Abus d’indépendance institutionnelle à l’encontre du ministre de l’économie

 


 

La réforme LME de 2008 a consacré une autorité indépendante, l’Autorité de la concurrence, comme en charge de l’application du droit de la concurrence en France. Dès lors, quel rôle reste-t-il au ministre de l’Economie dans la mise en œuvre des règles de concurrence ?

 


 

Historiquement, en droit français, le ministre de l’Economie et son service, la DGCCRF, sont la pierre angulaire du droit économique.

Dès 1945, il revenait au Ministre de l’Economie de mettre en application les dispositions propres à la règlementation des prix et de la concurrence dans l’économie française en sanctionnant les atteintes à ces dernières. Il assurait alors une véritable « police de la concurrence ».

Cette architecture institutionnelle, marquée par l’omniprésence du ministre, a progressivement évolué vers un transfert de compétences du ministre de l’économie à une autorité indépendante, le point d’achèvement de ce mouvement étant la création de l’Autorité de la concurrence par la loi de Modernisation de l’Economie (dite « LME ») du 4 août 2008.

 

Ainsi, dès 1953, une Commission technique des ententes est créée. Son but est de rendre des avis facultatifs au ministre ou à la justice lors des procédures visant à sanctionner une atteinte aux règles de concurrence. En dépit d’un rôle purement consultatif et très limité, le principe d’une commission fut repris en 1977, par la création de la Commission de la concurrence, première autorité de concurrence française. Ayant toujours un rôle consultatif, cette institution se différencie de sa prédécesseur en gagnant des pouvoirs d’enquête et de proposition exercés en vue de conseiller au ministre les sanctions à prononcer en cas d’infraction de concurrence.

En parallèle, le ministre se voit doter de pouvoirs spécifiques en matière de contrôle des concentrations, tout en conservant sa pleine qualité d’autorité administrative sanctionnant les pratiques anticoncurrentielles. Il est alors l’autorité de référence en droit de la concurrence en France. La justice répressive le seconde en continuant de veiller également au bon fonctionnement de l’ordre public économique via l’application des sanctions pénales attachées aux infractions de concurrence.

 

Néanmoins, dès les années 1980, « l’européanisation » du droit français devient de plus en plus forte, et la politique de concurrence se fait de plus en plus active, au détriment d’un aspect répressif et réglementaire du droit français qui avait jusqu’alors prévalu. Le point de rupture sera cristallisé par l’ordonnance du 1er décembre 1986, érigeant en principe la liberté des prix et de la concurrence, et créant, afin de respecter cela, une autorité administrative indépendante, le Conseil de la concurrence.

 

Son rôle modifie sensiblement l’architecture institutionnelle des organes en charge du respect du droit de la concurrence, en créant une nouvelle répartition des pouvoirs. Le Conseil de la concurrence gagne un pouvoir propre de sanction et de décision en matière de pratiques anticoncurrentielles, indépendant de toute tutelle. Le ministre conserve pour sa part son service d’enquêtes « PAC » et le contrôle des concentrations.

Néanmoins, « Bercy » perd sa plénitude de pouvoirs et surtout la maîtrise des sanctions aux infractions de concurrence au profit d’une autorité administrative indépendante. La réglementation commence alors à laisser place à la régulation.

 

Les réformes suivantes ne feront qu’accentuer cela, en 1996 et surtout en 2001 avec la Loi

Nouvelle Régulation de l’Economie. Cette dernière affaiblit un peu plus le ministre en conférant au conseil de la concurrence une compétence consultative en matière de contrôle des concentrations, jusque là domaine exclusif du ministre.

 

La réforme du 4 août 2008, Loi de Modernisation de l’Economie, vient parachever ce mouvement. Sur proposition de la commission Attali pour la libération de la croissance, une nouvelle structure voit le jour : l’Autorité de la concurrence (ADLC). Cette dernière, installée en janvier 2009, gagne un véritable pouvoir d’enquête propre en matière de PAC, et se voit surtout rattacher le contrôle des concentrations au détriment du ministre de l’Economie. Ainsi est créée une véritable autorité de concurrence unique, indépendante et plénipotentiaire dans ses pouvoirs et moyens d’actions.

Néanmoins, le ministre n’ayant pas perdu toutes ses compétences dans ce nouveau cadre processuel et institutionnel, il est légitime d’essayer de déterminer le rôle qui lui reste à jouer.

