« Maitre, vous avez la parole »…partout !

En raison de la place centrale qu’il occupe dans l’administration de la justice, l’avocat ne peut voir, qu’exceptionnellement, sa liberté d’expression contrainte ou bridée

 

Voilà comment se termine, à Strasbourg, un feuilleton judiciaire rocambolesque à la française d’un procès dirigé contre un avocat, Maître Morice, par deux magistrats,  les juges M et L.L.

  • Faits et procédure

Tout commence en 1995, peu après la découverte du corps du juge français Bernard Borrel, à plusieurs kilomètres de la ville de Djibouti.

Une information judiciaire est rapidement ouverte. Le rapport d’autopsie du cadavre du juge  conclut à l’absence d’élément suspect, ce qui accrédite de fait l’hypothèse d’un suicide.

Toutefois, persuadé que son défunt époux a fait l’objet d’un assassinat, la veuve du juge Borrel se constitue partie civile et prend, notamment, maître Morice pour avocat au cours de l’instruction préparatoire conduite par les juges  M et L. L.

En juin 2000, la Cour d’appel de Paris dessaisit les deux magistrats instructeurs du dossier et le confie à un autre juge d’instruction.

En septembre 2000, parait un article de presse faisant allusion à un courrier adressé par les  avocats de madame Borrel au garde des Sceaux, ainsi que de déclarations de maître Morice, faisant état des sévères accusations à l’encontre de la juge M.

On l’accuse notamment, par un « mot manuscrit et assez familier » d’adopter « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté »

En octobre 2000, les juges M. et L.L. décident alors de déposer plainte avec constitution de partie civile du chef de diffamation publique envers un fonctionnaire public à l’encontre, notamment, de maître Morice.

Devant les juges du fond, maître Morice a été déclaré coupable dudit grief et condamné au paiement d’une amende. Cette condamnation fut d’ailleurs confirmée par la chambre criminelle de la Cour de cassation (Cass. Crim. 10 nov. 2009, n° 08-86.295).

Maître Morice saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui constata, par un arrêt de chambre du 11 juillet 2013, une violation du droit à un procès équitable tout en considérant néanmoins qu’il n’y avait pas eu, en l’espèce, violation du droit à la liberté d’expression du requérant (CEDH 11 juil. 2013, Morice c. France, req. n° 29369/10).

A la demande de ce dernier, l’affaire fut renvoyée devant la Grande chambre de la Cour.

 

  • Décision de la Cour

Sur la violation du droit à un procès équitable (Art 6 §1 Conv. EDH)

L’Assemblée solennelle de la CEDH confirme l’arrêt de chambre du 11 juillet 2013 en ce qu’elle conclue en une violation du droit à un procès équitable sur le fondement de l’absence d’impartialité objective même si, comme le souligne le juge Kuris dans son opinion concordante jointe à l’arrêt, il y avait également sujet à retenir l’absence d’impartialité subjective.

En effet, s’agissant de l’impartialité objective, la Cour observe qu’au sein de la formation de la chambre criminelle ayant rendu l’arrêt du 10 novembre 2009, avait siégé un conseiller, le juge J.M, qui, en 2000, à propos des poursuites disciplinaires engagées à l’encontre de la juge M., avait clairement apporté son soutien à cette dernière, en des termes sans équivoques, au cours de l’assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de Paris.

Or, eu égard au rôle crucial de l’instance en cassation, en matière pénale, pouvant éventuellement aboutir, en cas de cassation, à un réexamen de l’affaire en fait et en droit, la Cour considère que les scrupules du requérant, quant à l’impartialité de la juridiction ayant jugé sa cause, étaient objectivement justifiées (En référence à l’adage anglais constamment rappelé par la Cour qui affirme qu’il ne suffit pas que la justice soit rendue, encore faut-il qu’elle paraisse être rendue – CEDH 26 oct. 1984, De Cubber c. Belgique, req. n° 9186/80).

