La CJUE se dirige-t-elle vers une meilleure prise en compte des sociétés déficitaires au sein de l’Union européenne ? (Arrêt Sofina, 22 novembre 2018)

Si l’arrêt Sofina rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 22 novembre dernier (Sofina SA, Rebelco SA, Sidro SA C-575/17) semble être en apparence un arrêt classique en matière de libertés européennes, il pourrait cacher une toute autre réalité au sein de l’Union européenne.

Il était question de trois sociétés belges (Sofina, Rebelco et Sidro) qui détenaient moins de 5% du capital de la société française distributrice et qui avaient supporté une retenue à la source de 15% en vertu de la convention fiscale franco-belge. Au regard de leurs situations déficitaires, les sociétés avaient déposé des réclamations à l’administration fiscale afin d’obtenir la restitution des retenues à la source prélevées. Elles estimaient notamment qu’elles avaient le droit à ce remboursement car les sociétés françaises déficitaires n’acquittaient pas d’impôts sur les dividendes lorsqu’elles clôturaient leurs exercices avec un résultat négatif (et parfois aucun impôt en cas de cessation d’activité ultérieure), contrairement aux sociétés étrangères.

Elles firent face à un refus de l’administration fiscale ainsi que des juridictions à l’occasion de leurs recours. Cependant, le Conseil d’État constatant que l’application d’une retenue à la source pour les sociétés non-résidentes déficitaires percevant des dividendes de sociétés françaises entraînait un désavantage de trésorerie comparé aux sociétés résidentes dans la même situation, décida de poser une question préjudicielle à la CJUE. La juridiction française souhaitait alors savoir si le désavantage de trésorerie pour les sociétés non-résidentes déficitaires, lié à l’application d’une retenue à la source conventionnelle, était constitutif d’une restriction à liberté de circulation des capitaux, dès lors que les sociétés françaises déficitaires n’étaient pas imposées. Dans le cas où l’entrave était constituée, est-ce qu’elle pouvait être justifiée par la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres ou par la nécessité de garantir l’efficacité du recouvrement de l’impôt ?

Pour la CJUE la réponse était évidente : dès lors que l’État français exonérait d’impôt les sociétés résidentes en cas de déficit, il devait octroyer un traitement identique aux sociétés non-résidentes dans la même situation. Au surplus, elle a jugé que les justifications avancées par l’État français ne seraient de nature à permettre une telle entrave.

À la lecture de l’arrêt Sofina, deux idées pourront apparaitre aux yeux du lecteur : premièrement l’arrêt traduit l’avancée notoire de la place des libertés européennes au sein de l’Union (I). Ensuite, il montre clairement le recul corrélatif des justifications aux entraves que les États avancent en vain (II).

I – Une avancée importante de la place des libertés européennes

L’avancée importante de la place des libertés européennes dans l’Union est notamment attestée par le caractère déterminant du critère de comparabilité (A), ainsi que par la différence de traitement qui en découle alors (B).

A) Le critère de comparabilité comme élément déterminant de l’entrave aux libertés

Le raisonnement de la Cour dépend souvent de la comparabilité des situations. En effet, pour déterminer si le traitement doit être analogue ou non, il faut d’abord savoir si les deux situations en cause sont comparables. Comme l’avocat général Melchior Wathelet l’a souligné au point 25 de ses conclusions, selon la jurisprudence de la Cour, dès lors qu’un État membre taxe non seulement les actionnaires résidents mais également les actionnaires non-résidents pour les dividendes reçus d’une société résidente, la situation des actionnaires résidents et non-résidents est comparable (arrêts Test Claimants, 12 décembre 2006 C-374/04, Denkavit Internationaal et Denkavit France, 14 décembre 2006, C-170/05).

