La dignité infiltrée en droit français

La dignité s’est infiltrée en droit français. Ostentatoire ou sous-jacente, sa présence est de plus en plus palpable tant dans les textes que dans la jurisprudence. L’affaire Lambert et la proposition de loi créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie en témoignent.

Pourtant, cerner la notion de dignité peut se révéler être un exercice délicat.

Galvaudée, elle se trouve pourtant dans divers pans du droit. On voit poindre le paradoxe…

Avant d’étudier la place et le rôle de la dignité en droit français, il faut d’emblée la définir et en saisir les subtilités.

1. La reconnaissance de la dignité :

Dans l’optique d’appréhender la dignité en droit français, il faut d’ores et déjà connaître son étymologie. Le verbe latin « decere » signifie « convenir », tandis que le mot grec « axios » peut renvoyer à l’axiome. C’est pourquoi le professeur Fabre-Magnan qualifie la dignité d’axiome[1], « notion qui rend compte d’une identité de structure propre à la constitution de l’esprit humain ».

Dans un second temps, il convient de se référer aux textes juridiques. Dès lors, un constat s’impose : il n’y a pas de texte constitutionnel français consacrant un droit au respect de la dignité.

En revanche, elle figure dans des textes étrangers. L’apparition de la dignité en droit est récente, intimement liée aux événements historiques du XXe siècle.  La Déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944, précisant les buts et objectifs de l’Organisation Internationale du Travail lui conféra une importance singulière. Puis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, les Pactes internationaux de 1966, et enfin la Convention « pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine », adoptée à Oviedo le 4 avril 1997, firent de même. Contrairement à la Charte de droits fondamentaux (qui l’élève en son article premier), la Convention européenne ne la consacre qu’indirectement, via le protocole 13 relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances.

Il faut s’interroger sur cette absence de consécration constitutionnelle française : signifierait-elle que notre droit n’accorde pas d’importance à la dignité ? La réponse est clairement négative ; elle est le fruit d’une décision du Conseil constitutionnel.

En outre, la décision du 27 juillet 1994 sur la loi bioéthique ne pouvait être plus limpide : « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle » (considérant n°2). Le Conseil a consacré ce PVC à partir du préambule de la Constitution de 1946. La loi bioéthique a introduit, dans le Code civil, l’article 16, donnant au législateur le crédit pour prohiber « toute atteinte à la dignité ».

2. Quelle approche de la dignité ?

Tout d’abord, la dignité est considérée comme un attribut de la personne humaine. En cela, elle fait ressurgir des considérations jus naturalistes. L’écriture juridique de la dignité le fait apparaître : la Charte des droits fondamentaux traite de la « dignité humaine » ; le protocole 13 de la Convention européenne de « la dignité inhérente à tous les êtres humains », l’article premier de la Loi fondamentale allemande de « la dignité de l’être humain ». Avec une telle conception, le champ de la dignité est précisé. Il est lié à la définition que l’on retient de la personne humaine et aux contours que le droit lui dessine. Par exemple, le fœtus n’étant pas une personne humaine, une atteinte à sa dignité ne peut être invoquée (CEDH 8 juillet 2004, Vo c/France) ; la dignité d’une personne morte doit être préservée (CE 2 juillet 1993, Milhaud), etc.

Dans ces conditions, il apparaît bien, conformément à la thèse du professeur Fabre-Magnan, que la dignité est un axiome.

Ensuite, deux acceptions de la dignité humaine peuvent être dégagées. La dignité «  subjective », proche de la liberté, de l’autodétermination, s’opposerait à la dignité « objective », caractérisant la nature humaine. Selon l’approche adoptée, les répercussions juridiques diffèrent. Cela transparaît tout particulièrement dans la question de l’euthanasie. Dans l’arrêt Pretty c/Royaume-Uni (CEDH 29 avril 2002), la requérante invoquait notamment l’article 8 de la Convention, posant le droit au respect de la vie privée et familiale. Adoptant une interprétation extensive de cet article, elle estimait qu’il comprenait aussi le droit de choisir sa fin de vie. Si, parfaitement conscience des conséquences de son choix, elle estimait que c’était pour elle le seul moyen de préserver sa dignité, alors aucune autorité ne pourrait valablement le lui interdire. Bien que la Cour ait conclu à l’absence de violation de la Convention, cet arrêt montre que la dignité peut être brandie par les défenseurs de l’euthanasie. Mais les opposants aussi invoquent la dignité pour appuyer leurs idées, car l’euthanasie reviendrait à estimer que certaines vies ne valent plus la peine d’être vécues… La dualité de la dignité se fait nette. Elle est une notion à manipuler avec précaution.

