Lanceurs d’alerte VS secret des affaires

Le verdict tant attendu de l’affaire LuxLeaks est tombé mercredi 29 juin : Antoine Deltour a été reconnu « coupable de vol, violation du secret professionnel et du secret des affaires mais aussi de fraude informatique, de blanchiment et divulgation du secret des affaires ». Il est condamné à douze mois de prison avec sursis et  1500 euros d’amende.

 

Qui sont les ‘’lanceurs d’alerte’’ ?

Le 26 avril 2016 s’ouvrait au Luxembourg, dans le cadre de l’affaire LuxLeaks, le procès du lanceur d’alerte français Antoine Deltour. Quelques jours plus tôt, le Parlement Européen adoptait en très grande majorité (77% des voix), la directive, très controversée, relative au secret des affaires, laissant les journalistes et l’opinion publique dubitatifs quant au sort réservé aux lanceurs d’alerte.

Depuis quelques mois déjà, le terme ‘’lanceurs d’alerte’’ fait la une des actualités. Si ce terme vous semble nouveau, ne vous détrompez pas. Le Conseil de l’Europe en 2014 définissait les lanceurs d’alerte comme ‘’les personnes qui font des signalements ou révèlent des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général ’’[1].

C’est outre-Atlantique qu’a commencé la médiatisation du phénomène de « l’alerte éthique » avec des visages tels que Thomas Drake, John Kiriakou, Bradley Manning et plus récemment Edward Snowden[2]. Ces hommes, qui travaillaient pour l’État américain au sein d’organisme de renseignements ou de l’armée, ont dévoilé des pratiques illégales de leur hiérarchie afin d’informer le grand public et ont fait l’objet de poursuites judiciaires aboutissant parfois à de lourdes condamnations. À titre d’exemple, Bradley Manning avait été condamné à 35 ans d’emprisonnement.

Initialement originaire de l’anglais ‘’whisleblowing [3]’’, le lancement d’alerte en France a vu le jour avec le chercheur André Cicolella qui avait l’objet d’un licenciement pour faute grave suite à ses recherches sur les effets cancérigènes du bisphénol A[4]. Le lancement d’alerte s’est avéré être un véritable atout en matière de liberté de la presse et de transparence permettant la communication au grand public de données confidentielles détenues par les entreprises ou l’État et mettant en péril l’intérêt général.

Récemment, vous n’avez pas pu passer à côté de l’affaire LuxLeaks. Antoine Deltour, auditeur financier de nationalité française employé par PWC au Luxembourg, a transmis à des journalistes 28 000 pages de documents appartenant à son employeur afin de mettre en lumière les pratiques fiscales frauduleuses de l’État Luxembourgeois : des réductions fiscales étaient accordées selon le système du ‘’tax ruling[5]’’ à des multinationales (au total 340) telles qu’Amazon, Ikea, Pepsi ou encore Apple. Poursuivit par son employeur pour vol, violation du secret professionnel et du secret des affaires, accès ou maintien dans un système frauduleux informatique, blanchiment et divulgation de secrets d’affaires, le jeune français fait aujourd’hui face à la justice luxembourgeoise[6] et encourt jusqu’à 10 ans de prison et 1 297 500 € d’amende[7].

Cette affaire n’est pas sans précédent en matière de lancement d’alerte. Il y a quelques années, Hervé Falciani, ex-informaticien à HSBC avait mis en lumière l’identité de milliers d’évadés fiscaux. À la suite de ses dénonciations, il avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt international suisse[8]. Ces affaires illustrent parfaitement le paradoxe de la légalité en la matière. Si le lancement d’alerte est noble d’un point de vue éthique, il reste illégal d’un point de vue juridique.

 

L’ombre du secret des affaires

La législation française s’est dotée, entre 2007 et 2013, de plusieurs textes visant à créer un statut du lanceur d’alerte. Si l’évolution du droit en la matière s’est faite de façon disparate et floue, on compte néanmoins cinq lois[9] :

  • La loi du 13 novembre 2007 n°1598 relative à la lutte contre la corruption permet au salarié de signaler tout fait de corruption commis par son employeur
  • La loi du 29 décembre 2011 n°2011-2012, relative au renforcement de la sécurité du médicament et des produits de santé permet au salarié de signaler tout risque sanitaire lié au médicament
  • La loi du 16 avril 2013 n°2013-316 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé permet au salarié de signaler tout risque grave affectant la santé publique et l’environnement
  • La loi du 11 octobre 2013 n°2013-907 relative à la transparence de la vie publique prévoit que tout membre du Gouvernement ou chargée de la vie publique doit prévenir ou faire cesser tout conflit d’intérêt pouvant engager une personne publique
  • La loi du 6 décembre 2013 n° 2013-1117 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, dispose que tout fonctionnaire ou salarié ayant « relaté ou témoigné́, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions » bénéficie du statut de lanceur d’alerte[10].

