Plaidoyer pour l’avènement de l’entreprise socialement responsable

« Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée »[1]

La responsabilité sociale des entreprises (RSE) peut contribuer à la garantie des droits et libertés fondamentaux en ce qu’elle est vectrice d’une homogénéisation des normes sociales et environnementales sur le modèle occidental. Dès 1919 le Préambule de la Constitution de l’OIT disposait : « la non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays ». Or presque 100 ans après, le constat reste inchangé, la mondialisation ayant laissé sur le bord de la route de nombreux travailleurs sans protection sociale.

Selon les chiffres de l’Organisation internationale du travail (OIT), ce seraient en effet en 2016 pas moins de « 40 millions de personnes [qui furent] victimes d’esclavage moderne »[2]. Rien que pour l’exploitation du cobalt en République démocratique du Congo, « près de 40 000 enfants seraient employés dans des mines »[3] pour satisfaire les besoins technologiques de consommateurs privilégiés. Aujourd’hui, au combat pour l’effectivité des droits et libertés fondamentaux semble s’être substitué des programmes de philanthropie menés par des entreprises. Si certains avancent que cette philanthropie serait « un leurre comme celui qu’on agite au nez des taureaux dans l’arène »[4], prenons garde à ce que l’émergence de cette philanthropie d’entreprise n’occulte pas les besoins de réforme de l’économie[5]. En réalité, la philanthropie d’entreprise serait ce que la morphine est au cancer, un palliatif éphémère. Son bénéficiaire – loin d’être définitivement sauvé du péril qui le guette – se retrouve avec chance momentanément préservé du mal qui l’accable. Si ces débuts philanthropiques sont prometteurs, l’entreprise ne doit pas s’arrêter en si bon chemin, elle doit garantir de manière encore plus effective les droits et libertés fondamentaux. C’est ce que propose la RSE dont l’esperanto juridique[6] souffle le nouvel esprit du capitalisme[7], assurant un partage plus équitable entre sujétions humaines et bénéfices économiques.

L’heure est venue d’adapter les mécanismes de protections des droits et libertés à la nouvelle donne économique qui annihilerait à la fois la garantie nationale et internationale des droits de l’homme. En effet, si la première bute sur la transnationalité des groupes d’entreprises[8], la seconde n’est qu’une coquille vide pour les entreprises, ces dernières ne pouvant être qualifiées de sujets du droit international public[9]. Désormais, il convient de mieux encadrer ces entités privées afin qu’elles assument pleinement leurs responsabilités sociétales pour satisfaire l’exigence de justice sociale[10]. Plus précisément, le droit de la RSE tend à une similarité des conditions sociales et environnementales de production des biens et services partout autour du globe, et ce tant par un droit souple que par un droit dur. Appelée par 70% des cadres estimant que la RSE doit être intégrée à la stratégie et aux opérations commerciales[11], celle-ci ne fait tout de même pas consensus en tous points.

En effet, une partie de la doctrine se satisferait de l’autorégulation actuelle des entreprises – notamment au niveau des chaînes de sous-traitance – quand bien même elle aurait contribué très vraisemblablement à l’insupportable drame du Rana Plaza[12]. Selon eux, la RSE ne serait que soft law, restant principalement du ressort des dirigeants et des actionnaires qui établiraient le niveau de protection des droits et libertés fondamentaux. Cette doctrine non interventionniste[13] conduit même à ce que les entreprises définissent elles-mêmes leur contribution à l’impôt. En effet, certaines d’entre-elles ne s’acquittent plus de l’impôt sur les sociétés là où elles font leurs bénéfices. Tel est le cas de l’entreprise Google Alphabet avec la technique dite du « sandwich néerlandais »[14]. Or, une des premières responsabilités des entreprises réside dans l’acquittement de leurs impôts là où elles amassent leurs bénéfices. En effet, c’est à cette seule condition que les Etats, forts de leurs recettes fiscales, pourront mieux protéger, distribuer et établir un plus juste équilibre entre la liberté et l’égalité[15].

