Le juge européen face au programme de « remises extraordinaires » orchestré par la CIA avec la coopération des États européens

Dans la continuité de sa  jurisprudence relative aux « remises extraordinaires », la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), a condamné l’Italie par un arrêt Nasr et Ghali, rendu le 23 février 2016. En l’espèce la Cour  a conclu à la violation des articles 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants), 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) par les autorités italiennes ayant orchestré les événements avec la Central Intelligence Agency (CIA). L’occasion de revenir sur la responsabilité des États parties à la Convention dans le programme de « remise extraordinaire » de la CIA.

Le phénomène des remises extraordinaires 

La « remise extraordinaire » a été définie dans l’arrêt Babar Ahmad and others c. UK (1) comme « le transfert extrajudiciaire d’une personne de la juridiction ou du  territoire  d’un  État  à  ceux  d’un  autre  État,  à  des  fins  de  détention  et d’interrogatoire   en   dehors   du   système   juridique   ordinaire,   la   mesure impliquant un risque réel de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Concrètement, il s’agit de l’enlèvement d’un individu présumé terroriste par les agents de la CIA sur un territoire étranger, avec, ou non, la coopération de l’État où l’enlèvement a lieu, afin de le transférer dans un État tiers et lui soutirer des informations.

Ce phénomène n’est pas inédit mais sa fréquence s’est particulièrement accentuée depuis les évenènements du 11 septembre 2001. En 1995, Abu Talal al-Qasimi a été capturé par des agents américains de la CIA en Croatie, et interrogé sur un navire américain, avant d’être transféré en Égypte, où il a été exécuté. Georges Bush a officiellement reconnu la détention d’individus suspectés d’appartenir à des réseaux terroristes par des agents de la CIA dans ces prisons secrètes le 6 septembre 2006. La même année, il signa le Military Commission Act, autorisant ainsi le recours à des “ techniques d’interrogatoire renforcées ” (2) contre les suspects, leur détention et leur jugement par des tribunaux militaires spéciaux, dans le but de protéger les agents et de faire appliquer le programme de la CIA.

La fermeture de ces prisons secrètes a été demandée par le président Barack Obama en janvier 2009. Or à ce jour, le centre de Guantanamo est toujours ouvert, et des interrogations ont commencé à avoir lieu à bord des navires de guerre de la marine américaine en 2011.

Selon un rapport de l’Open Society Justice Initiative, 54 pays, dont 17 européens sont complices des agissements des agents américains. Une complicité à différents degrés, certains Etats, comme l’Italie, ayant coopéré à l’enlèvement, d’autres allant jusqu’à abriter des prisons secrètes de la CIA (3) . La France n’en fait pas partie.

Une responsabilité des États européens pour les actes d’agents étrangers commis sur leur territoire 

La prohibition de la torture étant une norme de jus cogens, rien, pas même la lutte contre le terrorisme ne peut justifier son recours (4).

La Cour recourt à une présomption de responsabilité de l’État italien, en ce qu’elle n’estime pas nécessaire d’examiner ni chacun des aspects du traitement subi par le requérant, ni si les autorités italiennes savaient ou auraient dû savoir que l’enlèvement avait pour but la remise du requérant aux autorités égyptiennes, avec la « probabilité inhérente qu’il subisse de rudes interrogatoires impliquant des actes de torture et qu’il soit détenu au secret » (5).

Ayant déjà jugé que la participation au programme de remise extraordinaire de la CIA devait être qualifiée de torture au sens de l’article 3 de la CESDH (6), et ayant entendu les déclarations du requérant (§10-22), confirmées par un certificat médical (§27),  la Cour présume que le traitement reçu constitue un acte de torture. Concernant la participation des autorités italiennes, le requérant ayant été arrêté dans la rue par un capitaine des carabinieri italien, qui prétendait contrôler son identité (§10), et le SISMi (le service secret de renseignement italien) ayant été informé le 15 mai 2003 de la présence du requérant en Égypte (§287), la coopération des agents italiens avec la CIA est indéniable. Un faisceau d’indices graves et concordant suffit à établir la responsabilité de l’Italie.

L’article 3 de la CESDH engage également la responsabilité d’un État lorsque « les autorités n’ont pas pris de mesures raisonnables pour empêcher la matérialisation d’un risque de mauvais traitement dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance » (7).

