Le droit de grâce présidentielle, l’autorité judiciaire et les droits fondamentaux procéduraux : La « soupape de justice républicaine » est-elle à bout de souffle ?

« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir[1] ». L’actualité médiatique et juridique remet en cause l’État de droit et ses principes fondateurs. Un événement blesse les libertés fondamentales et la Justice : la remise gracieuse partielle donnée par le Président de la République, le 31 janvier 2016 à Jacqueline Sauvage condamnée par la justice à dix ans de prison après avoir assassiné son mari violent. Ce droit de grâce, décrié comme violant la séparation des pouvoirs, fait l’objet d’une critique de la part des juristes, avocats et professeurs de droit. Si le pouvoir arrête le pouvoir, ici, la grâce présidentielle a contourné la décision de la cour d’assises alors que paradoxalement il s’agit de la seule juridiction dans laquelle la justice est rendue par un jury populaire. Où est donc la Justice pour réagir à ce « coup d’État permanent[2] » ? Si la grâce est favorable aux demandeurs, son utilisation illustre l’exercice d’une compétence judiciaire (I) posant alors plusieurs interrogations sur le respect des droits fondamentaux procéduraux (II).

I. La grâce présidentielle à la croisée de l’autorité judiciaire et du pouvoir exécutif

La critique peut être légitime mais la grâce est une possibilité juridique, consacrée au plus haut niveau de la hiérarchie des normes puisque constitutionnelle. L’article 17 de la Constitution du 4 octobre 1958 encadre ce droit en tant que « le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel » et son régime est prévu aux articles 133-7 et -8 du code pénal. Mais de quoi s’agit-il précisément[3] ?

La grâce présidentielle consiste en la suppression, réduction ou modulation de la sanction pénale (qu’il s’agisse d’une peine d’emprisonnement, d’une amende ou de travaux d’intérêt général). Bien que la supprimant, la grâce n’efface pas la peine du casier judiciaire et se différencie ainsi de l’amnistie qui est donnée par le Parlement. La critique apportée à cette pratique ne porte pas sur le fond mais sur sa forme et ce, sur deux fondements.

D’une part, il s’agit d’une pratique issue de la monarchie[4] supprimée sous la période révolutionnaire et reprise par Napoléon Bonaparte à partir de 1802 durant le Consulat. D’autre part, il s’agit d’un pied de nez à l’autorité de la justice.

Bien que constitutionnelle, la grâce se retrouve en conflit avec un autre droit fondamental : celui de l’autorité judiciaire également prévue en vertu de l’article 66 de la Constitution de 1958. La pratique de la grâce reste symbolique. Parmi les cas les plus emblématiques, il y a celui d’Alfred Dreyfus le 19 septembre 1899 gracié par le Président Émile Loubet, mais également celui d’Omar Raddad en 1998 gracié par le Président Jacques Chirac.

Pour Guy Carcassonne, la grâce doit être perçue comme une « soupape de la justice républicaine ». C’est parce que la justice peut se tromper, qu’il est possible d’envisager ce mécanisme de modulation. Quoi qu’il en soit, le faible nombre de grâces accordées par les Présidents de la République française illustre l’idée que le principe est le recours à l’autorité judiciaire et que la grâce est l’exception. Cette situation peut mener à des situations ambiguës remettant en cause son mécanisme. A titre d’illustration, la grâce a été refusée à Patrick Dils en 1994 pour des meurtres dont il a été acquitté par la justice en 2002[5].

La grâce doit être perçue comme un contre-pouvoir au sein d’une démocratie efficace. Contrairement à l’époque monarchique, la grâce n’est pas un acte discrétionnaire puisqu’il doit obtenir le contreseing du premier ministre au sens de l’article 19 de la constitution[6]. Il existe une conception anglo-saxonne de la notion de séparation des pouvoirs grâce à laquelle un exercice conjoint entre exécutif et judiciaire est possible. Le concept de « checks and balances » en est la démonstration et le système constitutionnel américain l’illustration[7].

Au fond, la pratique de la grâce n’est pas fondamentalement différente de la pratique existante dans le code pénal. En effet, pour des raisons médicales, le juge de l’application des peines peut également moduler la peine en vertu des articles 707 et suivants du Code de Procédure pénale. La différence ici, est que le détenteur de ce pouvoir est l’autorité judiciaire elle-même et non un autre acteur.

Face à ces éléments, il est possible de se faire une opinion de l’outil intrinsèque de la grâce. Cet instrument constitutionnel doit non pas être considéré comme un remplacement de la juridiction judiciaire mais comme un palliatif. Ceci a été précisé dans le communiqué de presse de F. Hollande lors de la grâce de Jacqueline Sauvage dans lequel il précise que sa décision se fait « dans le respect de l’autorité judiciaire ».