Par ailleurs, cette même doctrine laisserait travailler certains ouvriers 76 heures par semaine[16]. La course à la compétitivité serait-elle dès lors « hors de contrôle » ? Constatant la survivance de ces nombreuses atteintes aux droits de l’homme, une autre partie de la doctrine recommanderait sagement aux législateurs nationaux comme internationaux de réguler l’économie par plus de hard law. En effet, ce droit dur serait à même de mieux accompagner l’activité économique permettant de sécuriser la responsabilisation volontaire des entreprises. Car s’il existe bien une RSE soft, celle-ci ne peut demeurer pérenne sans l’édiction de règles claires, précises et impératives. Seule une RSE hard pourrait endiguer le phénomène du « passager clandestin » ! Logiquement, c’est au législateur que revient le rôle de transposer les axiomes de la RSE dans le droit dur. Mais aujourd’hui, le système politique serait contaminé par les lois du marché, bloquant les rouages démocratiques de la régulation économique. A cet égard, Alain Supiot mettait déjà en exergue que « le propre du néolibéralisme consiste à traiter le droit en général et le droit du travail en particulier comme un produit législatif en compétition sur un marché international des normes, où la seule loi qui vaille [serait] la course au moins-disant social, fiscal et écologique »[17]. Alors même que le triptyque « droits de l’homme – démocratie pluraliste – état de droit »[18] constitue la finalité du Pacte social, les logiques s’étant inversées, le système juridique mondial deviendrait paradoxalement le moyen de contourner ce droit suprême. C’est ainsi que tragiquement à l’Etat de droit se serait substitué « le marché du droit, en sorte que le droit se trouve placé sous l’égide d’un calcul d’utilité, au lieu que le calcul économique soit placé sous l’égide du droit »[19].  Partant, les droits de l’homme sont marginalisés quand la compétitivité économique remplace et usurpe la finalité de toute société humaine : la quête du bonheur individuel et la paix sociale[20].

 Aujourd’hui, le projet de loi PACTE serait présenté comme une solution à même de répondre aux tourmentes sociétales évoquées plus haut. Premièrement, il permettrait de consacrer directement la RSE à l’article 1833 du Code civil, disposant que la société « doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »[21]. Donnant un socle légal à la RSE, il s’agirait d’exposer par principe les entreprises à une large responsabilité juridique en matière sociale et environnementale. Ensuite, ce Plan d’action contiendrait une modification du Code civil d’une tout autre nature. En effet, la modification de l’article 1835 du Code civil permettrait aux entreprises de décrire précisément leur raison d’être et pour, les plus militantes d’entre elles, de s’astreindre à des missions sociétales. Quoi qu’il en soit, ce Plan d’action viendra très probablement consacrer un certain nombre de propositions récemment avancées en soulevant des questions de droit relatives à la distinction entre les parties constituantes et les parties prenantes de l’entreprise (I) et à l’érection de l’entreprise socialement responsable dans le Code civil (II). Reste que nombreux sont ceux qui s’y opposent ! (III)

