La « justice prévisionnelle » : une justice indépendante et impartiale ?

La « justice prédictive », que nous préférerons nommer « justice prévisionnelle »[1], est une forme de justice 2.0 qui sera peut-être celle du 21e siècle. Après la santé, l’éducation ou encore la politique, c’est le droit en général et la justice en particulier qui sont bouleversés par les nouvelles technologies.

Emergent en effet depuis quelques temps des legaltech, start-up poursuivant l’objectif d’automatiser le service juridique. Surtout, certaines d’entre elles axent leur recherche sur la justice prévisionnelle, à l’instar de Doctrine.fr, Case Law Analytics, Supra Legem ou encore Predictice qui a fait l’objet au cours du printemps 2017 d’une expérimentation au sein des Cours d’appel de Rennes et de Douai.

Justice prévisionnelle ou automatisée ?

« Version moderne de la boule de cristal »[2], cette justice prévisionnelle se distingue toutefois de la justice automatisée, type de justice visant à substituer la machine à l’homme. La justice prévisionnelle peut se définir comme la prévision d’une décision de justice rendue possible par la mise à disposition d’une base de données jurisprudentielles. Cette prévision pourra alors résulter soit d’une analyse statistique soit d’une analyse sémantique de cette base[3].

Portant la promesse d’un désengorgement des tribunaux (par l’évitement de procès) ainsi qu’une meilleure sécurité juridique (par une diminution de l’aléa judiciaire), le développement de la justice prévisionnelle a été encouragé dans le rapport « Cinq ans pour sauver la justice ! » d’avril 2017 considérant les outils prévisionnels comme l’un des moyens nécessaires à la modernisation du service public de la justice. Surtout, les algorithmes prévisionnels se nourrissant de données jurisprudentielles, ce sujet est d’une actualité brûlante à l’heure où vient d’être remis le 9 janvier dernier le Rapport Cadiet portant sur la mise en œuvre de l’open data des décisions de justice.

Pour autant, la justice prévisionnelle pose au moins deux problèmes d’ordre constitutionnel : l’un relatif à l’indépendance et l’autre à l’impartialité de la justice.

Quelle place à l’indépendance de la justice ?

Selon le principe d’indépendance consacré à l’article 64 de la Constitution française, aucun magistrat ne doit subir de pression pouvant faire varier ses décisions. « Première dette de la justice »[4], cette indépendance se retrouverait cependant mise à mal par les outils prévisionnels qui exerceraient une influence sur leur comportement. En effet les juges, pour se dédouaner de toute justification, auraient tendance à adopter l’attitude la plus conformiste. Ce « panurgisme judiciaire »[5] irait alors à l’encontre de leur indépendance et plus largement de leur liberté. Pire, émergerait un risque de performativité, c’est-à-dire de remplacement de la règle de droit par une « normativité seconde »[6].

Entre prédiction et impartialité

Le principe d’impartialité de la justice, dont découle le droit au procès équitable consacré par l’article 16 de la DDHC – « sorte de version constitutionnelle des exigences déduites de l’article 6§1 de la CEDH »[7] – signifie que le juge doit être dépourvu de tout préjugé lorsqu’il rend un jugement. Encore une fois les outils prévisionnels mettent à l’épreuve ce principe car tout algorithme est déterminé par des choix humains, par nature subjectifs. C’est ainsi que le logiciel américain Compas permettant de prédire le risque de récidive des détenus aurait entretenu des discriminations ethniques.

Véritable « problème public »[8], la CNIL propose alors dans son rapport sur l’éthique des algorithmes d’instaurer une exigence d’explicabilité des algorithmes, exigence qui devrait être complétée pour le comité Villani sur l’intelligence artificielle par une préalable étude d’impact sur les risques de discrimination. Toujours est-il que la question de l’anonymisation du nom des magistrats dans les décisions, pourtant au cœur du principe d’impartialité, n’arrive pas à faire consensus. En effet, si la diffusion du nom des juges est maintenue, les outils prévisionnels pourront les « profiler » aisément et les justiciables s’adonner au forum shopping. La justice de demain sera-t-elle alors partiale ? …

 

Alice Auger, Doctorante contractuelle en droit comparé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

[1]Le terme « prévision » nous semblant plus adapté que celui de « prédiction », le premier renvoyant à l’observation d’un ensemble de données permettant d’envisager une situation future quand le second désigne l’action d’annoncer à l’avance un évènement par inspiration surnaturelle.

[2]F.Rouvière, La justice prédictive : version moderne de la boule de cristal, RTD civ., 2017, p.527.

[3]B.Dondero, Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire?, Recueil Dalloz, 2017, p.532.

[4]G.Carcassonne, Petit dictionnaire de droit constitutionnel, Seuil, 2014.

[5]B.Barraud, Un algorithme capable de prédire les décisions des juges : vers une robotisation de la justice?, HAL.

[6]A.Garapon, Les enjeux de la justice prédictive, JCP G 2017, doct.31.

[7]M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel, Dalloz, 2016.

[8]D. Cardon, « Le pouvoir des algorithmes », in La datacratie, Pouvoirs, Seuil, N°164.

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