Le mécanisme du codéfendeur passé au crible de la CJUE

Cet avis constitue le premier examen approfondi par la Cour de Luxembourg des différents mécanismes envisagés pour permettre l’adhésion de l’Union à la CESDH, adhésion qui nécessite des adaptations substantielles des deux ordres juridiques européens. L’adhésion a été inscrite formellement à l’article 6, paragraphe 2, du Traité sur l’Union européenne en 2007, entré en vigueur le 1er décembre 2009, lequel dispose que « l’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Les apports de l’avis du 18 décembre 2014 sont éclairants sur les rapports de systèmes et la perception de sa propre compétence par la CJUE, mais l’avis n’est pas sans poser des difficultés nouvelles. Nous nous focaliserons ici sur le mécanisme du codéfendeur envisagé par l’accord d’adhésion, que la CJUE rejette dans son avis.

La CJUE refuse de valider le mécanisme du codéfendeur tel que prévu par l’accord d’adhésion de l’UE à la CESDH, empêchant celui-ci d’entrer en vigueur et repoussant durablement l’adhésion de l’Union.

Présentation du mécanisme du codéfendeur

L’accord d’adhésion prévoit en son article 3 de modifier la CESDH en ces termes : « l’Union européenne, ou un Etat membre de l’Union européenne, peut devenir codéfendeur dans une procédure par décision de la Cour » (1). Lorsqu’une requête introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme désignera un Etat membre seul en tant que défendeur, le mécanisme du codéfendeur permettra à l’Union de devenir partie à l’affaire si l’action ou l’omission de l’Etat membre en cause a pour origine ou est l’acte d’exécution d’un acte de droit de l’Union. A l’inverse, lorsqu’une requête visera l’Union comme défenderesse seule, des Etats membres pourront être codéfendeurs.

Si la requête ignore la dualité de défendeurs potentiels, l’article 3§2 de l’accord prévoit que « l’Union européenne peut devenir codéfendeur dans une procédure dirigée contre un ou plusieurs Etats membres […] s’il apparaît que l’allégation de [violation de la CESDH] met en cause la compatibilité d’une disposition du droit de l’Union […] avec les droits de la Convention ». Il ne s’agit que d’une faculté pour les Etats membres comme pour l’Union européenne : aucune obligation d’intervenir en tant que codéfendeur n’existe entre eux, ni en vertu de l’accord d’adhésion, ni en vertu du droit de l’UE. L’article 3§5 confirme ce caractère facultatif, « aucune partie contractante ne peut être obligée de devenir partie à une affaire qui n’a pas été dirigée contre elle dans la requête initiale », ce qui semble contradictoire avec l’objectif du mécanisme qui est d’éviter que ne perdurent dans le système de la Convention des lacunes liées à la participation ou à la responsabilité.

C’est au stade de la responsabilité que les compétences entre l’Union et ses Etats membres seront examinées. La Cour EDH déclarera en principe le défendeur et le(s) codéfendeur(s) conjointement responsables de la violation constatée. Or, conformément à l’article 3§7 de l’accord, « la Cour [EDH] peut, toutefois, sur la base des arguments présentés par le défendeur et le(s) codéfendeur(s), et après avoir invité le requérant à présenter sa position, décider que la responsabilité d’une violation devrait être attribuée uniquement au défendeur ou au(x) codéfendeur(s). Répartir la responsabilité entre le défendeur et le(s) codéfendeur(s) sur toute autre base comporterait le risque de procéder à une appréciation de la répartition des compétences entre l’UE et ses Etats membres » (§62 du rapport explicatif). La déclaration de responsabilité « individuelle » par la Cour EDH ne devrait ainsi n’avoir lieu que lorsque cette séparation des responsabilités est plaidée par les Parties, pour éviter un examen des compétences et une division des responsabilités entre l’UE et les Etats membres si les Parties ne l’ont pas décidé ainsi. Mais si la Cour EDH pouvait dégager des responsabilités différenciées, elle pourrait prononcer des réparations distinctes entre défendeur et codéfendeur au titre de l’article 41 CESDH.

Les raisons du refus de la CJUE de valider le mécanisme

La CJUE se fonde surtout sur le protocole n°8 du Traité sur le fonctionnement de l’UE relatif à l’adhésion de l’UE à la CESDH, selon lequel « l’accord relatif à l’adhésion de l’Union […] doit refléter la nécessité de préserver les caractéristiques spécifiques de l’Union et du droit de l’Union, notamment en ce qui concerne […] les mécanismes nécessaires pour garantir que les recours formés par des Etats non membres et les recours individuels soient dirigés correctement contre les Etats membres et/ou l’Union ».