I.            Les parties conviées à la gouvernance de l’entreprise

Déjà en 2010, l’association SHERPA proposait l’insertion d’un alinéa supplémentaire à l’article 1832 du Code civil[22], en invitant à « garantir un droit d’accès des tiers aux informations extrafinancières des ETN »[23]. Aujourd’hui, l’article L.225-102-1 du Code de commerce impose « l’obligation de reporting RSE à toutes les entreprises de plus de 500 salariés »[24]. Plus audacieuse, la modification de l’article 1833 du Code civil imaginée en 2013 par Jacques Attali aurait directement consacrée l’intérêt des parties prenantes[25] dans le Code civil, par la disposition suivante : « toute société doit avoir un objet licite, être constituée et gérée dans l’intérêt pluriel des parties prenantes et concourir à l’intérêt général, notamment économique, environnemental et social »[26]. Or, du droit d’accès aux informations extrafinancières à la prise en compte de l’intérêt pluriel des parties prenantes, les enjeux ne sont pas les mêmes. Passant d’un principe de transparence à un principe d’horizontalité, cette évolution législative que nous nommerons droit à la gouvernance horizontale nous semble assez dangereuse. En effet, la transition entre l’absence totale de prise en compte des parties prenantes et la prise en compte indifférenciée de leurs intérêts à la fois dans la constitution et dans la gestion des sociétés aurait pu avoir des incidences contentieuses importantes[27]. Il aurait valu que cette proposition se fasse accompagner d’un décret d’application déclinant précisément ses implications plus concrètes. Mais surtout, cette modification aurait mis sur le même plan deux groupes de personnes dont les intérêts dans la gestion de l’entreprise ne peuvent, selon nous, être mis sur un même plan. En effet, d’un côté il existe les parties constituantes de l’entreprise – dont font partis les dirigeants, les salariés et les actionnaires. Constituant l’essence de l’entreprise, les parties constituantes auraient la légitimité de cogérer l’entreprise. De l’autre côté se trouve les parties prenantes de l’entreprise : les consommateurs, les populations locales, les organisations non gouvernementales (ONG), les institutions publiques etc. Constituant l’environnement de l’entreprise, les parties prenantes n’auraient qu’une légitimité externe à la gestion des entreprises. Subséquemment, les rapports entretenus par l’entreprise et ses parties prenantes sont d’une tout autre nature que les précédents. N’étant pas intéressées directement par la gestion de l’entreprise, nous proposons d’intégrer ces parties prenantes dans le champ entrepreneurial via une collaboration. Ainsi, leurs intérêts pourraient être entendus et le cas échéant pris en compte par l’entreprise, sans que cette dernière ne soit gérée par des entités n’ayant qu’un intérêt indirect dans cette gestion entrepreneuriale[28]. En cas de litige, le juge serait alors l’arbitre de la prise en considération des intérêts de chacun. D’ailleurs, cette possibilité de collaboration des parties prenantes a déjà été consacrée par la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres du 27 mars 2017, prévoyant que « le plan [de vigilance] a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société »[29]. Aujourd’hui, le Rapport « Notat/Sénard » recommande de renforcer ce système collaboratif en incitant « les grandes entreprises à se doter, à l’initiative des dirigeants, d’un comité de parties prenantes »[30]. Ensuite, pour ce qui est de la cogestion entre les parties constituantes, cette suggestion teintée de « gaullisme » revient en force avec la volonté du gouvernement actuel de favoriser la présence des salariés dans les conseils d’administration et de leur ouvrir plus largement le capital des entreprises[31]. Impliquant que l’intérêt social soit arrêté en considération des intérêts de l’ensemble des parties constituantes[32], l’entreprise pourrait être comparée à une société politique où prime le concept philosophique d’égaliberté [33]. Dès lors, la gouvernance actuelle des sociétés, où les actionnaires décident, les dirigeants exécutent et les salariés subissent n’aurait plus aucun sens car participant au diktat des deux premiers sur le dernier. Par voie de conséquence, il nous semblerait également opportun de rénover cette gouvernance d’entreprise par un plus juste équilibre entre ces parties constituantes. Etant une formidable « machine »[34] pour transformer notre vision économique, le droit reste le meilleur instrument pour aiguiller ce fameux marché. Œuvrons donc dans le sens d’une proposition juridiquement contraignante selon laquelle l’entreprise aurait son propre intérêt social, différent de celui de ses actionnaires, ses dirigeants et ses salariés[35] tout en étant à l’écoute de la voix des parties prenantes. Mais si ce thème de la gouvernance des entreprises figure parmi les problématiques de la loi « PACTE », la thématique centrale de cette réforme demeure bien la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux au sein de l’entreprise (II).

