Les intérêts civils dans la procédure pénale : petit état des lieux

La Cour de cassation exige dorénavant la démonstration d’une faute civile pour se prononcer sur les intérêts civils en appel quand la relaxe est devenue définitive, en lieu et place de rechercher si les éléments constitutifs de l’infraction étaient présents. Le roi est mort, vive le roi ?

La place de la victime dans la procédure pénale a fait l’objet, depuis l’important arrêt Placet du 8 décembre 1906 rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation, d’une constante évolution. Depuis l’ouverture de la procédure à la victime, afin d’éviter de laisser totalement au parquet l’opportunité des poursuites, à l’émergence de la notion de « l’abus d’ester en justice », (1) la jurisprudence et le législateur ont tenté d’assurer un équilibre entre ce droit à se constituer partie civile et le monopole nécessaire de l’action publique sur la matière pénale.

Cette évolution a accouché d’un artefact procédural tout à fait singulier. En effet, jusqu’à un arrêt récent de la Cour de cassation dont nous parlerons un peu plus loin, la dissociation des intérêts civils et de la culpabilité (ou non) au regard du droit pénal du prévenu avait, au moment de l’appel, une conséquence assez fâcheuse. Il était effectivement possible que le parquet ne fasse pas appel, étant sans doute satisfait de la décision en première instance, mais que la partie civile ne l’entende pas de cette oreille. Le juge pénal en appel se retrouvait alors à ne se prononcer que sur les intérêts civils, puisque comme nous l’avons vu la matière pénale reste entièrement dévolue au ministère Public. Cela ne posait a priori pas de difficultés si le prévenu avait été reconnu coupable en première instance car dans ce cas, le juge n’aurait eu qu’à réévaluer les dommages-intérêts accordés à la partie civile. Mais que se passe-t-il si le prévenu a été relaxé ? Si tel est le cas, et que le parquet n’a pas fait appel, la relaxe est définitive. Et le juge en appel de se retrouver dans cette situation ubuesque de pouvoir accorder ou non des dommages-intérêts à la victime d’une infraction qui n’existe pas !

Ainsi, la Cour de cassation expliquait dans un arrêt du 27 mai 1999 (2) la marche à suivre : « Attendu que, si les juges du second degré, saisis du seul appel de la partie civile, ne peuvent prononcer aucune peine contre le prévenu définitivement relaxé, ils n’en sont pas moins tenus, au regard de l’action civile, de rechercher si les faits qui leur sont déférés constituent une infraction pénale et de prononcer en conséquence sur la demande de réparation de la partie civile ». Autrement dit, le juge devait rechercher tous les éléments de l’infraction dans les faits reprochés. Il jugeait à nouveau sur le fond, tout en étant dans l’impossibilité de tirer les conséquences de ses propres constatations, c’est-à-dire de prononcer une peine. Il pouvait potentiellement infirmer l’arrêt rendu en première instance et considérer le prévenu comme coupable, mais il ne pouvait qu’allouer des dommages-intérêts à la victime. Cette jurisprudence était bien établie, reprise par exemple dans cet arrêt du 20 mai 2003 (3) : un dirigeant d’entreprise relaxé définitivement pour un délit d’entrave en première instance s’était vu condamné à payer des indemnités civiles en appel. La Cour de cassation réaffirma alors à cette occasion sa jurisprudence en la matière.

Puis intervient cet arrêt du 5 février 2014 rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation (4). Exit la recherche des éléments constitutifs de l’infraction en appel sur les intérêts civils, et place à la faute civile. La réparation faite à la victime doit dorénavant découler de la caractérisation d’une telle faute, c’est-à-dire préjudice, comportement fautif et lien de causalité. Voilà comment le juge pénal se transforme par la simple volonté de la Cour de cassation en juge civil. Mais pourquoi un tel revirement ? Et d’ailleurs est-ce un réel revirement ?

partie-civile

Il faut chercher du côté de la Cour européenne des droits de l’Homme pour comprendre ce changement soudain. Le 12 avril 2012, la CEDH a rendu un arrêt dans l’affaire Lagardère c/France (5). En l’espèce, le prévenu était décédé avant la fin de son procès. Le juge européen reprocha alors aux juges du fond d’avoir recherché sa culpabilité pour déterminer l’allocation de dommages-intérêts ou non à la victime. Or le décès du prévenu éteint l’action publique. Cette arrêt s’inscrivait dans une jurisprudence européenne plus large, qui visait à protéger la présomption d’innocence prévue à l’article 6§2 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Violait ce principe l’arrêt qui, pour se déterminer sur les intérêts civils, recherchait les éléments constitutifs d’une infraction pour laquelle le prévenu (qui n’en était d’ailleurs plus un) avait été relaxé définitivement. La Cour de cassation chercha à se mettre en conformité avec cette jurisprudence, en exigeant dorénavant la démonstration d’une faute civile. Et c’est ce qu’elle a continué à faire, notamment dans un arrêt du 23 septembre 2014 (6) en reprenant exactement le même attendu. Mais cette nouvelle méthode pose quelques interrogations.

