Conséquences de l'annulation des actes détachables du contrat administratif

 


 

L’effervescence qui règne au sein du droit des contrats publics n’a pas épargné la théorie des actes détachables des contrats, notamment dans les rapports que l’annulation de ces actes détachables peut entretenir avec le contrat en cause. L’arrêt du Conseil d’Etat du 21 février 2011 Société Ophrys[1] vient précisément éclaircir les conséquences de cette annulation et, pour ce faire, redéfinit les pouvoirs du juge de l’excès de pouvoir et du juge du contrat, respectivement chargés de statuer sur les actes détachables et sur le contrat lui-même.

 


 

 

Le juriste n’aime pas l’inefficacité. Depuis qu’il est devenu un technicien, il faut que le droit, qu’il manipule comme un outil, produise les effets escomptés. De manière générale, la technique peut être définie comme « tout travail fait avec une certaine méthode pour atteindre un certain résultat. »[2] Le perfectionnement de la technique se mesure donc uniquement à son efficacité, c’est-à-dire à la capacité des moyens qu’elle coordonne pour remplir plus parfaitement et plus rapidement le résultat en vue duquel elle a été pensée. Le perfectionnement du droit n’est donc plus guidé que par le souci de remplir plus parfaitement et plus rapidement les différents objectifs que le juriste peut avoir en vue. Aucune autre considération ne doit être retenue.

Aucun domaine ne reflète mieux cet état de chose que le droit des contrats publics. Et dans une telle conception, il est certain que la théorie des actes détachables, inaugurée par l’arrêt Martin du 4 août 1905, soulevait l’incompréhension et les critiques.

 

Un acte détachable d’un contrat est un acte administratif unilatéral adopté par la personne publique pour la conclusion du contrat ou pour son exécution : si un tel acte ne peut être débattu devant le juge du contrat (juge de plein contentieux), il peut au contraire faire l’objet, par un tiers, d’un recours pour excès de pouvoir. C’est l’articulation entre ces deux recours, celui porté devant le juge de l’excès de pouvoir contre les actes détachables et celui dont connaît le juge du plein contentieux à l’encontre du contrat, qui a engendré les critiques d’inefficacité. Rien de plus inutile en effet qu’un recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables d’un contrat si, malgré les annulations d’un ou plusieurs actes détachables par le juge de l’excès de pouvoir, le contrat ne s’en ressent pas.

 

Comme en témoigne l’arrêt Société Ophrys et Communauté d’agglomération Clermont-communauté (CE, 21 février 2011, n° 337349), le juge administratif n’est pas resté indifférent aux critiques lancées contre l’inefficacité d’une telle procédure. Non content de rappeler les différentes possibilités qui résultent de l’annulation d’un acte détachable, cet arrêt les réordonne et les modifie partiellement : « L’annulation d’un acte détachable d’un contrat n’implique pas nécessairement la nullité dudit contrat ; il appartient au juge de l’exécution, après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, d’enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d’une particulière gravité, d’inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d’entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu’il en règle les modalités s’il estime que la résolution peut être une solution appropriée. »

Si le principe de l’annulation d’un acte détachable demeure toujours le maintien du contrat (1), ce principe se voit de plus en plus grevé d’exceptions, comme le montre le sort effectif du contrat (2).

 

I.   Le principe du maintien du contrat


Dans ses conclusions sur l’arrêt Balland (CE, 30 mars 1906), le commissaire du gouvernement Romieux affirmait que « l’annulation pour excès de pouvoir ne rompra pas le contrat. L’annulation fera disparaître l’irrégularité commise ; si le requérant estime qu’il a droit à des dommages et intérêts, il devra intenter une action distincte devant le juge du plein contentieux. » L’annulation de l’acte détachable laisse subsister le contrat, c’est-à-dire que le contrat échappe à la censure du juge pour excès de pouvoir. Le principe est que la disparition de l’acte détachable ne retentit pas nécessairement sur la validité du contrat. Ce point fut rappelé de nombreuses fois, notamment par la réponse à une demande d’éclaircissement du 25 janvier 1989: « selon une jurisprudence ancienne, l’annulation par le juge de l’excès de pouvoir, à la demande d’un tiers d’un acte détachable du contrat, n’a par elle-même aucun effet direct sur ce contrat : celui-ci demeure la loi des parties et son exécution dans l’intérêt du service peut en principe être poursuivie »[3].