II.            Des ambitions pour l’entreprise socialement responsable

L’entreprise socialement responsable est celle qui intègre les enjeux sociaux et environnementaux dans sa gestion. Etant responsable, elle prévient a priori les atteintes aux droits sociaux et environnementaux puis y répond le cas échéant a posteriori par le jeu de sa responsabilité juridique. S’inscrivant dans le cadre épistémologique de la RSE, l’entreprise socialement responsable se distingue nettement de l’entreprise sociale. En effet, l’entreprise sociale est celle qui poursuit la satisfaction d’intérêts sociaux spécifiques, elle est celle qui limite sa lucrativité par des missions sociales auxquelles elle s’auto-astreint. Ainsi, l’entreprise sociale s’inscrit-elle dans le mouvement du développement durable sans pour autant utiliser obligatoirement les instruments RSE. Lorsque la RSE tend à réguler l’ensemble des acteurs économiques par des règles claires, précises et inconditionnelles, l’entreprise sociale figure plus ou moins comme un « entrepreneuriat de niche », principalement présent dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS)[36]. Pour autant, l’entreprise sociale fait l’objet de nombreuses propositions, rejoignant parfois la RSE sans disposer toutefois du spectre global de celle-ci : l’économie toute entière.  Déjà en 2009, Daniel Hurstel proposait de modifier l’article 1832 du Code civil afin que les entreprises sociales puissent être constituées « en vue de financer ou de développer une activité qui répond à un besoin social »[37]. Il s’agissait là de promulguer l’entreprise sociale, entreprise auto-limitant[38] sa lucrativité par la poursuite d’un intérêt social. D’ailleurs, les auteurs de L’entreprise du 21ème siècle sera sociale (ou ne sera pas) abondent dans ce sens en précisant qu’il aurait fallu « par la suite créer un ‘label’ et une ‘structure optionnelle’ : la ‘Société d’intérêt social’ »[39]. Depuis, si la loi n°2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation dite « loi Hamon » a bien consacré l’agrément ESUS[40], ce label n’en demeure pas moins marginal puisque l’on dénombre que 967 entreprises labélisées actuellement en France. Habilement, le label américain B-CORP répond manifestement au besoin d’internationalisation de la régulation économique, comptant aujourd’hui plus de 2500 entreprises certifiées dans pas moins de 50 pays[41]. S’il reste souhaitable, il semble important de ne pas laisser le « marché » de la labellisation aux seules entités privées, les pouvoirs publics devant garder une certaine souveraineté sur ce mécanisme de régulation de l’économie. A cet égard, Nicole Notat et Jean-Dominique SENARD recommandent « la création d’un acteur européen de labellisation, adapté aux spécificités du continent européen, pour labelliser les entreprises à mission européennes »[42]. Or ce dernier rapport, remis le 9 mars 2018 aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances du travail, pourrait bien inspirer le projet de loi « PACTE » dans le sens de la création d’un label plus consensuel et plus adapté aux dimensions internationales de l’économie. Néanmoins, rappelons que ce mouvement de labellisation s’inscrit dans un régime d’exception quand la RSE s’adresse par principe à toutes les entreprises. Pour le reste, si l’ESS créée par la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire concentrait près d’un emploi sur huit en 2016[43], elle a pris le parti de se dissocier radicalement des axiomes capitalistes classiques, au risque de subir un effet plancher.

Marginale, elle ne semble pas pouvoir conquérir l’ensemble des entités économiques. Ainsi, importe-t-il aujourd’hui de créer une législation à même de pouvoir englober l’ensemble des acteurs privés. Toutes les entreprises doivent se diriger effectivement vers une meilleure prise en compte de leurs impacts sociaux et environnementaux en devenant des entreprises socialement responsables, pouvant le cas échéant converger vers l’entreprise sociale. Pour une réforme ambitieuse, qu’il s’agisse du Plaidoyer en faveur d’une économie de marché responsable[44] formulé par quinze personnalités – dont Christine Lagarde, Martin Hirsch et Pascal Lamy – ou de la proposition de loi n°476 « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances » enregistrée le 6 décembre 2017 à l’initiative de Dominique Potier entre autres[45], de nombreuses solutions sont avancées. Parmi celles-ci, le rapport « entreprise et intérêt général » semble relativement bien concilier les différents courants doctrinaux en proposant une modification de l’article 1833 du Code civil, qui disposerait alors que l’entreprise « doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »[46]. Cette seule mention légale – et au combien fondamentale –  de l’existence de la lucrativité limitée est un signe fort, traduisant la prédominance des droits et libertés fondamentaux dans la « constitution civile de la France »[47]. Au besoin, le juge pourra se baser sur cet article pour qualifier un comportement excessivement attentatoire aux droits sociaux et environnementaux. Ambitionnant de régir toutes les entreprises, cette proposition s’inscrit résolument dans le champ d’une RSE « dure ». Ensuite, en précisant leur raison d’être, certaines entreprises auraient la possibilité de glisser de ce mécanisme de responsabilité vers un processus de garantie, passant de l’entreprise socialement responsable à l’entreprise sociale. En effet, l’ajout d’un alinéa à l’article 1835 du Code civil – « l’objet social peut préciser la raison d’être de l’entreprise constituée »[48] – serait à même de poser les jalons de l’entreprise à mission. Ne prenant plus seulement conscience des limites sociales et environnementales de leur action, elles se donneraient précisément pour mission de participer à la protection des biens communs[49]. Toute forme juridique de sociétés pourrait être qualifiée d’entreprise à mission à la condition de réunir quatre critères cumulatifs[50]. Se rapprochant de la finalité des ESS sans toutefois en avoir l’essence, ces entreprises à mission[51] constitueraient un pont entre la responsabilité sociale des entreprises et la garantie générale des droits et libertés. Présenté le lundi 18 juin 2018 au Conseil des Ministres, ce PACTE sera examiné par une commission spéciale pendant la période estivale. Par la suite, le Parlement sera vraisemblablement le théâtre d’une opposition doctrinale portant sur les limites du libéralisme économique (c).

