« Tu ne tueras point » : quand la liberté de conscience devient assassine…

« Tu ne tueras point »[1] : quand la liberté de conscience devient assassine…

Les siècles passent sans que ne trépasse le sempiternel débat sur l’avortement. Inlassablement se heurte-t-il aux convictions morales et religieuses des uns ou exalte-t-il encore la pensée libérale des autres. Plein phare aujourd’hui sur ce sensible sujet. Récit vous sera ici conté de l’émouvante et révoltante histoire de Savita Halappanavar.

Se plaignant de vives douleurs dans le dos, cette irlandaise de 31 ans se présenta le 21 octobre dernier à l’Hôpital universitaire de Galway. Le diagnostic tomba rapidement : enceinte de dix-sept semaines, la jeune femme faisait une fausse couche à laquelle le fœtus ne survivrait malheureusement pas. L’Irlande du Nord étant un pays interdisant toute forme d’avortement, il fallait donc se résoudre à attendre que la nature applique seule sa rude loi. Quelle ne fut pas la douloureuse épreuve qu’il fallut à Savita traverser : elle entama une lente agonie au son des désespérées suppliques de son mari. En vain. Le personnel hospitalier resta de marbre, objectant pieusement : « Vous êtes dans un pays catholique ».

Les médecins irlandais refusant obstinément de mettre un terme à son calvaire, cette femme a perdu la vie alors même que son fœtus était irréversiblement condamné et qu’elle eût pu être sauvée. Et au nom de quoi ? Au nom de convictions religieuses. Savita, d’origine indienne, n’était pas même catholique.

Le droit et la religion ne font souvent pas bon ménage. Concilier les croyances et avis de chacun aux fins de convergence vers une appréciation unanimement acceptée reste utopique. Telle considération n’alimenterait que le monde imaginaire forgé par l’esprit de Thomas More[2]. Notamment et surtout en ce qui concerne l’avortement. Chaque religion connaît sa propre doctrine, un exposé exhaustif serait laborieux. Il ne sera ici qu’évoqué le constat suivant : si toutes les religions condamnent le principe d’un droit à l’avortement, majoritairement elles l’autorisent néanmoins dans des circonstances exceptionnelles.  Notamment lorsque la vie de la femme est menacée, son droit à la vie prime alors.

Cela est théoriquement le cas de l’Irlande, pays fortement imprégné de sa culture historico-religieuse depuis son évangélisation par Saint Patrick au Vème siècle. On ne plaisante pas avec la religion : plus de 95% de la population irlandaise et nord-irlandaise est catholique. Sa législation interdit tout bonnement l’avortement, sauf dans un cas extrême : lorsque la grossesse met en péril la vie de la femme[3]. Le cadre posé est ainsi particulièrement restrictif, limitant crucialement le nombre d’avortements « légitimes ». Mais plus encore, celui-ci manque de pragmatisme, obligeant les irlandaises à fuir vers des Etats plus souples. L’Irlande a d’ailleurs été condamnée sur ce point par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Dans sa décision en date du 16 décembre 2010, A., B. et C. c/ Irlande[4], la Cour estime que, si un Etat consent aux femmes le droit à un avortement médical, cela génère à son égard des obligations positives procédurales leur en garantissant l’accès. Autrement dit, la consécration d’un droit suppose réciproquement la mise en place d’un cadre juridique correspondant et adéquat aux fins de mettre ce droit en œuvre. Or, si la Constitution irlandaise prévoit la possibilité d’interrompre la grossesse s’il existe un risque réel et sérieux pour la vie de la mère, la Cour constate « l’absence de procédures effectives et accessibles » (§ 263) permettant de faire établir l’existence de ce droit. Le désert légal et jurisprudentiel en est le fautif : aucun texte ne met sensiblement en œuvre cette disposition bien trop générale. Elle relève ainsi une « discordance flagrante entre le droit théorique reconnu aux femmes d’avorter en Irlande en cas de risque avéré pour leur vie et la réalité de la mise en œuvre concrète de ce droit » (§ 264). En l’espèce, une femme atteinte d’un cancer et craignant que sa grossesse n’aggrave son état s’était vue refuser le droit d’aller avorter à l’étranger.