Si la Cour n’y fait pas référence au début de l’appréciation d’une entrave éventuelle à la liberté de circulation des capitaux, elle le mentionne notamment lorsqu’elle rejette le grief de l’État français qui soutenait que la différence de traitement était justifiée par un traitement différent de deux situations objectivement différentes. Cependant, la Cour souligne bien qu’à partir du moment où un État assujetti de manière unilatérale ou par voie conventionnelle à l’impôt des contribuables résidents, mais également des contribuables non-résidents, pour les dividendes qu’ils perçoivent d’une société résidente, la situation desdits contribuables non-résidents se rapproche de celle des contribuables résidents (elle cite à l’appui les arrêts du 20/10/2011 Commission contre Allemagne, C-284/09, et Miljoen du 17 septembre 2015, C-10/14).

Ainsi, selon la jurisprudence de la CJUE, il suffit qu’un État soumette à l’impôt sur les dividendes, de quelque manière que ce soit, les participations des sociétés non-résidentes et résidentes pour que la situation puisse être considérée comme comparable. Comprenons d’emblée que l’analyse du critère de comparabilité est très souple selon la jurisprudence de la Cour, et cela l’amène souvent à considérer un grand nombre de situations comme étant comparables. À cette souplesse d’analyse il pourrait être reproché un manque de réalisme et une volonté d’embrasser trop largement les situations pour les mettre sous le coup des libertés européennes. La Cour risquerait ainsi de s’éloigner de la réalité des situations comparables fiscalement parlant, pour tendre vers une réalité de comparabilité européenne plus floue. D’autant plus que la comparabilité des situations est déterminante pour la suite du raisonnement de la CJUE, car dès lors qu’une situation comparable est traitée différemment, l’entrave est constituée.

B) La constatation d’une différence de traitement comme conséquence quasi irrémédiable de la responsabilité de l’État

En réalité, dans le raisonnement de la CJUE le critère de comparabilité est analysé en même temps que l’entrave elle-même, alors qu’il la détermine. En traitant de manière différente les sociétés résidentes et non-résidentes, la législation de l’État est susceptible de dissuader les sociétés établies dans un État membre autre que le premier État de procéder à des investissements dans ce dernier (arrêt du 2 juin 2016, Pensioenfonds Metaal en techniek, C-252/14). Cette entrave est considérée par la Cour comme une restriction aux libertés européennes (points 24 à 26 des conclusions de l’avocat général). Si la situation des actionnaires résidents et non-résidents est comparable, et que l’État taxe plus lourdement les dividendes versés à des sociétés non-résidentes, alors la législation en cause constitue une mesure restrictive à l’égard de la liberté de circulation des capitaux.

En l’espèce, la Cour et l’avocat général constatent que la situation des sociétés déficitaires françaises est nettement plus avantageuse que celle qui sont installées dans un autre État membre de l’Union. Tout d’abord, les premières ne sont pas taxées lorsqu’elles présentent un résultat négatif, contrairement aux sociétés non-résidentes qui doivent acquitter d’une retenue à la source indépendamment de leur situation. Les sociétés résidentes seront taxées lorsqu’elles redeviendront bénéficiaires. Cependant, il est possible qu’elles demeurent déficitaires, et qu’elles finissent par cesser leur activité, rendant alors l’exonération d’impôt définitive. Or, la Cour constate, qu’une société non-résidente déficitaire doit acquitter l’impôt nonobstant sa situation déficitaire ou bénéficiaire.

En se référant à la jurisprudence de la Cour, l’avocat général constate au point 32 que les articles 63 et 65 du TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui prévoit l’imposition au moyen d’une retenue à la source, des dividendes d’origine nationale lorsqu’ils sont perçus par des contribuables résidents dans un autre État, alors que de tels dividendes sont exonérés d’impôts dans le chef des contribuables résidents dans le premier État (Santander Asset Management SGIIC, C-338/11). La Cour suit son argumentation en jugeant notamment que la législation nationale est susceptible de procurer un avantage aux sociétés résidentes en situation déficitaire, dès lors qu’il en résulte un avantage de trésorerie, voire une exonération définitive en cas de cessation d’activités, alors que les sociétés non-résidentes subissent une imposition immédiate et définitive indépendamment de leur résultat. Ce traitement fiscal défavorable est contraire à la liberté de circulation des capitaux et il entraîne alors une méconnaissance de la législation européenne par l’État français.

