Garantie des droits fondamentaux et enquêtes de concurrence

Les enquêtes permettent de découvrir et d’établir la preuve des pratiques anticoncurrentielles. Pour arriver à leurs fins, les enquêteurs portent parfois une atteinte aux droits fondamentaux des entreprises.

Le 4 mai 2016, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu un arrêt de renvoi de cinq questions au Conseil constitutionnel, au cours d’une affaire opposant la Société Brenntag à l’Autorité de la concurrence (1). Cette nouvelle tentative d’inflexion de la position française sur les droits des entreprises lors des enquêtes pourrait bien faire progresser le droit de la concurrence vers la vision européenne des droits fondamentaux.

 

La nécessité incontestée de prouver les pratiques anticoncurrentielles

En droit français, les articles L 420-1 et suivants du Code de commerce définissent et sanctionnent la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles. Il s’agit de comportements unilatéraux ou concertés qu’adoptent les entreprises, sur un marché économique défini, qui ont pour conséquence de fausser une libre concurrence. À terme, le consommateur se voit offrir, par exemple, moins de choix, à des prix artificiellement trop élevés et l’innovation peut être freinée, parce que les entreprises ne se font plus concurrence. Cet impératif d’ordre public économique louable est sanctionné pénalement par une amende qui s’élève à 10 % du chiffre d’affaires total mondial. Toutefois, pour que cette menace soit prise au sérieux par les entreprises, encore faudrait-il que le risque d’être découvert et sanctionné soit réel ! Pour cela, un dispositif d’enquêtes a été mis en place et adapté aux besoins au fil des années.

 

Un dispositif d’enquêtes important, garantie d’une véritable menace

Le Code de commerce énonce, aux articles L 450-3 et suivants, les procédures d’enquêtes utilisées par  l’Autorité de la concurrence pour établir la preuve des pratiques anticoncurrentielles. En France, les enquêteurs ont le choix entre l’enquête dite « simple » et l’enquête « lourde ». La différence principale entre les deux est la possibilité d’effectuer des saisies lors de l’enquête « lourde ». Parfois comparée à une perquisition, cette dernière procédure est très intrusive pour l’entreprise visitée. Celle-ci voit ses locaux pénétrés par des enquêteurs sans pouvoir donner son avis, ses dossiers fouillés, ses disques durs et boîtes mails copiés, des boîtes mails, parfois même ses téléphones consultés, ses sacs à mains… Bien entendu, pour pouvoir procéder ainsi, il est nécessaire d’obtenir au préalable une autorisation délivrée par un juge des libertés et de la détention. Cette autorisation préalable s’ajoute à la présence pendant les opérations de visites et de saisies d’un officier de police judiciaire qui veille au bon déroulement des opérations. Lors d’une enquête « simple », les enquêteurs ont la possibilité de demander la communication et de prendre copie de documents de toute nature. Mais ils n’ont pas le droit de se promener librement dans l’entreprises et doivent, théoriquement du moins, viser avec précision les documents qu’ils exigent (par exemple des bilans comptables, des communications commerciales, des contrats, etc.).

 

Une pratique française à tout le moins contestable

La pratique des enquêtes pose aujourd’hui de véritables problèmes quant au respect des droits fondamentaux des entreprises en France… Ce que la Cour européenne des droits de l’homme a pu déjà rappeler à plusieurs reprises ! (1)

La dernière mise en garde date d’ailleurs du 2 avril 2015 où une violation de l’article 8 de la CESDH a été constatée au motif que les saisies effectuées au sein des entreprises visitées étaient disproportionnées par rapport au but visé.

Mais que se passe-t-il au pays des droits de l’homme ? Les enquêteurs emportent régulièrement une quantité considérable de documents, sans avoir égard à la nature de ceux-ci et à leur concordance avec le champ de l’enquête. D’une part, il faut savoir que les enquêteurs ne peuvent demander communication ou saisir –selon le cadre – que les documents dont le contenu est au moins potentiellement en rapport avec la pratique recherchée. Parfois, dans la précipitation, les enquêteurs saisissent des documents hors champ de l’enquête qui peuvent par exemple être de nature purement privée ou concerner une autre branche d’activité que celle du secteur visé par l’enquête. D’autre part, en saisissant par exemple des messageries entières, les enquêteurs emportent avec eux des correspondances avocat-client. Or, ces documents sont couverts par un privilège, qui interdit théoriquement à toute force publique de prendre connaissance de son contenu (sauf quand l’avocat est personnellement impliqué dans la pratique). Et l’on comprend assez aisément en quoi les droits de la défense seraient sérieusement amoindris dans le cas contraire.