 

Deux ans après la mise en place de l’Autorité de la concurrence, il convient d’observer que le ministre semble avoir perdu toute compétence en matière de concurrence (I). Cependant, certaines prérogatives, dont l’exercice est limité, lui sont toujours réservées (II)

 

 

I) La perte de toute compétence de principe en matière de concurrence


A) La perte du contrôle des concentrations au profit de l’Autorité de la concurrence

1) Un système anciennement dirigé par le ministre de l’Economie

 

Grande innovation de la LME, l’Autorité de la concurrence est désormais en charge du contrôle des opérations de concentration au détriment du ministre qui se voit retirer ses compétences en la matière.

Désormais, lorsqu’une opération de concentration est envisagée, les parties doivent préalablement notifier l’opération auprès de l’autorité, et non plus du ministre. Suite logique à cela, l’autorité de la concurrence prend également en charge de l’instruction des affaires et la décision. C’est auprès d’elle qu’une partie doit venir solliciter une dérogation au droit commun des concentrations.

 

Le changement est important. Précédemment, depuis la loi NRE de 2001 et l’instauration du système de notification préalable des opérations de concentration, le ministre de l’Economie devait être le destinataire des formulaires de déclaration. Le Conseil de la concurrence avait un un rôle jouer, en pouvant être saisi pour avis en cas d’examen approfondi, mais ces derniers pouvaient ne pas être suivis par le ministre. Ce n’est plus désormais le cas, l’Autorité étant devenue le référent de principe des acteurs économique en matière de contrôle des concentrations.

 

2) L’Autorité de la concurrence, nouvelle référence en matière de contrôle des concentrations

 

Malgré la réforme, la définition d’une opération de concentration et ses seuils restent inchangés, au même titre que la procédure.

Cette dernière comporte toujours deux phases. Lors de la première, l’Autorité de concurrence et non plus le ministre, se prononce sur la concentration en l’autorisant ou en demandant un passage en « phase II » pour un examen plus approfondi. Lors de la deuxième phase, l’Autorité de la concurrence, et non plus le ministre, doit dresser un bilan uniquement concurrentiel de l’opération de concentration, afin de déterminer si l’opération peut-être autorisée.

Le non respect de cette procédure par les parties à une opération de concentration est sanctionné par les dispositions de l’article L430-8 du code de commerce, précisant que l’Autorité de la concurrence a compétence pour sanctionner le défaut de notification d’une opération de concentration. Auparavant, seul le ministre de l’économie avait compétence pour cela.

 

Au vu de cette nouvelle procédure, il apparait que le ministre semble avoir perdu toute compétence en matière de contrôle des concentrations.

 

B) La création d’un service d’enquête propre à l’Autorité de la concurrence en matière de PAC

 

1) La dualité de services d’investigations

 

Un autre point fort de la réforme LME est la dotation au profit de l’Autorité de la concurrence d’une véritable compétence d’enquête en matière de pratiques anticoncurrentielles. Son prédécesseur, le Conseil de la concurrence, disposait d’un service d’enquête mais n’avait pas les moyens, ni l’expérience pour mener des investigations de manière autonome, le corps des enquêteurs étant toujours contenu au sein des services de la DGCCRF.

 

Les nouveaux services d’instruction et d’enquêtes de l’Autorité, issus de la réforme LME, sont placés sous le contrôle du Rapporteur général. Ils sont chargés d’enquêter sur l’ensemble des affaires de pratiques anticoncurrentielles qui leur sont soumises.

 

Cependant, en parallèle de ce rééquilibrage et de cette prise d’autonomie de l’autorité en matière d’enquête, le ministre conserve son service d’enquête et d’investigation, la DGCCRF,  ainsi que le pouvoir de saisir l’Autorité de la concurrence. Il convient néanmoins de remarquer que l’objectif de la LME était clair : mettre l’Autorité de la concurrence en première ligne pour l’ensemble de la procédure de répression des pratiques anticoncurrentielles.

 

2) La coopération à l’avantage de l’autorité de la concurrence et non du ministre

 

La coopération des deux services est prévue par les articles L. 450-1, II, et 450-5 du code de commerce.