III.            Une réforme à l’avenir incertain

« La seule responsabilité dans les affaires consiste à s’employer à utiliser les ressources et déployer les activités de l’entreprise en vue d’accroître les profits »[52]. Tels sont les mots de Milton Friedman qui soutenait que la finalité de toute entreprise est exclusivement lucrative. Presque 50 ans plus tard, d’aucuns suggèrent encore que les sociétés ne poursuivraient qu’un but « exclusivement lucratif »[53]. Or, cela fait longtemps que cette thèse a été invalidée. En effet, cette dernière ne pourrait être recevable « que dans un cadre juridique et institutionnel national, qui l’oblige [l’entreprise] à prendre en compte les intérêts de la société dans son ensemble et à répondre des conséquences de ses activités sur les hommes et la nature »[54]. Finalement, il existe bien un ordre public de direction qui oriente le marché, de sorte que les entreprises ont des finalités sociales qui tempèrent leur but lucratif[55]. Constatons avec François-Guy Trébulle que même lorsque « l’objectif assigné à la société est la réalisation de profits ou d’économies, sa finalité ultime, la raison même pour laquelle elle est dotée de la personnalité morale, demeure la recherche d’un bien commun pour la société toute entière »[56]. D’ailleurs, si le but de l’entreprise est de créer, d’innover et de construire dans le respect du droit, il est un point à atteindre en se fixant une direction. Or justement le droit – du latin directum – est la voie empruntée par l’entreprise lucrative. Partant, l’entreprise ne peut être purement lucrative que si elle existe dans un monde sans droit ou si ce droit ne prévoit que la lucrativité. Comme le suggère l’adage ubi societas ibi jus, la première solution n’existe tout simplement pas. Ensuite, il est communément admis que le droit tempère d’ores et déjà la lucrativité des entreprises. Militant pour une réforme a minima, ces réfractaires œuvrent pour un statut quo. Pour eux, il est par exemple « inopportun de modifier les articles 1832 et 1833 du Code civil pour introduire l’intérêt des parties prenantes »[57]. Devant revêtir les habits du progrès, leurs propositions penchent tout de même pour la modification du Code civil. Cependant, cela ne serait que « poudre aux yeux » (!) En effet, il s’agirait une fois de plus de créer une exception à la société de droit commun. Considérant l’entreprise socialement responsable « comme une ‘alternative’ à la société des articles 1832 et 1833 du Code civil », il en découlerait une nouvelle forme de société marginale. D’ailleurs, les entreprises pouvant déjà souscrire de leur propre chef à la RSE, la loi ne s’adresserait qu’à ces volontaires ! Paradoxalement, cette proposition législative ne contiendrait donc aucune disposition contraignante à destination de l’ensemble des entreprises. Partielle, elle tendrait seulement à conférer un cadre légal aux entreprises suivant déjà une politique RSE. Dans la pratique, seules les plus vertueuses pourraient donc être sanctionnées pour tout écart à leur engagement. Subséquemment, la loi créerait ainsi un désavantage concurrentiel et un risque contentieux pour ces entreprises. Finalement, cette proposition ne pourrait que freiner l’essor de la RSE au lieu de le stimuler. Et sans surprise, le reste de ces propositions libérales penche très logiquement vers le développement de la soft law[58]. De manière surprenante, l’argument néolibéral majeur avance que ces réformes entraîneraient un désavantage concurrentiel. Or, nous venons de démontrer que cela est diamétralement faux. Au contraire, seule une législation imposant la RSE à toutes les entreprises ne créerait pas de distorsions concurrentielles. Mieux, elle ne pénaliserait pas mais encouragerait les pionnières de la RSE. Si déjà depuis 2006, le sujet de l’entreprise socialement responsable est abordé à travers les « duties » des administrateurs[59] en Angleterre, la France doit s’en inspirer. Car aussi vertueuses soient-elles, les sociétés d’exception à l’instar des Public Benefit Corporation américaine demeurent en marge du marché. En effet, dans la mesure où les autres entreprises américaines n’intègrent pas les enjeux sociaux et environnementaux comme la B-corp, celles-ci n’ont pas grand-chose en commun avec la réforme à venir du Code civil, n’étant qu’un type de société plus proche des entreprises à mission que des entreprises socialement responsables. A l’inverse, le cœur de la réforme envisagée aujourd’hui en France consiste à élargir la vision de l’ensemble des entreprises aux enjeux sociaux et environnementaux, les englobant toutes dans le concept d’entreprise socialement responsable. Au final, cette ambitieuse réforme du Code civil s’inscrit parfaitement dans le mouvement de diffusion des principes du développement durable et du droit des libertés, tempérant les principes du libéralisme économique par un droit dur de la RSE.