 

Une telle décision se justifie sans peine. Il n’est pas inutile d’insister sur le fait qu’un recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables est exercé par un tiers qui n’a normalement pas accès au juge du contrat (sauf exception du concurrent évincé : CE, ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux signalisation, rec. p. 360) ; il est donc normal que le maintien du contrat prévale, non seulement pour la stabilité des relations contractuelles mais aussi et surtout pour l’intérêt général, un contrat public étant le plus souvent conclu à cette fin. Un tiers ne saurait être admis, par principe, à entraver l’action administrative en invoquant des vices dans la conclusion ou l’exécution d’un contrat public, alors même que ce contrat (au-delà de la manière dont il est conclu et exécuté) a une vocation d’intérêt général. L’idée est ici comparable au caractère exécutoire de l’acte administratif unilatéral, le recours contre un tel acte n’ayant pas d’effet suspensif : si l’administration peut exécuter un acte unilatéral malgré sa contestation, c’est parce que le justiciable ne peut entraver l’action administrative (CE, ass., 2 juillet 1982, Huglo et autres, rec. p. 257). Le principe du maintien d’un contrat public malgré l’annulation de l’un de ses actes détachables répond à cette même nécessité.

 

L’arrêt Société Ophrys reprend ce principe en affirmant d’emblée que « l’annulation d’un acte détachable d’un contrat n’implique pas nécessairement la nullité dudit contrat ». Dans un souci d’efficacité du recours contre les actes détachables, la réaffirmation de ce principe n’est toutefois pas aussi catégorique que dans les décisions précédentes. Le principe de maintien du contrat s’est transformé en une nullité non systématique. On n’affirme plus : l’annulation d’un acte détachable n’entraîne pas la nullité du contrat sauf… ; on affirme, ce qui n’est pas la même chose : le contrat ne sera pas systématiquement nul si on annule un acte détachable, sauf…. La nuance peut paraître infime ; elle est très révélatrice en réalité. Et si le Conseil d’Etat ne veut pas renverser le vénérable arrêt Martin, plus que centenaire désormais, il entend au moins réserver au contrat un sort effectif qui s’en éloigne grandement.

 

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II.   Le sort effectif du contrat


L’absence d’effet de l’annulation d’un acte détachable sur le contrat a évolué depuis 1995. La reconnaissance au juge administratif d’un pouvoir d’injonction par la loi du 8 février 1995 a permis, au juge de l’excès de pouvoir, de donner une effectivité plus grande à ses décisions : le principe est maintenu en ce que certaines annulations peuvent toujours n’avoir aucun effet sur le contrat, mais le pouvoir d’injonction peut être utilisé par le juge afin de remédier à l’illégalité constatée, s’il estime que des mesures doivent être prises. L’injonction peut être a priori (en même temps que l’annulation de l’acte détachable) ou a posteriori (lors d’une seconde décision, en raison de l’inertie de l’administration).

 

Dans la réponse à une demande d’éclaircissement du 25 janvier 1989, le Conseil d’Etat, après avoir rappelé le principe du maintien du contrat, ajoute que « dans certaines circonstances, l’administration devra saisir le juge du contrat pour lui demander de constater la nullité du contrat ». Depuis cet avis, le juge estime qu’il faut prendre en compte le motif qui a justifié l’annulation de l’acte détachable, « la nature de l’illégalité commise » comme le rappelle l’arrêt Société Ophrys. « A la suite de l’annulation d’un acte détachable de la passation d’un contrat, il appartient à l’administration, selon les circonstances propres à chaque espèce et sous le contrôle du juge de déterminer les conséquences à tirer de cette annulation. » (CE, 24 mai 2001, Avrillier, n° 194410)

C’est donc « la nature de l’illégalité commise » qui détermine si le contrat doit continuer (A), doit être résilié (B) ou doit être résolu (C).

 

A.   Continuation du contrat


La première possibilité rappelée par l’arrêt Société Ophrys est « de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties ». Cette formule, qui est une application du principe du maintien du contrat, renvoie à deux types de jurisprudence antérieure.

 

La première hypothèse est l’annulation d’un acte détachable sans conséquence sur le contrat : c’est le cas si l’acte détachable n’est entaché que d’un vice non substantiel, comme un vice de forme. L’annulation de la délibération autorisant la passation d’un contrat au motif de la méconnaissance de l’exigence d’information préalable des membres de l’assemblée délibérante (ici, acte unilatéral qui n’a pas été transmis à l’assemblée délibérante dans un délai de 15 jours) « n’implique pas que la personne publique saisisse le juge du contrat pour en faire constater la nullité » (CAA de Marseille, 12 septembre 2002, Association Gap Club, n° 01MA02240).