Il faut souligner un point important : en constatant l’existence d’une restriction à la liberté de circulation des capitaux, la CJUE entérine la responsabilité de l’État. En effet, face aux argumentations avancées par la France, la Cour va lui rétorquer à plusieurs reprises qu’elles ne sauraient être suivies, puisqu’en tout état de cause, la France a instauré une différence de traitement incompatible avec le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. De plus, l’exonération définitive des sociétés françaises déficitaires en cessation d’activités aggrave la situation de la France car elle montre l’écart important de traitement entre les sociétés résidentes et non-résidentes. Il est possible d’observer alors, que la violation d’une liberté européenne est un élément déterminant de la responsabilité de l’État en même temps qu’il est utilisé comme élément excluant toute justification possible par ce dernier. Il devient dès lors très difficile pour un État de justifier une restriction à une liberté européenne car la reconnaissance même de cette entrave, a pour conséquence de cristalliser sa responsabilité.

II – Un recul considérable des justifications aux restrictions

L’interprétation stricte effectuée par la CJUE des justifications avancées par les Etats (A), se fait le plus souvent en faveur des contribuables, qui voient dans les arrêts de la CJUE un espoir de reconnaissance de leur situation au sein de l’Union européenne (B).

A) L’interprétation stricte des justifications dans l’arrêt Sofina

Le gouvernement français faisait valoir que sa réglementation en cause concernait deux situations objectivement différentes et qu’elle était justifiée par la nécessité de garantir le recouvrement de l’impôt et la répartition de la compétence fiscale entre l’État membre de résidence et l’État membre de la source. Concernant la comparabilité des situations, le gouvernement français affirmait que la situation était différente étant donné que dans un cas il agissait en tant qu’État de la source des dividendes, et dans l’autre en tant qu’État de résidence du bénéficiaire des dividendes, ce qui limiterait sa capacité de recouvrement dans le premier cas.

Tout d’abord la CJUE souligne que ces justifications doivent faire l’objet d’une interprétation stricte. Elle ajoute ensuite que la réglementation en cause ne se limite pas à prévoir des modalités de perception de l’impôt différentes selon le lieu de résidence du bénéficiaire des dividendes, mais elle va plus loin car elle entraîne un report de l’imposition sur un exercice ultérieur, voire une exonération définitive lorsque la société déficitaire cesse ses activités. Par conséquent, cet avantage fiscal pour la Cour, ne se limite pas à des modalités de perception de l’impôt différentes, mais plutôt à un traitement substantiellement différent entre deux contribuables, selon leur État de résidence. Dès lors, les sociétés en cause sont dans une situation comparable pour la CJUE.

Ensuite, pour la justification tirée de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, la CJUE souligne qu’une telle justification peut être admise dès lors que le régime en cause vise à prévenir des comportements de nature à compromettre le droit d’un État membre d’exercer sa compétence fiscale (arrêt du 12 juillet 2012, Commission contre Espagne, C-269/09). Elle mentionne que la différence de traitement entre des sociétés résidentes et non-résidentes, ne saurait être admise dès lors que si l’État français acceptait le report de l’imposition des dividendes perçus par une société non-résidente déficitaire cela n’impliquerait pas qu’il doive renoncer aux revenus générés sur son territoire. Le gouvernement français ne saurait alléguer d’une perte de recettes fiscales s’il venait à suspendre l’imposition des sociétés non-résidentes déficitaires car il opère déjà de la sorte dans le cas de situations internes estime la CJUE. S’il consent à de telles pertes dans le cas de sociétés résidentes, il ne peut pas s’en prévaloir lorsqu’il s’agit de situations transnationales. Ici encore, la différence de traitement substantielle vient exclure les justifications avancées par l’État, en même temps qu’elle engage sa responsabilité.