3. Une judiciarisation accrue :

En vertu de son intimité avec l’être humain, on peut être séduit par l’idée que la dignité est (ou devrait être ?) une notion absolue – le professeur Mathieu[2] parle d’un « socle sur lequel est construite la philosophie des droits de l’homme »- rebelle à toute conciliation avec d’autres droits et libertés.  Elle constituerait alors systématiquement une limite à la liberté individuelle. Dans cette logique, il y aurait une hiérarchie entre les droits et libertés, au sommet de laquelle trônerait la dignité.

Cette approche est concurrencée par une autre vision, adoptée par le droit français.

En droit, les notions se défient, s’opposent et s’entrechoquent. Leur conciliation est non seulement inévitable, mais encore souhaitable.  Si elle emporte nécessairement une forme d’altération des notions, elle contribue au moins à tracer leurs sinueux contours[3].

Concrètement, la dignité est invoquée dans des domaines juridiques très hétérogènes. Sa présence dans le droit est très fragmentée. Bien souvent, elle est opposée à d’autres droits ou libertés. Ainsi, dans la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001, elle fut heurtée par la liberté d’avoir recours à une IVG (rattachée à l’article 2 de la Déclaration de 1789). Le Conseil a estimé qu’il n’y avait pas d’atteinte à la dignité dans l’exercice de cette liberté.  La dignité peut prendre la forme d’une atteinte à la liberté. En cela, son usage peut paraître contestable – on se souvient du fameux « lancer de nains » … La dignité de la personne humaine serait-elle devenue « le nouvel habillage de toutes les censures »[4] ?

Il est manifeste que la dignité est désormais largement reçue dans le droit, bien qu’elle soit fragmentée et protéiforme.

Les juges l’ont effectivement convoquée pour trancher des problèmes de droit divers. Plus récemment, au nom de la dignité, les juges ont ordonné le retrait d’une peluche qui stigmatiserait les personnes schizophrènes (cour d’appel de Versailles,  24 novembre 2004). Plus considérable encore fut la nouvelle conception de l’ordre public, intégrant la dignité. Alors qu’elle était traditionnellement caractérisée par ses aspects «matériels et extérieurs », elle semble désormais comprendre la dignité, composante indéniablement immatérielle. Les ordonnances « Dieudonné » des 9, 10 et 11 janvier 2014, attestent de ce changement, puisque le Conseil d’Etat a, notamment, visé l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge (CE, Ass, 27 octobre 1995). Le spectacle ne pouvait être joué sans risquer de troubler l’ordre public. Or, ce dernier paraît s’étendre pour englober la dignité. A cet égard, il faut toutefois mentionner l’ordonnance « Dieudonné » du 6 février 2015. Le Conseil d’Etat a estimé que l’arrêté municipal en cause, interdisant le spectacle, était mal-fondé. Cependant, dans son communiqué, il a précisé que les faits de l’espèce étaient particuliers, laissant présumer qu’il n’était pas revenu sur les ordonnances de 2014.

En somme, l’application extensive de la notion fait apparaître un risque : la cohérence et l’efficience de la dignité ne sont­-elles pas amoindries ?

Samantha DEVERSIN

Pour en savoir plus :

Site Cairn → Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2007/1 (Volume 58) → La dignité en Droit : un axiome – Muriel Fabre-Magnan.

Site Dalloz →  Recueil Dalloz → La dignité de la personne humaine – Bertrand Mathieu, D.1996. p.282.

Site Dalloz → Recueil Dalloz → La dignité schizophrène ? – Jean-Michel Bruguière, D. 2005, p. 1169.

Site Dalloz → Recueil Dalloz → La dignité de la personne humaine, un concept nouveau – Bernard Edelman, D.1997, p.185.

Site Revue générale du droit → La dignité humaine en droit public français : l’ultime recours (études et réflexions  2014, numéro 4), Philippe Cossalter.

[1]La dignité en Droit : un axiome (Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2007/1 -Volume 58) Muriel Fabre-Magnan

[2] La dignité de la personne humaine – Bertrand Mathieu – D. 1996. 282

[3] Bernard Edelman défend ce point de vue (La dignité de la personne humaine, un concept nouveau – D.1997, p.185).

[4] La dignité en Droit : un axiome (Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2007/1 -Volume 58) Muriel Fabre-Magnan

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