Interview Matilde Sobral : le lobbying européen

 

Formation :

  • Maîtrise en droit à l’Université de Saint-Jacques de Compostelle (Espagne).
  • DEA en droit communautaire à l’Université Rennes I.
  • Avocate espagnole
  • Stage dans l’Association des Jeunes Agriculteurs Espagnols (ASAJA) dans le domaine des affaires publiques et du lobbying.
  • Stage chez SJ Berwin & Co (cabinet d’avocats international).

Carrière :

  • Direction des Affaires Publiques UE au sein du groupe « Pernod Ricard »
  • Directrice du marché intérieur et de la fiscalité dans l’organisation « SpiritsEurope »
  • Responsable du marché intérieur pour « Diageo »
  • Actuellement : Consultante indépendante

Le Petit Juriste : Quel est le travail d’un chargé d’affaires publiques (lobbyiste) au sein d’une association et d’une entreprise ?

Matilde Sobral :Les associations professionnelles européennes peuvent revêtir des formes très diverses. A titre illustratif, nous pouvons faire une distinction par rapport à leur mandat (par exemple, défendre les intérêts des consommateurs, de l’agriculture, de l’industrie ou du commerce), par secteur concerné, plus ou moins large (par exemple, l’industrie alimentaire en général, mais aussi uniquement l’industrie des produits laitiers, des biscuits ou des fruits et légumes frais) ou par leur composition (généralement, elles sont composées par des associations nationales avec le même mandat au niveau de leur pays ; par des associations nationales plus un groupe d’entreprises du secteur ou, plus rarement, par des entreprises seulement). Evidemment, les associations européennes se comptent par centaines à Bruxelles et les affaires publiques sont le cœur même de leurs activités. Les associations professionnelles ont pour mission de défendre les intérêts de leurs membres et de les représenter vis-à-vis des principales institutions européennes (Commission, Parlement européen et Conseil). Pour le faire de façon efficace, trois types de travail doivent être accomplis :

  1. Connaître de façon approfondie la législation UE relative au secteur et identifier – le plus tôt possible – toute initiative des institutions ou d’autres parties prenantes qui puisse avoir un impact sur le secteur.
  2. Analyser cet impact et préparer des options pour y faire face, organiser et gérer les débats internes de façon à assurer une position de l’association dans les meilleurs délais.
  3. Présenter et discuter cette position avec toutes les parties prenantes (Commission, Parlement, Conseil, d’autres associations) de façon à arriver à des solutions constructives pour le secteur en question.

Le besoin d’avoir un réseau solide parmi ces parties prenantes est indispensable pour y parvenir. Ce réseau se construit sur la base de l’expertise, de la crédibilité et de la disponibilité du chargé d’affaires publiques : les parties prenantes ont besoin d’interlocuteurs sérieux capables de fournir des réponses et des justifications le cas échéant. Il ne s’agit aucunement de « copinage » mais bel et bien d’un échange nécessaire entre le législateur européen, qui n’est pas en mesure de connaître toutes les technicités ni les problèmes pratiques afférents à un secteur, et l’association représentant ce secteur.

Mon expérience dans le secteur des boissons alcoolisées m’a montré que la procédure législative européenne depuis la première ébauche d’une proposition de la Commission peut facilement durer trois ans, voire plus s’il y a des aspects très controversés. Pendant cette période, les débats sont vivants et l’association doit évoluer en conséquence (par exemple, en préparant des positions de repli, des amendements, des communiqués de presse etc).

Au sein d’une grande entreprise (par exemple, « Diageo » et « Pernod Ricard » sont, respectivement, les numéros 1 et 2 des producteurs de boissons alcoolisées dans le monde), l’objectif des bureaux d’affaires publiques, souvent détachés à Bruxelles, est d’assurer que leur voix soit entendue au sein des associations professionnelles dont ils sont membres (par exemple, celles des vins, des spiritueux, de la bière, des marques, etc). La diversité des produits dans leurs portefeuilles et des marchés dans lesquels elles opèrent – et ceci s’applique à toute multinationale – leur octroie une légitimité et une « force de tir » non négligeable.

Il y a aussi des débats en interne dans les entreprises. Cela fonctionne dans deux directions : les services d’affaires publiques informent les autres départements des possibles impacts d’une législation européenne et, le cas échéant, préparent ensemble une stratégie. Parfois, ce sont ces autres départements qui sollicitent le soutien des affaires publiques pour des problèmes identifiés.