B) Vers une reconnaissance européenne des déficits des sociétés ?

Le gouvernement français faisait valoir que le fait de soumettre les dividendes à une retenue à la source était un moyen légitime et approprié d’assurer le traitement fiscal des revenus d’une personne établie en dehors de l’État d’imposition et d’éviter que ces revenus échappent à l’impôt dans l’État de la source.

En réponse à ce grief, la Cour invoque le principe de proportionnalité des restrictions aux libertés fondamentales : l’application d’une restriction doit être propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du 13 juillet 2016, Brisal et KBC Finance Ireland, C-18/15). Elle réfute l’argumentation française, et ce pour trois raisons :

1. Premièrement elle souligne que le régime dérogatoire de report d’imposition des sociétés déficitaires, n’aurait par essence pas vocation à s’appliquer à la majorité des sociétés percevant des dividendes.

2. Ensuite, il appartiendrait aux sociétés non-résidentes d’apporter les éléments permettant à l’administration fiscale française de savoir si les conditions pour bénéficier du report sont remplies.

3. Enfin et surtout, la CJUE estime qu’à l’heure actuelle, les mécanismes d’assistance mutuelle existant entre les autorités des États membres tels qu’ils découlent des directives européennes sont suffisants pour permettre à l’État membre de la source d’effectuer un contrôle des éléments apportés par les sociétés non-résidentes souhaitant bénéficier d’un report de l’imposition de leurs dividendes de source française.

Ainsi, une mesure moins restrictive de la liberté de circulation des capitaux pourrait être aisément adoptée, selon la CJUE. Par conséquent, la justification de la réglementation française tirée de l’efficacité du recouvrement de l’impôt, ne saurait être retenue pour la Cour. Elle conclut alors à la responsabilité entière de l’État pour la réglementation qu’il a instaurée et qui constitue une restriction à la liberté de circulation des capitaux.

De prime abord, l’arrêt de la CJUE semble être une décision comme les autres en ce qui concerne l’application à la matière fiscale des libertés européennes de circulation. Cependant, à l’heure où la reconnaissance de l’imputabilité des déficits des sociétés européennes est bloquée, la décision Sofina pourrait relancer le débat sur le traitement des déficits des sociétés au sein de l’Union. La jurisprudence de la Cour en la matière avait fait couler de l’encre : l’arrêt Marks & Spencer (13 décembre 2005, C-446/03) avait ouvert la possibilité de reconnaitre l’imputabilité des pertes ayant un caractère définitif (lorsqu’une filiale a épuisé toute possibilité d’imputation des pertes sur son propre résultat). Ensuite dans l’arrêt X Holding BV (CJUE, 27 février 2010, C-337/08), la Cour avait affirmé que la restriction imposée par le gouvernement hollandais était justifiée par la répartition équilibrée du pouvoir d’imposer entre États membres. Certes, l’arrêt Sofina ne concerne pas directement l’imputabilité des déficits d’une filiale, mais il impose à l’État de reconnaitre la situation des sociétés déficitaires non-résidentes dans l’application d’une retenue à la source. Le spécialiste en fiscalité européenne pourrait alors se demander si l’arrêt Sofina ne cacherait pas au fond l’amorce par la CJUE d’une reconnaissance définitive des sociétés européennes en situation déficitaire, et par extension, de leurs déficits ainsi que de leur imputabilité. Ou alors, il ne serait qu’un simple arrêt d’espèce en matière de fiscalité européenne exigeant de la part des États membres davantage d’attention quant aux réglementations qu’ils instaurent en fiscalité. Seul l’avenir nous le dira.

Guillaume Ghanem

Modérateur

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