors que d’autres centrales continueront de fonctionner. De plus, si la santé ou la sûreté est en cause, le cadre juridique actuel s’avère suffisant en ce qu’il prévoit de fermer une centrale en raison de problèmes de sûreté.

Le motif d’intérêt général fondé sur la préservation de la nature est à envisager avec précaution. Il semble, selon les exemples jurisprudentiels, qu’il ne puisse reposer sur un objectif, général et diffus, de protection de l’environnement dans son ensemble. Seule une raison spécifique pourrait légitimer cet objectif. Il pourrait s’agir, par exemple, de la préservation de la qualité du Rhin, cours d’eau à côté duquel la centrale est implantée.

L’objectif de diversifier le modèle énergétique français pourrait être avancé. En effet, la limitation de la part du nucléaire dans la production d’électricité pourrait être justifiée par des raisons de sécurité d’approvisionnement. La France étant dépourvue d’uranium, le combustible permettant de faire fonctionner les centrales nucléaires est importé. Le développement des énergies renouvelables permettrait une sécurité d’approvisionnement accrue.

L’appréciation de l’intérêt général est un exercice de prospective difficile et on ne peut que s’en remettre à l’appréciation souveraine des juges.

Le principe d’une indemnisation semblant cependant probable, le débat s’oriente désormais vers son montant et ses bénéficiaires directs et indirects.

En effet, si le montant de l’indemnisation envisagée par le rapport d’information est retenu,[3] il convient de signaler que l’Etat, propriétaire à 84,5% d’EDF, sera en conséquence et indirectement l’un des bénéficiaires de cette indemnisation. En dépit de la pace occupée par l’Etat dans le capital d’EDF, cette dernière sera dans l’obligation de demander une indemnisation. En effet, une telle omission serait contraire à l’intérêt social de la société et les actionnaires minoritaires seraient en droit de la réclamer.

Stéphane ANDRIEU
Magistère de Droit des Activités Economiques
Paris 1 Panthéon-Sorbonne.


[1] L’ASN, autorité administrative indépendante créée en 2006, assure, au nom de l’État, le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection  en France pour protéger les travailleurs, les patients, le public et l’environnement des risques liés à l’utilisation du nucléaire.

[2] CE, 28 juin 2013, n° 351986, n° 358080, n° 358094 et n° 358095, Assoc. trinationale de protection nucléaire et a.

[3] Ce rapport chiffre à 4 milliards d’euros l’indemnisation, par l’Etat, de la société EDF. Ce montant a été contesté par la Ministre de l’écologie Ségolène Royal.

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