Non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle : météo clémente, absence de cumulus à l’horizon !

Non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle : météo clémente, absence de cumulus à l’horizon !

Cass. Civ.1ère, 28 juin 2012, n°10-28.492, FS-P+B+I
 


 Lors même que la question de la suppression du cumul de mandats des parlementaires et des ministres agite présentement presse et politiques, la règle du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle voit, quant à elle, sa place confortée dans notre droit. En témoigne cet arrêt recevant les honneurs du Bulletin rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 28 juin dernier.


En l’espèce, cela commençait pourtant comme une banale histoire de goûter dans un restaurant, les enfants y participant jouant sur l’aire de jeux annexe sous la surveillance d’un adulte employé à cet effet. La scène ne tarda toutefois pas à virer au drame : en enjambant le grillage de protection, l’un des chérubins se coinça dans une aspérité la bague qu’il portait et se retrouva dépourvu de doigt. Ses parents mécontents agirent donc en responsabilité, tant en leur nom personnel que pour le compte de leur progéniture estropiée, contre la société exploitante du restaurant sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil, disposition consacrant le principe général de responsabilité du fait des choses [1]. La Cour d’appel accueillit favorablement leur demande objectant que « le principe de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle ne s’opposait pas à ce que cette responsabilité fût recherchée sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du code civil », poursuivant même que les époux « n’auraient d’ailleurs de lien contractuel avec la société [exploitante] que par le biais de leur fils, qui lui-même, mineur au moment de l’accident, ne s’était pas trouvé engagé dans un lien contractuel, même par stipulation pour autrui, avec cette société, en utilisant une aire de jeux, indépendante du contrat de restauration. » Ne pouvant se satisfaire de pareille solution, la société exploitante se pourvut en cassation.

Bien fit-elle : la Haute juridiction censura vigoureusement la décision des juges du fond au visa des articles 1147 et 1384 alinéa 1er du Code civil, le premier en raison de son refus d’application, le second de sa fausse application. Si l’on déduit aisément de cette condamnation que la Cour régulatrice impose une action contractuelle, elle ne nous en offre qu’une mystérieuse explication, se bornant-elle seulement à constater que « l’enfant avait fait usage de l’aire de jeux, exclusivement réservée à la clientèle du restaurant, au cours d’un goûter auquel il participait en compagnie d’un adulte et d’autres enfants. »

main enfant famille

A tout le moins comprenons-nous que la Cour met ici en exergue l’existence d’un lien contractuel entre l’enfant et la société exploitante en raison de l’exclusivité d’accès à l’aire de jeux par la clientèle du restaurant. Est-ce à dire qu’en pénétrant sur cette aire, la jeune victime aurait tacitement conclu un contrat avec la société attaquée, alors devenue débitrice à son égard d’une obligation de sécurité.  Plus encore, serait-ce les prémices d’une consécration de responsabilité contractuelle sans contrat, ainsi que nous l’a d’ores et déjà soufflé Julien Dubarry [2]. La première hypothèse, davantage convaincante et plausible, retient nos faveurs. Fort logiquement donc, le lien contractuel établi, la responsabilité générale du fait des choses est écartée au profit de son opposée consœur. Le principe de non-cumul des responsabilités y veille, ainsi nous le rappelle implicitement la Haute juridiction.

Si l’enseignement tiré de cet arrêt est outre qu’il n’est point prudent de porter des bijoux sur une aire de jeux, il n’est autrement que l’on ne transige pas avec la règle du non-cumul. A l’origine objet d’une forte controverse doctrinale, la jurisprudence a finalement tranché en sa faveur [3]. Depuis lors s’impose-t-elle comme une incontestable règle de notre droit positif. Et se retrouve-t-elle à l’honneur ici encore. Ce principe commandant tant un non-cumul qu’une non-option, un requérant ne peut donc ni superposer les deux régimes de responsabilité ni choisir librement le fondement de son action, ce dernier aspect éprouvé par l’arrêt nous concernant. En effet, l’enfant étant contractuellement lié à la société exploitante, il ne pouvait qu’agir sur le terrain contractuel en vertu de l’indisponibilité du fondement, ce, qu’il le veuille ou non, les caprices ici ne sont guère acceptés. Le contractuel prime donc sur le délictuel : est-ce peu ou prou une application de la maxime « specialia generalibus derogant ». La présente solution ne peut dès lors qu’être approuvée.

Prudence est toutefois de rigueur, ne faudrait-il pas naïvement nous fourvoyer. La Cour régulatrice prescrit certes une action contractuelle au nom de l’enfant mineur en raison du lien particulier l’unissant à la société exploitante cependant qu’elle ne proscrit nullement un fondement extracontractuel relativement à l’action exercée par ses parents en leur nom personnel. Ainsi se manifeste de façon sous-jacente la question de l’inexécution du contrat et des tiers : sur quel fondement la victime indirecte d’une inexécution contractuelle doit-elle intenter son action ? La réponse n’en fut pas toujours ainsi, il est désormais acquis que le tiers agisse sur le fondement délictuel [4]. N’en demeure pas moins qu’il reste encore à déterminer le fait générateur de pareille responsabilité.