Premièrement, supposons que le prévenu, en première instance, ait été reconnu en état de légitime défense au moment des faits. Il est donc reconnu coupable des faits reprochés, mais bénéficie d’un fait justificatif qui l’exempte de toute peine. Admettons maintenant que le parquet ne fasse pas appel, au contraire de la partie civile. Le juge du second degré devra donc chercher l’existence d’une faute civile, comme le veut la nouvelle position de la Cour de cassation. Et ici le problème apparaît assez clairement : par identité des fautes civiles et pénales, le fait justificatif appliqué à l’une vaut pour l’autre car le criminel tient le civil en l’état (7). Le juge en appel sera-t-il alors tenu de respecter le prononcé de l’état de légitime défense ? Si oui, l’appel des parties civiles est complètement vidé de sa substance en pareil cas puisque le juge devra nécessairement rejeter la demande. Sinon, comment justifier juridiquement que le juge en appel est tenu de respecter la décision définitive de première instance au nom de la présomption d’innocence, tout en ayant la possibilité d’écarter le fait justificatif en totale contradiction avec ce même principe ? Sous l’empire de la solution précédente, la Cour de cassation avait pu, notamment dans un arrêt du 1er juin 2010 (8), accueillir le raisonnement de la Cour d’appel qui ne se sentait pas liée par l’état de nécessité prononcé en première instance pour rechercher si les éléments constitutifs de l’infraction étaient présents. Mais aujourd’hui c’est une faute civile qu’il faut rechercher. Il est donc parfaitement raisonnable de penser que cette solution pourrait ne plus être retenue.

De même, si le juge pénal se transforme en juge civil dans le cas d’un appel portant uniquement sur les intérêts civils, ne manque-t-il pas un étage de juridiction ? La cour d’appel devra en effet décider pour la première fois s’il existe en l’espèce une faute civile susceptible de donner lieu à des dommages-intérêts. De ce point de vue, il n’y a aucun recours prévu autre que le pourvoi en cassation.

La Cour de cassation a donc fort à faire car les conséquences de cette nouvelle jurisprudence sont nombreuses et complexes à régler. Une intervention du législateur en la matière ne serait sans doute pas de trop.

Mais il est possible aussi que ce revirement de jurisprudence n’en soit pas vraiment un, et que les juges du fond interprètent tout simplement cet arrêt du 5 février 2014 avec un certain cynisme, et continuent de faire exactement ce qu’ils faisaient avant, à savoir rechercher les éléments constitutifs de l’infraction mais en habillant cette recherche avec la faute civile dans les motifs de l’arrêt. Après tout, il n’y a rien de constant si ce n’est le changement : le roi est mort, vive le roi !

Adrien Bellamy

En savoir plus

  1. Cour de Cassation, 2ème Chambre civile, 6 mars 2003, n° 01-02.745 http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000007047950&fastReqId=936848184&fastPos=1
  2. Cour de Cassation, Chambre criminelle, 27 mai 1999, n° 98-82978 http://www.juricaf.org/arret/FRANCE-COURDECASSATION-19990527-9882978
  3. Cour de Cassation, Chambre criminelle, 20 mai 2003, n° 02-84-307 http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007071459&dateTexte=
  4. Cour de Cassation, Chambre criminelle, 5 février 2014, n° 12-80.154 http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000028574572&fastReqId=677932459&fastPos=1
  5. CEDH, 12 avril 2012, Affaire Lagardère c. France http://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/publications/lettre-daj/2012/lettre121/cedh_lagardere.pdf
  6. Cour de Cassation, Chambre criminelle, 23 septembre 2014, n° 13-83.357 https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_criminelle_578/4276_23_30151.html
  7. Cour de Cassation, 2ème Chambre civile, 22 avril 1992, n° 90-14.586 http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007028426
  8. Cour de Cassation, Chambre criminelle, 1er juin 2010, n° 09-87.159 http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000022394440&fastReqId=1519115119&fastPos=1

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