Le rapporteur général prime dans le domaine des enquêtes et voit ses pouvoirs élargis. Il décide désormais de manière autonome de procéder à des opérations de visite et saisie, et hérite surtout d’une prérogative importante du ministre : la capacité de démarrer des investigations en dehors de toute saisine, de décider des suites à leur donner ainsi que de proposer à l’Autorité de se saisir d’office.

De même, le nouveau système place le rapporteur général en position de supériorité par rapport à la DGCCRF, puisqu’il est informé dès que des investigations sont lancées par les services ministériels et a la possibilité d’en prendre la direction au détriment de ces derniers.

Avec cette nouvelle formule, le ministre conserve ses compétences d’instruction, mais dans un champs très réduit.

 

Laurence Idot et Christophe Lemaire résument cette évolution en écrivant que l’objectif de la

réforme était affiché : c’est à l’Autorité de la concurrence, autorité indépendante, de donner les orientations en matière de PAC et de contrôle des concentrations, et non plus au ministre. Cependant, la tradition « dirigiste » de l’économie française perdure encore, le ministre restant, malgré une réforme déjà bien avancée, titulaire de quelques pouvoirs.

 

II ) La survivance de prérogatives limitées du ministre de l’Economie


A) La conservation d’un pouvoir d’intervention exceptionnel en matière de concentration

 

Malgré le transfert du contrôle des concentrations à l’Autorité de la concurrence, le ministre de l’Economie conserve deux possibilités d’intervenir en la matière.

 

1) Le pouvoir d’intervention

 

Tout d’abord à l’issue de la première phase si l’Autorité ne prend pas de décision dans le délai imparti, elle doit en informer le ministre. De même, lorsque l’Autorité rend une décision favorable quant à une concentration à l’issue de la « phase I », le ministre peut intervenir en provoquant le passage à la « phase II », obligeant ainsi à un approfondissement des investigations, un allongement du délai de la procédure, et une décision finale plus aléatoire. Cela lui confère un certain pouvoir dans la confection du bilan concurrentiel. (article L.430-7-1 I du code de commerce)

 

2) L’exercice de ces pouvoirs sous le contrôle de l’autorité de la concurrence

 

Concernant la « phase II », le ministre peut décider à son issue d’évoquer l’affaire et de décider lui-même pour des motifs d’intérêt général autre que le maintien de la concurrence. (articles L.430-7-1, II du code de commerce), ce que certains auteurs appellent une « phase III ». Ces motifs ne sont pas limitativement énoncés par le Code de commerce, mais concernent la préservation de l’emploi, la compétitivité des entreprises eu égard à la concurrence internationale…Il s’agit en réalité de permettre au ministre de prendre une décision plus politique, limitant l’application du droit de la concurrence de ce fait. Néanmoins, Mme Lagarde, actuellement ministre de l’Economie, a précisé ne vouloir user de ce pouvoir que de manière exceptionnelle et cela s’est pour l’instant confirmé dans la pratique, aucune intervention de ce type n’ayant été relevée. Il faut également remarquer que cette prérogative n’est pas isolée au plan européen, puisque d’autres pays disposent du même système et, là encore, leurs ministres n’ont usé de ce pouvoir que de manière très limitée.

 

Les pouvoirs, déjà limités, du ministre apparaissent donc comme exceptionnel dans ces circonstances.

 

B) Une compétence d’exception en matière de « micro PAC »

1) Les pouvoirs d’injonction et de transaction

 

Le ministre reste entièrement compétent pour traiter des pratiques restrictives bien que, dans ce domaine là, certains de ces pouvoirs soient contestés. Pour exemple, la Cour de cassation a renvoyé devant le Conseil constitutionnel une QPC tendant à faire déclarer contraire à la Constitution l’article L442-6 III al 2. par lequel le ministre peut demander la nullité des clauses illicites et une répétition de l’indu même sans l’accord des fournisseurs parties à la convention.

 

De même, le ministre conserve une compétence en matière de « micro pratiques anticoncurrentielles » (article L.464-9 du Code de commerce). Ces pratiques sont définies comme celles concernant un marché local, doivent être mises en œuvre par des entreprises ayant un chiffre d’affaires compris entre 50 millions d’euros maximum (chiffre portés à 100 millions d’euros si la pratique est collective), ne doivent pas relever des articles 101 et 102 du TFUE, et ne doivent pas affecter le commerce entre Etats Membres. Pour les infractions comprises dans ce champ, le ministre possède un pouvoir d’injonction de cessation, ou peut proposer une transaction, sous réserve que l’Autorité de la concurrence ne soit pas saisie.