Parce que l’impulsion doit bien venir de quelque part, parce la France a depuis sa DDHC[60] une « vocation messianique »[61] concernant les droits de l’homme, nous ne pouvons qu’appeler le législateur à être avant-gardiste en matière de RSE[62] et à consacrer dans une large mesure les propositions du Rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » dans le PACTE.

Benjamin Vigneron, Doctorant en droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

[1] Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, Classiques, Le Livre de Poche 2001. p. 1057.

[2] Estimations mondiales de l’esclavage moderne, résumé analytique de l’OIT, Genève 2017.

[3] Ludovic Dupin, Cobalt : la blockchain testée en RDC pour éviter le travail des enfants, publié le 23 avril 2018 sur le site de Novethic.

[4] Gérard Mordillat, Contre la charité, Humanité, 5 Octobre, 2012.

[5] Besoin de réformes fiscales notamment car la fraude fiscale commise par les entreprises et par quelques riches particuliers crée « un manque à gagner pour les Etats qui dépasse les 350 milliards d’euros par an, dont 120 milliards pour l’Union européenne et 20 milliards pour la France » Gabriel Zucman, 40 % des profits des multinationales sont délocalisés dans les paradis fiscaux, Le Monde, 8/10/2017.

[6] Xavier Dupré de Boulois, Existe-t-il un droit des libertés ?, RDLF 2017, chron. n°04.

[7] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Ed. Gallimard 1999.

[8] Par le jeu de la personnalité morale conjugué aux ressorts nationaux des justices étatiques. Pour plus de précisions :Olivera Boskovic, Brèves remarques sur le devoir de vigilance et le droit international privé, Dalloz 2016, p. 385.

[9] Tout juste sont-elles invitées à contribuer aux divers mouvements internationaux sans qu’aucune disposition contraignante ambitieuse ne les lie davantage que cette simple invitation, à l’instar de la COP 21. V. aussi Kathia Martin-Chenut, Droits de l’homme et responsabilité des entreprises : les « principes directeurs des nations unies », p. 230 notamment.

[10] John Rawls, Théorie de la Justice, Ed. Points 2009.

[11]La RSE vue par les décideurs, Etude d’opinion effectuée auprès d’un échantillon représentatif de 400 dirigeants d’entreprises françaises,  Centre Society & Organizations (SnO) d’HEC Paris et Viavoice.

[12] Le 24 avril 2013, 1 135 employés du textile sont morts dans l’effondrement d’un immeuble à Dacca (Bangladesh). V. notamment Cinq ans après le drame du Rana Plaza, le devoir de vigilance des patrons du prêt-à-porter, Le Monde, 25/04/2018.

