Les films Okja, de Bong-Joon-ho et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach produits par Netflix sont-ils les victimes de la règle juridique française de la chronologie des médias ?

Présentation de la règle de la chronologie des médias :

En France, la diffusion des œuvres cinématographiques est régie par la chronologie des médias (codifiée aux articles L231-1 et suivant du code du cinéma et de l’image animé).

Cette règle se définit comme  une organisation juridique, ayant pour finalité de réglementer l’exploitation des œuvres cinématographiques, en échelonnant dans le temps leur diffusion sur les différents supports existants.

En outre, c’est elle qui dicte à partir de quel moment, un film sorti en salle, pourra sortir sur support physique, puis être disponible à l’achat en VOD à l’acte, pourra être diffusé sur les chaines de télévision puis être visionné sur les plateformes de VOD par abonnement etc.

Cette règle poursuit un objectif essentiel : assurer aux exploitants de salles de cinéma, une exclusivité sur les œuvres pendant un laps de temps, suffisamment long, pour les protéger d’une diffusion sur d’autres supports (vidéogramme, VOD à l’acte, VOD par abonnement).

De fait, elle permet également à chaque mode de diffusion de jouir d’un temps d’avance sur le prochain venu dans la chronologie. L’intérêt est ainsi d’assurer la rentabilité des films en permettant la cohabitation entre les différents modes de diffusion.

Les délais actuels définissant les contours de la chronologie des médias découlent d’un arrêté du ministre de la culture datant du 9 juillet 2009. Cet arrêté tend à rendre obligatoire un accord interprofessionnel, signé par la majeure partie des acteurs de la filière cinématographique. S’il revient au législateur le soin de déterminer le délai de disponibilité de l’œuvre sur support physique, les autres sont eux fixés par des accords conclus entre les différents acteurs de la filière cinématographique. Ces délais seront ensuite repris sans modification par arrêté du ministre de la culture. Cette règle et les délais en découlant sont ainsi tous deux réactualisés par les pouvoirs publics avec la participation des acteurs concernés.

Sortie en salle = point de départ de la chronologie des médias

à + 4 mois DVD et VOD payante à l’acte

à + 12 mois TV payante

(canal plus dérogation à 10 mois)    

à + 22 mois TV en claire productrice du film

à + 30 mois TV en claire

à + 36 mois VOD par abonnement

Année 1 Année 2 Année 3

Présentation des délais actuels ( Arrêté de juillet 2009)

 

Une réactualisation régulière de la règle établie, est nécessaire tant les modes de diffusion n’ont de cesse d’évoluer.

L’arrivée de nouveaux acteurs offrant une nouvelle façon de consommer les œuvres cinématographiques, (tel que Netflix, Amazon..), devrait être à elle seule une raison suffisante, pour s’assurer constamment de l’adéquation de l’actuelle chronologie des médias avec la constante évolution des modes de diffusion.

Pourtant, bien que l’arrêté de juillet 2009 ait été conclu pour une durée de deux ans, tacitement reconductible par période d’un an, et que soit prévu par le Centre National du Cinéma et de l’image animé un bilan régulier de son application tous les six mois, (bilan devant permettre de réévaluer les dispositions de l’accord en cours d’application, au regard du développement de l’offre légale, des évolutions dans les modes de commercialisation et de consommation des œuvres …) les délais d’aujourd’hui sont encore et toujours ceux de 2009.

En 2014, la ministre de la culture proposait de réduire à 24 mois le délai prévu pour la vidéo à la demande par abonnement, sa proposition n’a cependant pas obtenu l’aval des professionnels du secteur participant aux négociations.

L’année suivante, le Centre National du cinéma et de l’image animé décidait de réunir les professionnels de l’audiovisuel et du numérique afin de réformer la chronologie des médias. Néanmoins, à l’heure actuelle, les parties prenantes étant dans l’incapacité de trouver un terrain d’entente, le résultat s’apparente à un statut quo.

Le 28 avril dernier, soit, quelques jours seulement avant que l’événement cinématographique mondial qu’est le festival du film fête ses 70 ans, une nouvelle réunion fut organisée.

Celle-ci avait pour objectif de préparer l’évolution de la chronologie des médias mais elle ne dérogea pas à la règle de l’immuabilité caractéristique de  l’ensemble des réunions de renégociation depuis 2009, la faute à des dissensions professionnelles persistantes et irréconciliables.

Plus récemment, le jeudi 27 juillet 2017, la commission culture du Sénat a proposé d’adapter ce système.  La présidente de la commission, Catherine Morin-Desailly a expliqué  qu’une « réforme est devenue nécessaire » pour faire coller à l’évolution «  une réglementation qui est devenue obsolète et inadaptée. Ainsi, la commission propose que la question soit tranchée en 2018 par une loi, si celle-ci ne parvient pas à conclure un accord d’ici la fin de l’année.

 

La positon de Netflix :

C’est dans ce contexte, et sous décor du 70ème  du Festival de Cannes qu’une vive polémique a vu le jour, opposant Netflix aux représentants français de la filière cinématographique.