En enquête lourde, un recours existe contre le déroulement des opérations, ce qui permet à l’entreprise de tenter de faire annuler des opérations ou du moins d’ordonner la restitution immédiate de certains documents. Toutefois, la restitution des documents n’efface pas la mémoire des enquêteurs qui, s’ils avaient déjà pris connaissance des documents litigieux pourraient très bien s’en resservir sans les nommer… Ce recours relativement immédiat n’existe pas en enquête simple, où la contestation se fera lors du débat au fond, c’est-à-dire parfois des années plus tard.

 

Les droits fondamentaux en péril face à de telles pratiques

Parmi les droits fondamentaux de l’entreprise, on dénombre le respect du domicile, le secret des correspondances (article 8 CESDH) mais aussi la garantie d’un procès équitable et donc le respect des droits de la défense (article 6 CESDH). Ces droits devraient garantir à l’entreprise un recours effectif contre le déroulement des enquêtes lorsque les enquêteurs outrepassent les limites de leurs attributions. La recherche d’une infraction justifie une atteinte mais celle-ci doit être proportionnée au but recherché. Face à des dérives, le rôle du juge est d’invalider les pratiques et de rappeler aux enquêteurs le contour de leurs pouvoirs.

 

Les vaines tentatives de contestation du déroulement des enquêtes

Les entreprises ont ainsi tenté à de nombreuses reprises de faire valoir leurs droits devant les juridictions françaises… Sans succès ! Très récemment encore, la chambre commerciale de la Cour de cassation a pu valider des opérations de saisie par l’administration fiscale (domaine connaissant des procédures semblables à celles du droit de la concurrence) contestées par l’entreprise visitée au motif que l’administration avait saisi de façon indifférenciée les fichiers informatiques de deux ordinateurs (2). L’entreprise soutenait que l’administration aurait dû sélectionner uniquement les documents en rapport avec l’enquête. Cette analyse n’a pas été partagée par les juges, qui considèrent que les fichiers sont insécables, c’est-à-dire que les enquêteurs n’ont pas les moyens de les différencier les uns des autres et de n’en prendre que certains… Tout en sachant que la Commission européenne – qui elle aussi effectue des enquêtes au sein des mêmes entreprises pour des pratiques d’envergure européenne – a un logiciel qui permet de sélectionner seulement les fichiers en rapport grâce à l’usage de mots-clés déterminés. Les autorités françaises pourraient donc se doter d’outils informatiques nécessaires à la garantie des droits. Mais ils font le choix de considérer que les fichiers sont insécables et qu’il est donc nécessaire et proportionné de saisir l’ensemble des fichiers pour avoir accès à ceux que les enquêteurs sont légitimés à saisir.

 

Une QPC importante à suivre

La décision du Conseil constitutionnel relative à l’absence de recours immédiat contre le déroulement d’une enquête simple en droit de la concurrence est alors attendue. On espère que les Sages vont adopter une vision plus nuancée de la situation que ne l’ont fait les autres juridictions françaises. En effet, il est à espérer qu’il existe en France un véritable contrôle du respect effectif des droits fondamentaux de l’entreprise. C’est cette garantie qui permet de justifier l’étendue des pouvoirs des enquêteurs et qui légitime des sanctions élevées.

 

Marion BARBE

(1) Cass com, 4 mai 2016, no15-25.699 et 15-25.701, Société Brenntag

(2) CEDH, 16 avril 2002, no37971/97, SOCIÉTÉ COLAS EST ET AUTRES c/ France // CEDH 21 décembre 2010, no 29408/08, Société Canal Plus c/ France // CEDH, 2 avril 2015, n63629/10 et 60567/10, Société Vinci Construction et GTM génie civil c/ France

(3) Cass crim, 8 mars 2016, no14-26.929

 

Pour aller plus loin :

1/ Le fichier informatique insécable et l’impossibilité de joindre directement le JLD, B. BOULOC, Revue Lamy de la Concurrence, 2016-50.

2/ Les opérations de visite et de saisie en droit français de la concurrence invalidées, une nouvelle fois, par la Cour européenne des Droits de l’Homme, Romain Maulin, AJCA 2015 p. 265

3/ Pour suivre de près la QPC : Site du Conseil constitutionnel à Affaires QPC en instance à no 2016-552

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