Juger le juste et non le bon est nécessaire dans une société démocratique et a eu pour but de mettre fin à la justice privée. C’est en ce sens que les articles 64 à 66-1 de la Constitution consacrent cette autorité. La justice tire sa conception de principes chers à son existence : elle reflète avant tout une tradition républicaine tendant à la résolution de conflit en tranchant un litige de façon neutre et impartiale.

L’autorité de la justice revêt une fonction particulière. Indépendamment de la compétence de juger, la Constitution consacre cette autorité comme « gardienne de la liberté individuelle[8] ». En ce sens, ceci mène à penser que les magistrats de l’ordre judiciaire (l’autorité judiciaire exclut en effet les juridictions administratives) sont les seuls à pouvoir protéger mais également porter atteinte à une liberté individuelle, et ce, sans immersion du pouvoir exécutif. La question peut légitimement se poser en matière de grâce.

II. L’atteinte portée aux droits fondamentaux garantis par l’autorité judiciaire

Outre le principe de séparation stricte des pouvoirs, consacré par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen[9], auquel il est fait obstacle avec le droit de juger donné au Président, d’autres droits fondamentaux consacrés par et pour la justice semblent être mis à mal. Au demeurant, la grâce est toujours favorable pour l’accusé. Pourquoi alors s’en plaindre puisqu’il n’y a pas d’atteinte à ses droits fondamentaux ? Le respect de ses droits ne doit pas remettre en cause ceux de la « société » et notamment les plus primaires de ces droits : les droits fondamentaux procéduraux. C’est à partir d’une application stricte de ce droit processuel qu’il peut y avoir une application effective des autres droits substantiels. Si la procédure du procès n’est pas respectée alors comment montrer que la justice est rendue de façon juste et équitable ? Cette atteinte à l’autorité de la justice crée une violation du droit processuel sur plusieurs plans :

D’une part, il y a un argument matériel tendant au caractère de la décision. La décision de gracier n’est pas publiée au Journal Officiel et par conséquent, le principe de transparence est vain. Puis, la grâce est un acte de gouvernement[10], et donc il n’y a aucun moyen de faire un recours contre la décision devant les juridictions.

Le juge administratif, dans une jurisprudence constante a reconnu l’impossibilité de faire un recours contentieux puisque « les décisions que le Chef de l’État est appelé à prendre dans l’exercice du droit de grâce dont dépend l’exécution des peines infligées par les juridictions de l’ordre judiciaire, ne peuvent pas être regardées comme des actes émanant d’une autorité administrative[11] ». Ici, la grâce porte atteinte aux droits d’accès à un juge, à un tribunal et à un recours effectif garantis par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (ci-après CESDH). Si la grâce est intouchable, ce n’est pas le cas de la condamnation qui continue d’exister et qui peut faire l’objet d’un recours en révision au sens des articles 593 et suivant du code de procédure civile. En réalité, cette possibilité est très faible car elle ne peut intervenir que lorsqu’il y a de sérieux doute sur la culpabilité du mis en cause. L’atteinte à l’autorité de la justice est paradoxale car bien que ne portant que sur les effets des décisions, la grâce ne remet pas en cause les jugements qui demeurent. Toutefois que reste-t-il de la décision de justice quand on la vide de sa substance ?

D’une deuxième part, le droit à un recours effectif consacré à l’article 13 CESDH semble également pouvoir être détourné. En effet, rien n’interdit le chef de l’État de gracier un individu avant l’épuisement des voies de recours. Il est en effet tout à fait possible de gracier un mis en cause après un jugement de première instance et de devancer l’autorité judiciaire dans le rendu de la justice. Ceci se constate dans l’affaire Sauvage. En l’espèce, le Professeur Pascal Jan indique qu’il n’y a pas eu de cassation de la décision[12]. Jugée par une cour d’assises puis par une cour d’assises d’appel, il n’y a pas eu l’ultime pourvoi possible. Le Pr. Jan rappelle toutefois que cette bizarrerie n’est pas si saugrenue compte tenu, en ce terme, « que la Cour de cassation n’est pas digne d’intervenir sur ce dossier ».

Par ailleurs, en ne respectant pas les décisions de justice, il peut y avoir une violation de la souveraineté nationale lorsque l’affaire est portée devant les cours d’assises. En effet, la grâce vient se heurter à un jury populaire, voire, deux en cas d’appel. Un constat est à souligner selon le Pr. Jan : bien que la grâce soit exceptionnelle et ne remette en cause la décision du jury que rarement, si les jurés ne sont plus titulaires de cette expression souveraine, alors pourquoi conserver cet organe populaire ?