En substance, Netflix conteste vivement la forme actuelle de la chronologie des médias qu’il trouve trop sévère, celle-ci l’obligeant à diffuser les œuvres sur sa plateforme 36 mois après leurs sorties en salle. En effet, la politique actuelle de Netflix est claire : les films produits par la plateforme doivent être diffusés en ligne simultanément à leur sortie en salle.

Proposant ses services en France depuis 2014, Netflix devrait se soumettre à cette règle bien que n’ayant pas participé aux négociations visant à son élaboration.

Emettant dans toute l’Europe depuis les Pays-Bas, la plateforme a t-elle donc l’obligation de se soumettre à une règle imposée par les pouvoirs publics français ?

En théorie, non. En effet, rien ne s’oppose à ce que Netflix ne respecte pas la règle de la chronologie des médias. En pratique pourtant ce n’est pas si évident car la plateforme pourrait avoir beaucoup à perdre en se mettant à dos l’ensemble des représentants français de la filière cinématographique. Ainsi, lors de son installation en France en 2014, Netflix avait déclaré que la plateforme  respecterait la règle de la chronologie des médias.

 

Qu’en est –il aujourd’hui ?

La polémique du festival de Cannes :

Nous sommes le jeudi 13 avril 2017, Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes révèle que deux films financés par Netflix sont sélectionnés pour concourir pour la Palme d’Or : Okja et The Meyerowitz Stories.

Cependant, la position de la plateforme aux 100 millions d’abonnés, quant aux films produits par elle est claire : si ses films ne peuvent pas être mis en ligne sur son service, le même jour que leur sortie en salle alors, ils ne sortiront pas en salle.

En ne prévoyant pas de sorties dans les salle obscures pour Okja et The Meyerowitz Stories, Netflix s’assure de pouvoir mettre ses films en ligne sur sa plateforme quand bon lui semble, sans respecter aucun délai impératif.

Netflix semble donc avoir trouvé une parade à la règle juridique française. Si celle ci impose le respect de la chronologie des médias à tout film sorti en salle, alors la plateforme se réserve le droit de refuser la sortie en salle en France des films qu’elle a produit.

Les raisons d’une telle opposition tiennent principalement à une inadéquation entre le modèle économique américain et la règle de droit française. Netflix pense avant tout à ses abonnés et refuse qu’ils soient obligés d’attendre 3 ans pour découvrir les films.

Le 14 avril, la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) demande à être assurée que les films sortiront « dans les salles de cinéma en respectant le cadre réglementaire en vigueur. » Elle ajoute que «  si un des films du Festival de Cannes contrevenaient à la réglementation en vigueur sur la chronologie des médias, par exemple en étant diffusé sur internet simultanément à une sortie en salle, il serait passible de sanctions par le CNC ».

Jean Labadie, président de la société de distribution Le Pacte  publiera sur son compte twitter que Netflix veut la mort des salles.

Suite à l’inquiétude grandissante des exploitants de salle et face à la menace d’une impossibilité pour eux de diffuser les films produits par le géant américain, le Festival de Cannes cherche à trouver un accord. C’est dans ce contexte de négociation que la plateforme américaine proposa une sortie des films dans quelques salles de l’hexagone en obtenant un visa temporaire. Par le biais d’un communiqué, elle s’exprima en ces termes «  Nous sommes convaincus que les cinéphiles français n’ont pas envie de voir ces films trois ans après le reste du monde. Cela dit, nous réfléchissons à la possibilité de distribuer ces deux œuvres dans des salles de cinéma françaises pour une durée limitée, en même temps que leur sortie sur notre service, tout en respectant la chronologie des médias ».

Le 10 mai après l’échec des négociations avec Netflix, le festival de Cannes annonce dans un communiqué que les films litigieux sont maintenus en compétition tout en indiquant avoir demandé en vain à Netflix d’accepter que ces deux films puissent rencontrer les spectateurs des salles françaises et pas uniquement ses seuls abonnés. Le festival de Cannes indiquera ensuite déplorer qu’un accord n’ait pu être trouvé.

Parallèlement,  le Festival International du Film exprime son soutient aux salles obscures en modifiant son règlement : «  Dorénavant, tout film qui souhaitera concourir en compétition à Cannes devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises ».

Concrètement, si Netflix souhaite à nouveau être en compétition à Cannes, il devra s’engager à sortir ses films en salle et donc par conséquence à se soumettre à la chronologie des médias.

Ted Sarrandos, directeur des contenus de Netflix s’exprime en ces mots «  Les spectateur changent, du coup la distribution change, du coup les festivals (…) vont vraisemblablement changer ».

La polémique reprend lorsque le président du jury du festival de Cannes édition 2017, Pedro Almodovar bien qu’assurant que tous les candidats seraient jugés sur un pied d’égalité, affirme clairement son soutien aux salles de cinéma : « A mon sens, ce qui est déterminant lorsqu’on voit un film pour la première fois c’est la taille de l’écran : la taille ne devrait pas être plus petite que la chaise sur laquelle vous êtes assis. Il faut avoir le sentiment d’être humble et petit par rapport au grand écran. »

Le réalisateur d’Okja Bong Joon-ho estime quand à lui qu’il s’agit d’une difficulté temporaire, le temps que l’industrie du cinéma s’adapte à la nouvelle technologie.