[13] Marquant le retour du laissez-faire. Pour faire bref, c’est une période économique couvrant les 18ème et 19ème siècles où la théorie libérale façonna un Etat gendarme et non interventionniste dans l’économie.

[14] Pour plus de détails : Grâce au « sandwich néerlandais », Google a transféré 16 milliards d’euros aux Bermudes en 2016, Le Monde.fr avec AFP, 03.01.2018.

[15] En effet, « si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux : la liberté et l’égalité. La liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’Etat ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle », Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, 1761, p. 1046.

[16] Isabelle de Foucaud, Malgré les drames et scandales, l’industrie a la mémoire courte, Le Figaro, 17/05/2013.

[17] Alain Supiot, Et si l’on refondait le droit du travail… Pour une réforme digne de ce nom, Le Monde Diplomatique, octobre 2017

[18] Marie-Claire Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Ed. Economica 2010, p. 107.

[19] Idem.

[20] Léon Blum, Jean Jaurès, Conférence donnée le 16 février 1933 au théâtre des Ambassadeurs, Cahiers Léon Blum N°11, p.79.

[21] Proposition n°1, L’entreprise, objet d’intérêt collectif, rapport remis le 9 mars 2018 aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances du travail par Nicole NOTAT et Jean-Dominique SENARD p.6.

[22] « Les associés s’engagent à satisfaire aux exigences sociales et environnementales que la poursuite durable et responsable de l’activité encadrée implique », Réguler les entreprises transnationales : 46 propositions, Sherpa et Forum pour une nouvelle gouvernance mondiale, décembre 2010, proposition n°1.

[23] Idem, Proposition n°13 p. 38.

[24] Sous certaines conditions relatives aux chiffres d’affaires notamment.

Voir le site de la CCI. http://www.cci.fr/web/developpement-durable/reporting-rse

[25] R. Edward Freeman a donné une première définition des stakeholders (parties prenantes) dès 1984 : « individu ou groupe d’individus qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels », Strategic Management : a Stakeholder Approach, Pitman Series in Business and Public Policy, 1984.

[26] Groupe de réflexion présidé par Jacques Attali, Pour une économie positive, La documentation française 2013 page 83.

[27] Comme le suggère le rapport du club des juristes le rôle sociétal de l’entreprise, éléments de réflexion pour une réforme, commission ad hoc, avril 2018, not. p.95 et suivantes.

[28] Conception proche de celle de la Fondation Jean-Jaurès prise dans son rapport Entreprises engagées. Comment concilier l’entreprise et les citoyens ? de février 2018. Voir pour un bref résumé des propositions : La Fondation Jean-Jaurès formule 10 propositions pour réformer l’entreprise, Le Monde Du Droit, 8 février 2018.

[29] Alinéa n°4 de l’article L225-102-4 du Code de commerce.

[30] Proposition N°4, Rapport précit. page 9.

[31] Hayat Gazzane, Intéressement et participation : le gouvernement rencontre les partenaires sociaux, Le Figaro économie, 6/12/2017.

[32] A l’instar de la détermination de l’intérêt général dans la démocratie. V. not. Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux (dir.), L’intérêt général, norme constitutionnelle, Cahiers constitutionnels de Paris I, Dalloz 2007.

[33] E. Balibar, La proposition de l’égaliberté, 2010, Editions PUF.

[34] Pour le Doyen Georges Ripert, « la société anonyme est un merveilleux instrument créé par le capitalisme moderne pour collecter l’épargne en vue de la fondation et de l’exploitation des entreprises. Il est plaisant, je l’ai dit, de voir proposer comme but de la réforme des sociétés la défense de l’épargne. La société par actions n’a pas été construite pour la défendre, mais pour la conquérir. C’est une machine juridique aussi utile que celles que l’industrie utilise. La science du droit connaît, elle aussi, une ère du machinisme » Ripert Georges, Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ, 1946, p. 106.

[35] D’ailleurs, déjà en 1995, le rapport Viénot distinguait très nettement l’intérêt social et l’intérêt des actionnaires. En effet, « l’intérêt social peut ainsi se définir comme l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même, c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome, poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun, qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise, », Rapport « le conseil d’administration des sociétés cotées », présidé par Marc Viénot 1995, p.8 ; comme le fit la Cour de cassation (Cf. Rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » précit. p. 118).