Si dans un premier temps la jurisprudence s’est montrée fluctuante en raison de divergence de position entre les chambres de la Cour de cassation, l’Assemblée plénière mit un terme à ce débat, affirmant dans un attendu de principe remarqué que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel, dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » [5]. Dès lors, appliqué à notre espèce, les parents du garçonnet, aux fins d’obtenir réparation de leur préjudice personnel, ne devraient, au soutien de leur action extracontractuelle, que pouvoir alléguer le manquement de la société contractante à son obligation de sécurité. Simple serait ce syllogisme si un arrêt en date du 15 décembre 2011 [6] n’était pas venu brouiller les pistes en retenant que le tiers victime d’un dommage causé par un manquement contractuel devait apporter la preuve d’une faute délictuelle pour en obtenir réparation : est-ce là un revirement ? Plus de peur que de mal, l’arrêt en cause n’ayant pas été publié, lui conférer si large portée serait excessif. De plus, l’obligation considérée qui fut ignorée était un devoir de conseil, bien trop bornée donc. A l’instar des préconisations de nombreux auteurs tels que Messieurs Mazeaud [7], Delebecque [8] et Larroumet [9], la Cour régulatrice ne semble plus faire une assimilation systématique des fautes contractuelle et délictuelle. Ainsi a-t-elle implicitement distingué selon que l’obligation méconnue traduit un devoir général de comportement ou que, spéciale, elle se limite au cercle étroit des parties contractantes. Dans le premier cas, la théorie assimilatrice demeure sauve, dans le second elle ne résiste point. Si nous revenons à l’espèce qui nous intéresse, l’obligation violée constituant une obligation de sécurité, elle s’apparente d’autant plus à une règle générale, s’imposant à tous et à l’égard de tous, transcendant autrement les seuls rapports contractuels. Père et mère devraient donc pouvoir aisément invoquer ce seul manquement. Le principe de non-cumul des responsabilités n’aime pas voir mélange trop prononcé des deux actions, Marraine sa bonne fée la Cour de cassation le satisfait-il inlassablement. Ainsi continue-t-il de couler des jours paisibles sous les auspices d’un ciel sans nuage.

Clarisse Duhau

En savoir plus :


[1] « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde. »

 

[2] La Semaine Juridique Edition Générale n° 41, 8 Octobre 2012, 1069 ; Questions naïves sur la règle de non-option entre les responsabilités contractuelle et délictuelle ; Note sous arrêt par Julien Dubarry ; ATER à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), membre de l’Institut européen du droit.

 

[3] Le premier arrêt de principe a été rendu par la chambre des requêtes le 21 janvier 1890 (DP 1891, 1, p. 380). Par la suite, à titre d’exemple : Cass. 1re civ., 9 mars 1970 : Bull. civ. I, n° 87.

Plus encore, concernant l’hypothèse d’une responsabilité du fait des choses :

– Cass. 1re civ., 30 oct. 1962 : D. 1963, jurispr. p. 57, note Esmein.

– Cass. 3e civ., 8 juill. 1998 : Resp. civ. et assur. 1998, 339.

– Cass. 1re civ., 24 nov. 1993 : JCP 1994, IV, 285 ; Bull. civ. I, n° 344.

– Obs. Viney : JCP G 1994, I, 3773, n° 1.

– Cass. soc., 11 oct. 1994 : D. 1994, inf. rap. p. 253 ; JCP G 1994, IV, 2501 ; Bull. civ. IV, n° 269 ; D. 1995, jurispr. p. 440, note C. Rade, obs. Jourdain ; RTD civ. 1995, p. 890, n° 1.

 

[4]  Civ. 2e, 23 oct. 2003, n°01-15.391 : « la victime par ricochet d’un accident relevant de la responsabilité contractuelle dispose d’une action en responsabilité délictuelle

pour obtenir réparation de son préjudice. »

 

[5]  Ass. plén., 6 oct. 2006, n°05-13.255.

 

[6] Civ. 1re, 15 déc. 2011, pourvoi n°10-17.691, inédit.

 

[7] D. Mazeaud, Commentaires sous Com. 5 avril 2005, Revue du droit des contrats 2005, p. 687.

 

[8] Dalloz 2001, sommaires commentés n° 28, obs. Ph. Delebecque sous 1ère Civ., 13 février 2001.

 

[9] Ch. Larroumet, Droit civil-Les obligations-Le contrat-, Tome III, 5è éd., Economica 2003, spéc. n° 751.

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