 

2) L’exercice de ces pouvoirs sous le contrôle de l’autorité de la concurrence

 

Malgré cette compétence préférentielle du ministre, le rapporteur général peut, là encore, reprendre le dessus en se saisissant de la procédure entre les mains de la DGCCRF. De même, un tiers peut faire obstacle au maintien de la compétence ministérielle en informant le rapporteur général de l’existence de l’affaire suivie par ce dernier.

Néanmoins, si une transaction est acceptée et exécutée, toute action devant l’Autorité de la concurrence est éteinte. Au cas contraire, le ministre doit alors saisir l’Autorité.

 

En définitive, si le ministre conserve une compétence pour les micro-PAC, ce n’est encore une fois pas sans dépendance vis-à-vis de l’autorité de la concurrence.

 

Cette nouvelle architecture institutionnelle a été très vite reçue, avec la décision de Mme Lagarde, à l’automne 2009, de retirer la représentation de la DGCCRF du comité chargé de conseiller la commission européenne sur les PAC, faisant perdre à la DGCCRF sa qualité d’autorité nationale de concurrence au sens du droit communautaire. Elle laisse une ainsi place entière à l’Autorité de la concurrence dans ce domaine. De même, allant plus loin de cette mise à l’écart de la DGCCRF de l’application du droit de la concurrence, il est évoqué la possibilité de démanteler la direction général de ce service, afin de ne laisser subsister que des antennes départementales du service ministériel. Cette prise de position est emblématique de la nouvelle position du ministre de l’Economie dans le système institutionnel de droit de la concurrence : une compétence quasi-exclusive de l’Autorité, avec un ministre intervenant quand le politique l’emporte sur les considérations juridiques et économiques.

 

 

Paul Rolland

Master 2 Droit Européen des Affaires

Université Paris II Panthéon-Assas

 

 

Pour en savoir plus


Textes législatifs :

 

Loi LME n°2008-776 du 4 août 2008,

 

Ordonnance n°2008-1161 du 13 novembre 2008

 

Articles L.420-1 et suivants du Code de commerce

 

Ouvrages :

 

Vogel, Louis, Droit Français de la concurrence, LawLex, édition 2009,

 

Encyclopédies :

 

Jurisclasseur Lexisnexis, Concurrence-Consommation, Fascicule 25 : Les grandes étapes de l’évolution du droit de la concurrence, III, La réforme LME de 2008

 

Lamy Concurrence, I.105-5

 

Articles :

 

D. Bosco, « quelques « clarifications » apportées lors de la ratification de l’ordonnance de modernisation », Contrat, concurrence, consommation, Juillet 2009, commentaire 198,

 

F. Bure et I. Girgenson, « le pouvoir d’intervention du ministre de l’économie en matière de contrôle des concentrations », Revue Lamy de la Concurrence, 2009, n°18

 

T. Dahan, Ch. Lemaire, Portrait de l’Autorité en jeune fille. – L’Autorité de la concurrence issue de la loi LME : entre aboutissement et nouveau départ, Revue juridique de l’économie publique n°683, Février 2011, étude 1

 

L. Idot et Ch. Lemaire,  « le nouveau visage de la régulation de la concurrence en France – L’Autorité de la concurrence, entre deux Europe », La semaine juridique, édition générale, n°12, 18 mars 2009

 

B.Lasserre, La nouvelle régulation de la concurrence, Revue Lamy de la Concurrence, 2009, 07-2009, n°20, 20-65

 

A. Ronzano, Liste de diffusion virtuelle CRU – Creda, édition du 23 octobre 2009

 

A. Ronzano, Ch. Lemaire, Bruno LASSERRE  : La nouvelle Autorité de la concurrence, Concurrences, N° 1-2009, n°23511, pp. 6-10

 

V. Sélinsky, « L’autorité de la concurrence « unique », une réforme à parfaire », Revue Lamy de la Concurrence, 2008, n°17, 10-2008

 

La semaine juridique, édition générale, n°8, 18 février 2009, actualité 90, « Sanction des « micro pratiques anticoncurentielles » : rôle du ministre de l’économie »

 

Enseignement :

 

Cours de Madame le professeur Laurence Idot, Droit communautaire et français de la concurrence, 2008/2009, Université Panthéon-Assas Paris II

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