Parmi les libertés de l’esprit, la liberté d’expression est l’une des plus emblématique. Elle peut être envisagée, par exemple, au travers de la liberté de la presse. Force est de constater la fluctuation des décisions en la matière, les unes faisant primer le principe de la liberté, les autres le restreignant, et ce dans la définition du cadre des crimes et délits commis par voie de presse.
Pour illustrer ce propos, il convient de présenter un arrêt récent[1] de la Cour de Cassation qui a récemment réaffirmé l’interdiction de rappeler des faits amnistiés, illustrant ainsi l’un des cas où la vérité, même prouvée, ne peut jamais être rapportée.
En l’espèce, ont été mis en ligne sur plusieurs sites internet, différents articles diffusant une ancienne coupure de presse du journal Le Petit Varois du 11 novembre 1965 relatant et précisant que les deux jeunes gens ayant « tenu la vedette » étaient « les nommés X… Patrick et Y… Alain à qui le soleil a un peu tourné la tête ». Le 5 décembre 2009, dans le numéro de Var-Matin, a été publié un article faisant état de ces informations circulant sur le Web, dans lequel il est expliqué que « les deux compères s’étaient fait remarquer durant ce fameux été 1965 pour une affaire de siphonage et plusieurs vols » et qu’ils avaient été condamnés par le tribunal correctionnel à un an de prison avec sursis et trois ans de mise à l’épreuve. L’un des deux « compères » en question, politicien, estimant ces propos attentatoires à son honneur et à sa considération a fait assigner la société Participation ouvrière Nice-Matin, ainsi que son directeur pour diffamation publique envers un particulier.
Si la cour d’appel de Paris a débouté le demandeur de ses prétentions, en accordant le bénéfice de la bonne foi aux auteurs de la diffamation et en affirmant qu’il était légitime, pour les journalistes, de rendre compte à leurs lecteurs d’un fait d’actualité, c’est par la position inverse que va répondre la Cour de Cassation saisie par le pourvoi formé par le demandeur.
Les juges du Quai de l’Horloge cassent l’arrêt de la cour d’appel, affirmant sans ambigüité que « si la circonstance que les écrits incriminés ont eu pour objet de porter à la connaissance du public les agissements dans leur jeunesse de deux hommes politiques peut justifier en cas de bonne foi de leur auteur, la diffamation, il ne saurait en être ainsi, sauf à violer les textes précités, lorsqu’elle consiste dans le rappel de condamnations amnistiées, lequel est interdit sous peine de sanction pénale ».
Si la bonne foi du diffamateur peut toujours lui permettre de s’exprimer librement (I), il en va autrement lorsque les faits dont il est question, sont des faits amnistiés (II).
I. La bonne foi : un gage de la liberté de la presse
Cette décision se distingue tout d’abord par le fait qu’elle contraste avec l’article 1er de la loi de 1881, qui pose le principe de la liberté d’expression par différents supports imprimés[2]. En effet, la liberté de la presse est une liberté majeure, « une liberté fondamentale d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale »[3]. L’importance de cette liberté s’explique entre autres, par la difficulté de sa conquête, jalonnée de censures, de restrictions, et d’interdictions. Il faudra attendre la grande loi de 1881 pour voir consacrée une véritable liberté de la presse.
Comme la majorité des principes, la liberté de la presse connait des exceptions. Ainsi, le chapitre 4 de la loi de 1881, réprime les « crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication », parmi lesquels se trouve la diffamation.
Cette dernière est soulevée en l’espèce par le demandeur. Elle est définie par l’article 29 de la loi de 1881[4], visé par la Cour de Cassation dans son arrêt, et nécessite pour sa constitution, l’allégation d’un fait précis et déterminé, fait qui porte atteinte à l’honneur, une victime identifiable, une intention coupable et une publicité.
Bien qu’elle soit constituée, la diffamation n’a pas été retenue contre l’organe de presse assigné. Comme l’affirment les juges du droit dans leur décision, lorsque la bonne foi de l’auteur de la diffamation est établie, ce dernier peut se voir exonéré. En matière de diffamation, l’intention coupable est présumée[5], et il appartient à l’auteur des propos prétendument diffamatoires d’apporter la preuve de sa « bonne foi ». La démonstration de la bonne foi exige la réunion de quatre critères : la sincérité (l’auteur disposait d’élément suffisant pour croire à la vérité des faits relatés), la poursuite d’un but légitime (les propos visent à informer et non à nuire), la proportionnalité du but poursuivi et du dommage causé, le souci d’une certaine prudence.
Il ne fait aucun doute pour la Cour de cassation que tous ces éléments étaient réunis et que la bonne foi des journalistes devait être retenue. Cette cause d’exonération s’avère être un gage de protection de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. En effet, même si la présomption joue contre le diffamateur, la réunion des critères nécessaires à inverser cette présomption peut être facilitée dans un cadre comme celui des organes de presse.
Pour fonder leur décision, les juges du droit ont donc finalement opposé à la bonne foi des journalistes, les faits dont il était question en l’espèce, faits qui ont la particularité d’être amnistiés.