La CJUE s’oppose au mécanisme cité d’abord du fait de l’absence de garantie que la Cour EDH se bornerait à la demande des parties et pourrait décider autre chose que ce que les Parties feraient valoir dans leurs arguments, ce qui fait porter selon la CJUE un risque pour les compétences définies dans les traités. En second lieu, elle estime qu’un accord entre l’UE et des Etats membres au titre de l’article 3§7 ne pourrait être conclu que sous son contrôle car elle dispose selon elle de « la compétence exclusive pour s’assurer que l’accord entre le codéfendeur et le défendeur respecte lesdites règles. Permettre à la Cour EDH d’entériner un éventuel accord entre l’Union et ses États membres sur le partage de la responsabilité reviendrait à lui permettre de se substituer à la Cour pour régler une question relevant de la compétence exclusive de celle-ci ». La CJUE exige d’être consultée sur tout projet d’accord envisagé dans le cadre du mécanisme du codéfendeur afin de contrôler en amont le partage des responsabilités selon les compétences de chacun et entend donc interdire l’examen par la Cour EDH des relations entre l’UE et ses Etats membres et veiller à ce qu’un tel examen n’ait jamais lieu.

Le statu quo en l’absence d’adhésion

Deux difficultés principales émergent de l’avis. La première est celle de cerner les compétences visées par la CJUE. Le protocole n°8 n’énumère nullement les compétences de l’Union auxquelles il ne faudrait pas porter atteinte. Or la CJUE ne désigne pas non plus ces compétences sur lesquelles pèserait selon elle un risque. La CJUE rappelle simplement certains principes guidant la répartition des compétences entre l’UE et les Etats membres, mais n’expose pas les compétences qui seraient affectées, même virtuellement, par l’accord d’adhésion. L’anticipation de l’atteinte aux compétences peut être acceptable et compréhensible mais l’imprécision nuit ici à la portée de la décision de la Cour.

Deuxièmement, quelle incidence l’avis a-t-il pour les requérants qui se plaignent d’une violation de leurs droits par l’UE ? La Cour EDH a dégagé dans l’affaire Bosphorus c. Irlande du 30 juin 2005 (2) la fameuse présomption de « protection équivalente » des droits et libertés de la CESDH en droit de l’UE. Cette présomption signifie que lorsqu’un Etat membre applique un acte de droit de l’Union, même pour ceux pour lesquels il ne dispose d’aucune marge de manœuvre (règlements, décisions), et que cette application à laquelle il est contraint est alléguée comme violant des droits issus de la CESDH, la Cour EDH estime qu’à défaut de démonstration contraire le droit de l’UE respecte la CESDH, compte tenu de la protection des droits fondamentaux dans le système de l’Union. Cette présomption est réfragable, la Cour EDH peut condamner des Etats membres pour violation de la CESDH lorsque ceux-ci mettent en œuvre des actes de droit de l’UE, même s’ils ne disposent d’aucune marge de manœuvre, si l’acte de droit de l’UE en cause n’accorde pas une « protection équivalente » mais constitue une « insuffisance manifeste » (3). Alors en l’absence d’adhésion de l’UE à la CESDH, la « doctrine Bosphorus » continuera de s’appliquer, les Etats membres seuls pourront être déclarés responsables de violations de la CESDH si l’acte de droit de l’UE qu’ils ont mis en œuvre était insuffisant à assurer le respect des droits et libertés de la CESDH : une Partie contractante pourra donc toujours être responsable.

Les perspectives de l’accord d’adhésion sont désormais assombries, puisque l’article 218 TFUE prévoit que si la Cour émet un avis négatif sur un accord qui lui est soumis, ce dernier ne peut entrer en vigueur, à moins que l’accord ou que les traités de l’UE eux-mêmes soient modifiés. L’avis 2/13 impose donc de nouvelles négociations mais les exigences élevées de la CJUE semblent rendre difficile une adhésion prochaine de l’UE à la CESDH.

 

Arnaud LOBRY

 

1. Les textes du projet révisé d’accord portant adhésion de l’Union européenne à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le rapport explicatif de celui-ci sont disponibles sur le site du Conseil de l’Europe à l’adresse suivante : www.coe.int/t/dghl/standardsetting/hrpolicy/accession/Meeting_reports/47_1%282013%29008rev2_FR.pdf

2. CEDH, GC, Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Sirketi c. Irlande, 30 juin 2005, req. n°45036/98.

3. Ce fut notamment le cas dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (CEDH, GC, 21 janvier 2011, req. n°30696/09) concernant le controversé « Règlement Dublin » relatif au traitement des demandes d’asile, où la Cour EDH a retenu une violation de l’article 3 CESDH compte tenu des conditions d’existence et de détention du requérant en Grèce.

Pour en savoir plus :

POPOV (A.), « Cour de Justice de l’Union européenne (Art. 6§2 TUE et Protocole n°8 au TUE) : L’avis 2/13 de la CJUE complique l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH », Lettre « Droits-Libertés » du CREDOF, 24 février 2015.

HERVIEU (N.), « Cour européenne des droits de l’homme : Bilan d’étape d’un perpétuel chantier institutionnel », Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 3 septembre 2013.

GROUSSOT (X.), PECH (L.), « La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne après le Traité de Lisbonne », Question d’Europe, n°173, 14 juin 2010.

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