Enfin, la grâce contourne le principe d’égalité devant la loi. La grâce d’un accusé pour meurtre, quelque soit les circonstances et les raisons, est individuelle depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. Bien que ce principe respecte celui d’individualisation des peines, avec un tel procédé, il est possible d’apercevoir une justice à deux vitesses, privant les intéressés des garanties identiques. A la justice pénale répressive, les délinquants préféreront le recours à la grâce puisqu’il leur est favorable. Mais dès lors qu’un cas similaire se retrouvera devant les cours d’assises, il ne sera nullement possible d’invoquer la grâce comme précédent pour s’exonérer de sa responsabilité pénale. Par conséquent, l’office du juge se retrouve confisqué par l’office judiciaire du pouvoir exécutif. En ce sens, le principe d’égalité devant la loi n’est pas le même et cette volonté était déjà pressentie à l’article 2 section 3 du titre X du projet de Constitution girondine de février 1793 déclarant que : « le droit de grâce ne serait que le droit de violer la loi ; il ne peut exister dans un gouvernement libre où la loi doit être égale pour tous ». L’argument du non respect du principe d’égalité n’est toutefois pas recevable à part entière. En effet, la justice pénale fait appliquer la loi alors que, la grâce, au contraire, exempte de l’application de la loi. Cette lecture à la lumière des considérations de Gaston Jèze en 1924 montre le caractère d’exception d’une telle pratique qu’il convient alors d’apprécier de façon différente des situations différentes[13].

En somme, la grâce viole le principe du procès équitable dont les juges sont des garants sous l’impulsion de la jurisprudence européenne mais également de l’émergence d’un droit constitutionnel au procès équitable. Alors qu’il y a de plus en plus un besoin de reconnaissance du procès afin de faire croire en la justice, la grâce met à pied l’autorité judiciaire. Face à ce constat, où est le dernier mot des juges ? La grâce est un couperet à l’autorité judiciaire et à la séparation des pouvoirs. Mais le pouvoir de grâce n’est-il pas un contre poids face à la justice toute puissante ? Il subsiste une crainte constante de gouvernement des juges, alors qu’ils sont garants des libertés individuelles.

Nombreux sont les juristes qui prônent une suppression ou du moins une réforme constitutionnelle du droit de grâce pour replacer la juridiction au centre du pouvoir judiciaire. Né sous l’Ancien régime, cette survivance dans les régimes républicains ne semble pas avoir sa place dans un régime de séparation des pouvoirs quand bien même la grâce présidentielle existe dans de nombreux pays dont les États-Unis, l’Espagne ou l’Allemagne. Alors qu’il est question de réforme constitutionnelle et de déchéance de la nationalité, est-il si risqué de donner cette mission au juge plutôt qu’à l’administration centrale ? Encore une fois, il faut rappeler qu’un État de droit ne peut se faire qu’avec une séparation des pouvoirs effective.

Mathias NUNES

[1] Montesquieu, « De l’esprit des lois », livre XI, chapitre IV, tome 1, Folio Essais, 1995, p. 326.
[2] Mitterrand F., “ Le coup d’état permanent ”, Plon, 285 p., 1964
[3] Faye A., « Qu’est ce que la grâce », LPJ, 26 mars 2010, disponible sur https://www.lepetitjuriste.fr/droit-constitutionnel/droit-constitutionnel-general/quest-ce-que-le-droit-de-grace/
[4] Renaut M.-H.,  Le droit de grâce doit-il disparaître ? RSC 1996, p. 575
[5] Letteron R., Le droit de grâce, soupape de la justice républicaine, 2016, Disponible sur http://libertescheries.blogspot.fr/2016/02/le-droit-de-grace-soupape-de-la-justice.html
[6] Maître Eolas, De grâce…, 4 février 2016, Disponible sur http://www.maitre-eolas.fr/post/2016/02/03/De-gr%C3%A2ce
[7] Netter E., Ou sont les juges ?, 1er février 2016, disponible sur http://unpeudedroit.fr/non-classe/ou-sont-passes-les-juges/
[8] Article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958
[9] Article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
[10] Conseil d’Etat, Gugel, 30 juin 1893, S. 1895.3.41 ; Voir en ce sens, Hauriou M., Un décret de grâce constitue un acte de gouvernement non susceptible d’être déféré au Conseil d’Etat par la voie contentieuse, Disponible sur http://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2014/10/15/un-decret-de-grace-constitue-un-acte-de-gouvernement-non-susceptible-detre-defere-au-conseil-detat-par-la-voie-contentieuse/, 15/10/ 2014
[11] CE, 8 novembre 1961, Société d’édition et d’impression du centre, Rec. T. 936 et 982 ; Voir en ce sens, Türk Pauline, « Le droit de grâce présidentiel à l’issue de la révision du 23 juillet 2008. », Revue française de droit constitutionnel 3/2009 (n° 79), p. 513-542 URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2009-3-page-513.htm.
[12] Pascal J., La grâce présidentielle. C’est quoi ? Faut-il la supprimer ? 31/01/2016, disponible sur http://www.droitpublic.net/spip.php?article5454
[13] Jèze G., Nature juridique de l’amnistie, de la grâce et de la grâce amnistiante, Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 31e année, 1924, tome 41, p. 437-448.

Source image : http://reproductions.chapitre.com/repro/ROUGET-GEORGES/SAINT-LOUIS-RENDANT-LA-JUSTICE-SOUS-LE-CHENE-DE-VINCENNES.html

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