II. Les faits amnistiés : une limite à l’exception de vérité
La décision de la cour d’appel a été cassée en l’espèce, en vertu de l’article 10 alinéa 2[6] de la Convention européenne des droits de l’homme. Celle-ci, entrée en vigueur en 1953, et ratifiée par la France en 1974, constitue un modèle en matière de consécration des droits de l’Homme. Son article 10, consacre la liberté d’expression, mais prévoit néanmoins en son second alinéa que cette liberté puisse être restreinte légalement, et ce pour protéger, entre autres, la réputation ou les droits d’autrui.
L’application de cet article constitue en réalité une limitation à l’exceptio veritatis. Cette notion désigne l’exception de vérité, prévue par la loi de 1881, en ses articles 35 et 55. Cette exception permet, dans des conditions très strictes, de prouver la véracité des faits diffamatoires. Ainsi, si la preuve des faits jugés diffamatoires est rapportée, l’auteur de la diffamation peut être relaxé. Il conviendra d’apporter la preuve de la vérité des faits mais également celle de la légitimité du propos relatant le fait diffamatoire.
Tout comme la bonne foi, cette exception de vérité permet d’éviter la condamnation pour diffamation, et constitue, de fait, un second gage de garantie de la liberté de la presse et plus généralement de la liberté d’expression.
Pourtant, d’après la Cour de cassation, il apparaît que l’utilisation de l’exception de vérité est limitée. En l’occurrence, elle ne saurait être invoquée lorsque les faits rapportés se réfèrent à une infraction amnistiée.
L’interdiction de rappeler des faits amnistiés, prévue par l’article 133-11 du Code Pénal, a prévalu sur la liberté d’expression des journalistes et constitue, une limite admissible à leur droit de se prévaloir de la bonne foi. Dans la balance mise en œuvre par les magistrats de la Cour de cassation, la protection de la réputation d’autrui s’est révélée être plus importante et a primé sur la liberté de presse, restreinte dans son exercice.
L’utilisation de l’exception de vérité est également limitée lorsque les faits invoqués touchent à la vie privée de la personne, ou encore lorsque les faits se réfèrent à une infraction prescrite[7]. Notons qu’un autre cas est initialement prévu : lorsque les faits remontent à plus de dix ans, l’exception de vérité n’est pas applicable. Mais ce dernier cas a été déclaré inconstitutionnel, de par le caractère général et absolu de sa formulation qui « porte à la liberté d’expression une atteinte qui n’est pas proportionnée au but poursuivi » méconnaissant ainsi, l’article 11 de la Déclaration de 1789[8].
Ainsi, la liberté de la presse et plus généralement la liberté d’expression peuvent être limitées. Elles laisseront place à d’autres principes qui, bien que ne paraissant pas, en théorie, primer sur les libertés de l’esprit, trouveront une place particulière aux yeux des juges, et ce, conformément aux limites définies par l’article 10, alinéa 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ce dernier, en ce qu’il restreint une liberté fondamentale, fait l’objet d’une interprétation littérale très stricte de la Cour de cassation jusqu’à un arrêt récent [9] où il a été jugé que « la liberté d’expression est un droit dont l’exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi, et que les propos reproduits, fussent-ils mensongers, n’entrent dans aucun de ces cas ».
Ainsi, selon qu’il y ait ou non un texte spécial applicable à la situation factuelle, la Cour de cassation appliquera l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, et fera primer ou limitera l’exercice de la liberté d’expression. Selon les cas, cette différence de traitement se fera au profit ou au détriment de l’intérêt des personnes s’estimant lésées.
Takoua BEN GARA
Master 1 Droit des affaires
Université d’Evry Val d’Essonne
[1] Cass., Civ. 1ère, 16 mai 2013, FS-P+B+I, nº 12-19.783 : obs. Sabrina Lavric sur Dalloz actualités.
[2] Article 1er de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : « L’imprimerie et la librairie sont libres ».
[3] Conseil Constitutionnel dans sa décision Entreprises de presse des 10-11 Octobre 1984 (n° 84-181 DC).
[4] Article 29 de la loi du 29 juillet 1881 : « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ».
[5] Article 35bis de la loi du 29 juillet 1881.
[6] Article 10.2 de la CEDH : « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
[7] Article 35 de la loi du 29 juillet 1881.
[8] Conseil Constitutionnel, Décision n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011.
[9] Cass., Civ. 1ère, 10 avril 2013, FS-P+B+I, n° 12-10.107 : obs. Sabrina Lavric sur Dalloz actualités.
Pour aller plus loin : le Conseil Constitutionnel a rendu une décision allant à l’encontre de cet arrêt, le 7 juin 2013 (décision n° 2013-319 QPC). Ainsi, les Sages ont décidé que l’interdiction de prouver des faits amnistiés pour échapper à la diffamation, est inconstitutionnelle. La liste des limitations de l’exception de vérité se voit de nouveau réduite, au profit d’une protection plus accrue de la liberté d’expression. Les juges de la rue Montpensier coupent court à une jurisprudence protectrice de l’intérêt des personnes amnistiées, à qui il est rappelé que même si leur peine a été oubliée par l’Etat, les faits demeurent et ne pourront jamais s’effacer de leur vie publique.