En revanche, souligner l’éventuelle influence qu’aurait exercée le magistrat J.M auprès de ses collègues ayant siégé au sein de la formation de la chambre criminelle constitue, également, un cas de violation d’impartialité subjective du « tribunal » en ce que le magistrat a préalablement pris parti dans une affaire qu’il avait à connaitre.

Néanmoins, la Cour a décidé de ne retenir que la violation de l’impartialité objective en l’espèce.

Sur la violation du droit à la liberté d’expression (Art 10 Conv. EDH)

En revanche, la Grande chambre de la Cour infirme l’arrêt de chambre en ce qu’elle retient, contrairement au premier juge, l’existence d’une violation du droit à liberté d’expression du requérant.

En effet, la CEDH rappelle que les avocats peuvent librement et publiquement s’exprimer  sur le fonctionnement de la justice dès lors que leur critique demeure bornée par certaines limites relatives notamment aux règles déontologiques, telles que « la dignité, l’honneur et la probité », visant à protéger l’ « autorité judiciaire » des attaques infondées qui pourraient n’être motivées que par l’unique objectif de mobiliser l’opinion publique via les médias.

A cet effet, la CEDH réitère quelques principes que l’avocat doit toujours garder présent à l’esprit.

En principe, la défense d’un client par son avocat doit s’effectuer devant les institutions juridictionnelles, et non devant les médias, car l’avocat est un auxiliaire de justice (CEDH 20 mai 1998, Schöpfer c/ Suisse, req. no 25405/94). Il ne saurait donc être assimilé à un journaliste qui n’est qu’un tiers à la procédure, chargé d’informer le public.

En matière de liberté d’expression de l’avocat, on distingue classiquement les propos tenus par un avocat dans le prétoire des propos tenus hors du cours d’une instance.

En principe,  l’avocat bénéficie d’une plus forte protection, par rapport à celle d’un justiciable ordinaire, lorsqu’il s’exprime en cours d’audience ou lorsque ses propos servent directement l’intérêt de son client.

Toutefois, la CEDH admet que la défense d’un client puisse impliquer une apparition devant les médias et, à cette occasion, se traduire par une information du public sur des dysfonctionnements circonstanciels de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction, dès lors que les propos de l’avocat se fondent sur de faits avérés et démontrables.

Or, en l’espèce, la Cour constate que les propos reprochés à maître Morice, loin de constituer des attaques gravement préjudiciables à l’action de la justice dénuées de fondement sérieux, était en réalité des critiques à l’égard des juges M. et L.L., exprimées dans le cadre d’un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement de la justice et justifiées par l’intérêt médiatique de l’affaire.

Ces propos, virulents sans doute, constituaient, par-dessus-tout, des jugements de valeur reposant sur des faits démontrables et présentant un lien suffisamment étroit avec les faits.

Par voie de conséquence, la condamnation pénale du requérant ne pouvait que s’analyser en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression.

Cet arrêt fait d’ailleurs écho à une affaire analogue qui impliquait deux avocats condamnés pour avoir critiqué dans la presse une décision confirmant un non-lieu dans une affaire de corruption, se prononçant « publiquement sur le fonctionnement de la justice sur un ton acerbe, voire sarcastique » (CEDH 29 mars 2011, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas E Costa c/ Portugal, req. no 1529/08).

La Cour avait toutefois jugé leur condamnation contraire à l’article 10 de la Convention, « dès lors que leurs propos n’étaient pas injurieux mais relevaient de la critique admissible » (CEDH 29 mars 2011, ibid ; CEDH 11 févr. 2010, Alfantakis c/ Grèce, req. no 49330/07).

  • Conclusion

Par ce second arrêt Morice, l’Assemblée solennelle de la Cour réaffirme ainsi sa jurisprudence constante selon laquelle, en raison de la place centrale qu’il occupe dans l’administration de la justice, l’avocat ne peut voir, qu’exceptionnellement, sa liberté d’expression contrainte ou bridée.

La CEDH sanctuarise ainsi la parole de l’avocat et, de fait, lui assure une « juridiction » quasi privilégiée quant à sa responsabilité lorsqu’il s’exprime dans l’intérêt de son client.

L’avocat, ce quasi-prêtre !

Rydian DIEYI

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