En tant que chargée d’affaires publiques dans ces entreprises, j’ai été très active dans les associations correspondantes, en suivant leur activité de près pour m’assurer que les prises de position tiennent compte de notre point de vue. Toutefois, en ce qui concerne les problématiques individuelles ou très sensibles, il est fréquent que le lobbyiste d’entreprise rencontre avec sa propre casquette les autres parties prenantes, tâche pour laquelle un réseau de contacts s’avère tout aussi précieux.

Pour conclure, je résumerais les qualités nécessaires pour faire carrière dans les affaires publiques qui sont : la connaissance approfondie de la législation européenne et des réalités du marché des produits/services en question ; la capacité de rester sur le qui-vive de l’activité bruxelloise ainsi que de créer et de nourrir un réseau de contacts ; la diplomatie pour gérer des intérêts divergents et la créativité pour proposer des solutions ; de l’aplomb pour défendre des positions tout en respectant les points de vue des autres interlocuteurs puis, finalement, de la souplesse pour rebondir avec des nouvelles options en cas d’échec.

LPJ : Selon vous, quelles sont les études à accomplir pour devenir lobbyiste à Bruxelles ?

MS : Pour exercer ce type de métier il me semble que des bases en droit européen sont un atout. Il est bien plus aisé de défendre ce que l’on comprend et au bon moment que de s’aventurer à l’aveuglette dans la toile d’araignée bruxelloise. Je préconise d’essayer de se spécialiser le plus tôt possible car les profils pointus ouvrent des opportunités de travail plus facilement (par secteur, de préférence comme l’alimentation, la pharmacie, la finance etc.). Ceci dit, la durée moyenne dans le même poste en affaires publiques à Bruxelles se situe aux alentours de 3 ans, donc inutile de vous fermer des portes vers des secteurs différents si l’occasion se présente à vous ! D’un point de vue transversal, des matières comme le commerce international et le marché intérieur, la propriété intellectuelle, la protection du consommateur, l’environnement, la santé publique, la fiscalité et la communication sont des créneaux porteurs pour beaucoup des secteurs. Il va sans dire que les langues sont aussi fondamentales pour un étudiant souhaitant travailler à Bruxelles. Les recruteurs demandent un anglais fluide tant à l’oral qu’à l’écrit en plus d’autres langues « ad hoc ». Le français fait partie des langues les plus utilisées après l’anglais.

LPJ : Quels seraient les sujets de mémoire intéressants pour un étudiant en master ?

MS :Une lecture attentive du programme de travail de la Commission européenne ainsi que les pages internet de ses différentes Directions Générales vous offriront un tour d’horizon de ce qui est sur la table des négociations bruxelloises. Quelques sujets d’actualité sur mon radar seraient, par exemple, la gestion des déchets ou la lutte contre le gaspillage alimentaire, les conséquences de l’embargo russe sur les secteurs alimentaires comme le lait ou les fruits et légumes, la nutrition et l’obésité infantile, l’accord bilatéral avec les États-Unis (qui pourrait faire l’objet de plusieurs mémoires tellement les enjeux sont nombreux) ou la mise en place de l’accord bilatéral avec le Canada qui est en état de flottement actuellement.

LPJ : Selon vous, quels sont les stages à faire pour devenir lobbyiste à Bruxelles ?

MS :Actuellement, il est de plus en plus fréquent de devoir faire plus d‘un stage pour rentrer dans la vie professionnelle bruxelloise. Le cas échéant, je conseillerais aux étudiants d’essayer de combiner un stage au sein d’une institution européenne (comprendre leur fonctionnement est essentiel pour faire du lobby) avec un deuxième stage soit dans une association professionnelle soit dans un département des affaires publiques d’entreprise.

LPJ : Comment se faire une place dans le milieu européen compte tenu de la concurrence accrue ?

MS : Les CV courts et intuitifs sont les bienvenus ainsi que la cohérence dans le parcours de l’étudiant. Une lettre de motivation, adaptée à chaque poste et mettant en relation les qualités du demandeur et les besoins du recruteur fait souvent la différence. Tant dans la lettre de motivation comme lors de l’éventuel entretien, les postulants avec de l’ambition (bien placée et sans arrogance), de l’enthousiasme et du naturel partent gagnants. Les recruteurs en affaires publiques n’aiment pas les « profils bas ». Comme pour tous les autres métiers, soyez prêts à répondre à la question « pourquoi ce poste vous intéresse-t-il » avec de la conviction et de bons arguments.

Propos recueillis par Ines Rodriguez

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