Ainsi, par un tour de passe Netflix réussit à mettre en ligne le 28 juin Okja sans avoir à se conformer à la règle de la chronologie des médias.

Une situation critiquable :

Finalement, les plus cinéphiles d’entre nous se demanderont si les deux films proposés par Netflix ne sont pas victimes du conflit entre leur producteur et la réglementation française.

Il est à déplorer qu’une règle obsolète, fasse obstacle à la diffusion de ces deux films à l’ensemble du public français.

 La situation risque de devenir de plus en plus absurde, l’ensemble des films produits par Netflix ( activité dans laquelle le géant est de plus en plus présente) n’auront l’opportunité d’être vu en France que par les abonnés à la plateforme, ce qui réduit considérablement leur diffusion.

Triste situation pour les cinéphiles français non abonnés à la plateforme et pour les abonnés attachés aux salles obscures.

A noter, que si une salle souhaite diffuser légalement des contenus netflix, elle en a la possibilité, dés lors qu’elle suit les règles imposées par la plateforme, notamment en diffusant le contenu via un compte utilisateur.

Cependant, les salles françaises vont-elles se soumettre aux conditions de la plateforme quand celle-ci refuse de suivre le schéma classique de diffusion ?

Comment trouver une harmonie entre protection du système actuel et nécessaire valorisation de l’évolution ?

La chronologie des médias n’est pas un système à bannir dans son essence, son but est en effet légitime. Le rapport Lescure la présente comme un pilier de l’exception culturelle et du financement de la production cinématographique.

Elle est cependant critiquée compte tenu de sa rigidité et du régime défavorable imposé à la vidéo à la demande par abonnement. C’est pour cette raison que le rapport de Monsieur Lescure demandé par la ministre de la culture et de la communication en 2013 propose de réaffirmer les principes fondamentaux de la chronologie des médias tout en introduisant des adaptations permettant de favoriser la circulation des œuvres.

Ce rapport propose par exemple des dérogations pour les films à petit budget ou ayant échoué en salle. Il propose aussi que le délai de la vidéo par abonnement soit baissé à 18 mois.

Pour les films ayant échoués en salle, les sénateurs ont évoqué récemment la possibilité que la fenêtre suivante puisse s’ouvrir immédiatement.

Par ailleurs, l’évolution peut également s’inspirer de l’étude du système en vigueur aux Etats-Unis. Dans ce dernier, à la différence du système français, aucune réglementation nationale de chronologie des médias n’est adoptée.

Les délais de disponibilité des œuvres sont définis au cas par cas de façon contractuelle.

Un système plus libéral engendrait plus de souplesse ce qui permettrait de tester de nouveaux délais selon les films, selon leur nombre d’entrées en salle, et donc d’assurer une meilleure rentabilité des œuvres.

D’importants délais de disponibilité des films, entrainent un manque à gagner conséquent pour les auteurs, qui ne touchent pendant ce temps aucun revenu de la divulgation de leurs œuvres, alors que parallèlement le piratage ne cesse d’augmenter.

De plus, un tel système, tolérerait des expérimentations, telle que la sortie simultanée sur plusieurs supports pour certaines productions. Cette solution permettrait notamment de rouvrir les négociations avec Netflix. D’autant plus que le géant américain a récemment affirmé «  Nous finirons par arriver à la sortie simultanée des films en salle et sur internet ».

Il faut comprendre que Netflix ne compte pas se contenter d’une réduction des délais, le fondateur s’exprimant en ces termes «  dix mois ne serait pas un délai acceptable pour nous, dix jours non plus d’ailleurs ».

Un système autorisant à trouver des solutions au cas par cas, selon les films, selon leur nombre d’entrées en salle et selon les exigences de leurs producteurs, ne signifierait pas pour autant la mise à mort de la chronologie des médias, mais seulement la fin de son inflexible sévérité.

En effet, aux Etats Unis, la chronologie des médias établie contractuellement, répondant à une logique strictement commerciale, ne connaît pas pour autant une explosion des délais. Mieux les délais y sont globalement les mêmes qu’en France, la seule différence étant que les Etats Unis offre un système ou les négociations sont ouvertes, ce qui permet de pouvoir répondre aux exigences de tous.

En définitif, tout est question d’adapter la règle afin de permettre une parfaite cohabitation entre les différents mode de diffusion.

Les premiers, dictés par leur crainte d’être cannibalisés par le nouveau venu ne doivent pas jouer la carte de l’immobilisme pour lui faire obstacle, le résultat n’en sera qu’un contournement agressif de la règle.

Le second quant à lui aura tout à gagner à accepter de se soumettre à une règle réactualisée et qui prendra note de ses exigences.

Nous laisserons le mot de la fin au réalisateur d’Okja, ,Bong-Joon-ho, qui avec humour montre bien l’absurdité du débat et rappelle que la seule carte à jouer et celle d’une cohabitation paisible «  Je suis sûr que Ted Sarandos (directeur des contenus de Netflix) va au cinéma et que les membres du CNC ont Netflix chez eux ».

Manon Didier

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