La loi française permet également au salarié de signaler tout fait illicite commis par son employeur auprès de sa hiérarchie, auprès des instances représentatives du personnel mais aussi auprès de la médecine du travail. Il est d’ailleurs possible de consulter le guide pratique du lanceur d’alerte de transparency international France qui donne des éléments clés tels que les instances à contacter, la façon dont constituer son dossier et les erreurs à ne pas commettre en la matière[11].

 

La solution européenne

Initiée en 2013 par le commissaire européen au Marché intérieur, le français Michel Barnie et adoptée le 14 avril 2016 au Parlement européen, la directive européenne sur le secret des affaires a fait grand bruit car elle a été adopté en pleine tourmente des affaires Panama Papers et LuxLeaks.

La problématique du secret des affaires inclut en son sein les lanceurs d’alerte mais ceux-ci n’en sont pas l’unique composante. Définir ce principe relevait d’un « impératif économique et juridique’ »[12] dans la mesure où l’absence de socle légal européen conduisait en une protection affaiblie des entreprises en cas de vol, d’acquisition ou d’utilisation illégale d’informations confidentielles.

L’autorité de la concurrence qui définissait le secret des affaires comme concernant des données ‘’dont la divulgation ou la transmission à un tiers peut gravement léser les intérêts de l’entreprise qu’elles concernent’’ permettait de comprendre l’urgence qui était faite de légiférer sur le sujet dans la mesure où corollairement, cela incluait dans le champ du secret des affaires, la régulation de la concurrence économique des entreprises. L’idée était de créer un cadre de sécurité de certaines données propres aux entreprises afin de lutter contre l’espionnage industriel et  de protéger l’innovation[13].

Devant être transposée dans le droit interne français, cette directive vient poser un cadre légal et uniforme en Europe quant à la protection des victimes du vol de données. Ce texte, largement inspiré des droits américain et chinois, instaure une définition unique de ce qui était auparavant protégé par la propriété intellectuelle et la concurrence déloyale de façon hétérogène[14].

Si pour certains, l’adoption de ce texte favorise le lobbying des multinationales, d’après Johannes Hahn, le commissaire européen à l’élargissement, « il s’agit de promouvoir la confiance des milliers d’entreprises, la plupart des PME, qui innovent tous les jours ».

 

Lanceurs d’alerte et liberté d’expression face à la directive ‘’secret des affaires’’

Le vol de données est également au cœur de la directive secret des affaires. Après une version initiale très stricte pour les personnes se rendant coupable de vol de données, le Parlement Européen a modifié la directive en son article 5, en prévoyant deux exceptions au secret des affaires :

  • « Pour exercer le droit à la liberté d’expression et d’information établi dans la [charte des droits fondamentaux de l’Union européenne], y compris le respect de la liberté et du pluralisme des médias. »

 

  • « Pour révéler une faute, un comportement inapproprié ou une activité illégale, à condition que [la personne qui commet l’infraction] ait agi dans le but de protéger l’intérêt public général. »

Ces exceptions ont cependant été accueillies avec réserve notamment par les journalistes qui peuvent être amenées à diffuser des informations communiquées par des lanceurs d’alerte. Un manque de clarté et une protection insuffisante ont été soulevés quant à la liberté d’expression et la protection des lanceurs d’alerte. À l’heure actuelle, plusieurs questions restent en suspens et trouveront leur réponse dans l’application du texte par les États.

 

Kelsey Kallot

[1] Protection des lanceurs d’alerte, Recommandation CM/Rec(2014)7 et exposé des motifs, Conseil de l’Europe, 2014

[2] RT en Français, Ces cinq lanceurs d’alerte qui ont ébranlé la politique internationale américaine, www. francais.rt.com, 16 octobre 2015

[3] Définition du terMe par Transparency International France

[4] Nathalie Quéruel, André Cicolella : un lanceur d’alerte en guerre contre les toxiques – www.santé-et-travail.fr

[5] Renaud Février, LuxLeaks : le « tax ruling », comment ça marche ? – www.lenouvelobs.com

[6] Enrique Moreira,  LuxLeaks : procès à haut risque pour le lanceur d’alerte Antoine Deltour, www.lesechos.fr, 25 avril 2016

[7] Luxleaks et le procès d’Antoine Deltour: quand le vice se plaint de la vertu! – www.médiapart.fr

[8] Affaire SwissLeaks : Hervé Falciani condamné par défaut à cinq ans de prison en Suisse – www.lemonde.fr

[9] Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte français – www.agircontrelacorruption.fr

[10] Les lanceurs d’alerte à présent dotés d’un statut légal – www.kramerlevin.com

[11] Guide pratique à l’usage du lanceur d’alerte français, Transparency International France

[12] Le droit du secret des affaires : éternel serpent de mer ou bientôt réalité ? – Olivier de Maison Rouge

[13] L’UE adopte la directive controversée sur le « secret des affaires » – www.latribune.fr

[14] Maxime Vaudano et Mathilde Damgé , Ce qu’il faut savoir de la directive sur le secret des affaires –– www.lemonde.fr

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