Outre la participation des autorités italiennes, la Cour relève ainsi le volet négatif de l’article 3, à savoir que les autorités italiennes auraient dû prendre des mesures pour empêcher le traitement litigieux. L’Italie aurait d’abord dû empêcher la violation de la Convention sur son territoire , mais également s’assurer que ses résidents ne soient pas transférés vers un État où ils risquent de subir de mauvais traitements (Abou Omar, le requérant, ayant le statut de réfugié en Italie (§8)). Les extraditions légales de détenus vers un État où ils risquent de subir des mauvais traitements (8), ou vers un État intermédiaire avant le transfert vers un État qui violerait la prohibition de la torture (9), étant de jurisprudence constante, illégales, a fortiori un tel transfert ne pouvait que violer l’article 3 de la Convention.

Les mêmes conclusions concernant la responsabilité étatique ont été adoptées par la CEDH concernant la violation de l’article 5. Le requérant a en effet été détenu secrètement pendant plus d’un an, puis a été détenu par la police égyptienne sans incrimination (§299). Détenu sans condamnation, Abou Omar a ainsi été privé des garanties juridiques prévues à l’article 5 de la Convention. Les organisations de défense des droits de l’Homme estimaient en 2007 à 39, le nombre de « détenus fantômes », prisonniers secrets des centres de détention.

L’épouse d’Abou Omar s’est également constituée partie devant la Cour, pour violation des articles 3 et 8 (respect de la vie privée et familiale). Imputant la disparition du requérant aux autorités italiennes, la Cour conclut également en faveur de la requérante. Il n’existe ici pas de présomption, l’appréciation se faisant au cas par cas en fonction du comportement des autorités nationales (§ 34). En l’espèce, la Cour relève une « manipulation intentionnelle » de la part du SISMI, qui a dissimulé les informations qu’il possédait au ministère public (§ 316).

La responsabilité des agents nationaux complices des agents étrangers

En plus de la responsabilité étatique, les agents ayant participé aux actes de torture peuvent également être condamnés individuellement, en accord avec le droit pénal international (10).

La Cour aborde ainsi le volet procédural de l’article 3 de la Convention, à savoir une obligation pour les États parties de mener une enquête effective en cas de violation de cet article (11). Les juges ont relevé que le parquet italien a mené une enquête approfondie mais insuffisante, n’ayant pas abouti à une condamnation effective (§265). L’exécutif a usé du secret d’État afin d’empêcher les responsables de répondre de leurs actes (§272). Aussi, l’Italie n’a pas demandé aux États-Unis d’extrader les responsables, jugés coupables, afin qu’ils purgent leur peine (§270) (12), et le Président de la République a accordé la grâce à trois des responsables (§150 ; §271). Les relations amicales qu’entretient l’Italie avec les États-Unis a fait obstacle à la punition effective des 22 américains inculpés. Quatre ans plus tôt, dans l’arrêt El-Masri, la Cour avait relevé qu’aucun « recours concret et effectif aptes à mener à l’identification et à la punition des responsables et à l’octroi d’une réparation » ne fut offert au requérant (§ 259). Sur ce point l’Italie a au moins essayé de satisfaire ses obligations découlant de la Convention. Mais jugeant l’importance de la protection contre la torture, la CEDH attend plus. En effet, il y a un décalage entre l’interdiction absolue des crimes de torture et l’impunité de ses auteurs, d’où la volonté appréciée des juges européens quant à l’effectivité de la mise en place de sanctions.

1- §113

2-http://www.mullc.com/ce_sont_les_13_techniques_renforcees_d_interrogatoire_de_la_cia_sur_les_detenus_d_occasion_dMGpWk.html

3- Voir par exemple, CEDH 24 juillet 2014, Al Nashiri contre Pologne, requête n°28761/11

4- §280   

5- §287

6- (El Masri, § 211 ; Al Nashiri, §§ 511-516)

7- §283, citant Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 115, CEDH 2000-III ; El Masri, § 198

8- CEDH 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 91

9- CEDH 2011 MSS c. Belgique et Grèce ; En l’espèce, le requérant ayant été d’abord transféré en Allemagne, avant d’être transféré en Égypte.

10- En l’application de la compétence universelle adoptée à l’article 5 (2) de la Convention contre la Torture et autres traitements et peine inhumains ou dégradants (1984), ils peuvent notamment être condamnés par n’importe quel État partie à la Convention.

11- CEDH 6 décembre 2011, Donder et De Clippel c. Belgique, Req. n° 8595/06

12- Alors qu’un traité sur l’extradition a été conclu entre les deux Etats, le 13 octobre 1983.

Alexandra Frontali

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