Dans cette même décision, la Cour précise que « l’article 8 de la Convention, garantissant le respect de la vie privée, ne saurait consacrer un droit à l’avortement » (§214) au motif qu’il n’existe aucun consensus sur le point de départ de la vie. Comprenons donc que l’ingérence de l’Etat irlandais se justifie dès lors que l’équilibre entre la protection de la vie prénatale et la vie privée des femmes est préservé : celles-ci doivent être autorisées à aller avorter dans un autre pays. En d’autres termes,  l’interdiction de l’un se justifie par l’autorisation des autres. Irlandaises, ne comptez que sur vos charmants voisins. Délaissée à la libre appréciation des Etats, la naissance d’un droit des femmes à l’interruption de leur grossesse en Irlande est autrement avortée avant même de n’avoir vu le jour dans l’esprit de son gouvernement réfractaire. En dépit de ce soufflet insufflé par la Cour européenne, l’Irlande est restée stoïque.

Si l’avortement ne doit certes se substituer à quelconque forme de contraception, il ne peut toutefois être condamné systématiquement. Un Etat ne peut imposer une grossesse « forcée » à ses citoyennes. Hypothèse extrême : au nom de quel titre peut-il se prétendre légitime à obliger une femme à porter le fruit d’un viol ? Sommes-nous en France mieux loties ?  La bataille des féministes menée de front par Simone Veil se révéla payante[5].  Le législateur français a même proclamé en 1993 un véritable droit des femmes à l’avortement[6].

On distingue dans notre droit deux types d’avortement : l’interruption volontaire de grossesse et l’interruption médicale de grossesse. Tandis que la première peut être pratiquée sur simple demande de l’intéressée jusqu’à douze semaines de grossesse, la seconde peut intervenir à tout moment dès lors que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé (et non la vie, comme l’exige l’Irlande) de la femme ou bien encore lorsqu’il est fortement probable que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic[7].

La messe semble dite, le prêcheur plus clément, toutefois faut-il lire entre les lignes de son homélie. Alors que l’Etat français se revendique laïc depuis la célébrissime loi de 1905[8], sa neutralité perd-elle de sa force dès lors que le législateur offre aux médecins le bénéfice d’une clause de conscience. Ces praticiens ont ainsi le droit de refuser d’accomplir un avortement au nom de leur conviction personnelle[9].

Les modalités du contrat passé entre le citoyen français et son Etat ainsi posées, certains médecins de confession catholique n’usent-ils pas nécessairement de cette faculté. Ces excommuniés se consoleront-ils auprès de la théorie gradualiste qui prédomina jusqu’au Moyen-Age avec Saint Thomas d’Aquin. Inspirée de la théorie aristotélicienne, celle-ci soutenait que l’embryon ne pouvait acquérir une âme qu’à partir d’un certain stade de son développement (40 jours pour les garçons, 80 jours pour les filles), dès lors l’avortement était possible jusqu’à ce terme. Ainsi, si l’Eglise a toujours présenté l’avortement comme un pêché, ne l’a-t-elle donc pas automatiquement considéré comme un crime.

Plus généralement, sommes-nous tous contraints de nous incliner devant ce constat : le débat sur l’avortement ne sera jamais clos, des opinions divergentes subsisteront perpétuellement. Savita, malheureuse victime de ce conflit idéologique, ne ressuscitera que dans nos cœurs. Reprise en chœur par les médecins irlandais, la chanson « Live and let die » de l’incontournable Paul McCartney résonne-t-elle encore tandis que se tourne difficilement la page de cette tragédie.

Clarisse Duhau

 

 En savoir plus :



[1] Cinquième commandement du Décalogue.

 [2] Ecrivain anglais, auteur d’Utopia, 1516.

[3] 8e amendement de la Constitution, art. 40.3.3.

 [4] Décision n° 25579/05.

 [5] Loi du 17 janvier 1975 dite « loi Veil » reconnaissant l’IVG à certaines conditions pour une période expérimentale de cinq ans ; confirmée sans limitation de durée par la loi du 31 décembre 1979 dite « loi Pelletier ».

 [6] Loi du 27 janvier 1993 dite « loi Neiertz ».

 [7] Article L. 2213-1 du Code de la Santé publique.

 [8] Loi du 9 décembre 1905 proclamant la séparation des Eglises et de l’Etat.

 [9] Article L. 2212-8 du Code de la Santé publique

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