[36] Géraldine Lacroix et Romain Slitine, L’économie sociale et solidaire, Ed. PUF, Que sais-je, 2016.

[37] Daniel Hurstel, La Nouvelle Economie sociale. Pour réformer le capitalisme, Odile Jacob, 2009, page 101.

[38] Il est fait ici allusion à la thèse de la lucrativité limitée défendue par le Président du Groupe SOS Jean-Marc Borello.

[39] L’entreprise du 21ème siècle sera sociale (ou ne sera pas), Ed. Rue de l’échiquier, 2012, page 238.

[40] Entreprise solidaire à utilité sociale.

[41] Pour plus de précisions, voir le site de « bcorporation » : http://bcorporation.eu/what-are-b-corps

[42] Rapport précit, page 10.

[43] Cécile Bazin, Floriane Legrand, Guillaume Prevostat et Jacques Malet, économie sociale : bilan de l’emploi en 2016, Recherches et Solidarités, juin 2017.

[44] Plaidoyer en faveur d’une économie de marché responsable, Le Monde, 15/11/2016.

[45] Dominique Potier fut un des principaux artisans de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres.

[46] Proposition n°1, Rapport précit. p.6.

[47] Yves Gaudemet citant Jean Carbonnier, Le Code civil, « constitution civile de la France » in 1804-2004, Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, Paris, Dalloz 2004, p.298-299.

[48] Proposition n°11, Rapport précit. p.8.

[49] Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, Ed. PUF 2017, p.101.

[50] « Ces critères sont : (1) l’inscription de la raison d’être de l’entreprise dans ses statuts ; (2) l’existence d’un comité d’impact doté de moyens, éventuellement composé de parties prenantes ; (3) la mesure par un tiers et la reddition publique par les organes de gouvernance du respect de la raison d’être inscrite dans les statuts ; (4) la publication d’une déclaration de performance extra-financière comme les sociétés de plus de 500 salariés », Proposition n°12, Rapport précit. p.8.

[51] Prévues par l’article 1835 du Code civil tel qu’imaginé par certains. V. notamment la proposition n°1, Rapport précit. p.6.  

[52] Milton Friedman in The social responsability of business Is to increase its profits, The New York Times Magazine, 13 septembre 1970, page 32-33.

[53] Contribution du 22/02/2018 de la CCI Paris Île de France à la Mission « entreprise et intérêt général » conduite par Jean-Dominique Sénard et Nicole Notat, page 12.

[54] Alain Supiot, Du nouveau au self-service normatif : la responsabilité sociale des entreprises in Analyse juridique et valeurs en droit social, page 550.

[55] Si « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » (article L1121-1 du Code du travail), c’est bien que la lucrativité des entreprises est limitée et ne saurait donc être poursuivie sans borne comme certains s’essaient à le suggérer

[56] François-Guy Trébulle, Stakeholders Theory et droit des sociétés, Bulletin Joly Sociétés, p.2.

[57] Contribution du 22/02/2018 de la CCI Paris Île de France à la Mission « entreprise et intérêt général » conduite par Jean-Dominique Sénard et Nicole Notat, page 16 et 17.

[58] Par exemple, Philippe Mabille relève que « le meilleur moyen d’agir, dans ces domaines, ce n’est pas forcément la loi, mais le marché », Philippe Mabille, Objet social des entreprises : la boite de Pandore, La Tribune du 04/01/2018 ; Voir aussi la Contribution du 22/02/2018 de la CCI, page 16 et 17.

[59] Article 172 du Companies Act 2006.

[60] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.

[61] Yves Mény, « La greffe et le rejet », in « Les politiques du mimétisme institutionnel », Paris, L’harmattan, 1993, page 33 ; pour Bertrand Mathieu, « les droits fondamentaux ont une vocation universaliste portée par l’esprit missionnaire des occidentaux » in Le droit contre la démocratie, Ed. LGDJ Forum 2017, page 146.

[62] La France figure comme le pays pionnier en matière de reporting extra financier grâce à la loi relative aux nouvelles régulations de l’économie dite « loi NRE » de 2001.

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