 

La seconde hypothèse est la régularisation de l’acte illégal : dans sa réponse à une demande d’éclaircissement du 3 décembre 1997[4], le Conseil d’Etat a admis que l’exécution du contrat peut se poursuivre lorsque l’acte détachable annulé est régularisé. En l’occurrence, le défaut d’information de l’assemblée délibérante peut être régularisé par une information a posteriori et par l’adoption d’une nouvelle délibération exemptée de vice, ce qui permet la continuation du contrat.

Dans ces deux hypothèses donc, le principe du maintien du contrat peut parfaitement être appliqué car l’annulation d’un acte détachable peut être surmontée.

 

B.   La résiliation du contrat

 

La deuxième possibilité mentionnée par l’arrêt Société Ophrys est, « après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, d’enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé ».

 

Dans la pratique, la plupart des annulations pour excès de pouvoir ne résulte pas d’un vice de forme, mais de vices substantiels: elles vont donc retentir sur la validité du contrat. Ainsi, si les stipulations d’un contrat, approuvé par décret, sont annulées en raison de l’illégalité constatée du décret, ces stipulations ne sont « susceptibles d’aucune exécution » (CE, 1er mars 1946, Société L’Energie industrielle, rec. p. 66). L’administration est alors invitée à procéder à la résiliation du contrat.

 

Toutefois, et indépendamment de l’importance du vice constaté, la poursuite du contrat est possible si sa résiliation pouvait porter « une atteinte excessive à l’intérêt général » (CE, 10 décembre 2003, Institut de recherche pour le développement). L’intérêt général est donc bien prévu par le juge administratif et l’arrêt Société Ophrys ne manque pas d’en faire également mention.

 

C.   La résolution du contrat

 

La troisième possibilité évoquée par l’arrêt Société Ophrys est, « eu égard à une illégalité d’une particulière gravité, d’inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d’entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu’il en règle les modalités s’il estime que la résolution peut être une solution appropriée ». L’illégalité est ici d’une telle gravité que le juge n’entend pas abandonner à l’administration le soin de procéder unilatéralement à la résiliation du contrat : il faut que les cocontractants conviennent ensemble de la manière dont le contrat devra prendre fin ou, s’ils n’y parviennent pas, que cette tâche revienne au juge du contrat.

 

Dans ce cas, le juge peut inviter les parties à adopter une convention de résolution afin de mettre amiablement fin à leur relation contractuelle. Les parties à un contrat public peuvent en effet résoudre leur relation contractuelle en adoptant une convention mettant fin à la première (CE, 16 avril 1986, Roujansky).

 

L’arrêt Société Ophrys déclare que le juge de l’injonction peut, à défaut d’entente amiable des parties sur la résolution du contrat, leur enjoindre de saisir le juge du contrat « afin qu’il en règle les modalités s’il estime que la résolution peut être une solution appropriée ». Le Conseil d’Etat semble ici accorder au juge du contrat une certaine marge de manœuvre, puisqu’il devra estimer si la résolution est appropriée ou non. Le Conseil d’Etat revient en cela sur son arrêt Commune de Levallois-Perret (CE, 9 avril 2010, n° 309480), qui contraignait le juge du contrat à prononcer la nullité du contrat. Cet arrêt Commune de Levallois-Perret reconnaissait l’obligation, pour le juge du contrat, d’assurer le respect de l’autorité de chose jugée par le juge de l’excès de pouvoir : or, ce dernier, en annulant un acte détachable (la délibération de la commune autorisant la signature d’un avenant en l’occurrence), avait enjoint « à la commune, soit d’obtenir de son cocontractant la résolution de l’avenant, soit de saisir le juge du contrat pour qu’il en constate la nullité » ; le juge du contrat devait donc se conformer à l’injonction posée par le juge de l’excès de pouvoir, sans pouvoir apprécier lui-même si l’annulation de l’acte détachable devait entraîner ou non la nullité du contrat.

 

L’arrêt Société Ophrys offre plus de liberté au juge du contrat et, en réalité, trouve un équilibre beaucoup plus adéquat entre les fonctions et pouvoirs des deux juges. L’appréciation du maintien du contrat reviendra in fine au juge du contrat, comme l’exige la logique inhérente à la distinction du recours pour excès de pouvoir et du recours de plein contentieux. La préservation de cette séparation est nécessaire pour offrir à l’administration et à son cocontractant la possibilité de faire valoir leurs arguments en faveur du maintien du contrat. Si le juge du contrat était lié par la décision du juge de l’excès de pouvoir, le contrat serait, de fait, annulé suite à la réclamation d’un tiers, sans que les parties aient pu se faire entendre (à moins d’une intervention volontaire ou forcée lors du recours pour excès de pouvoir). Or, en garantissant aux parties la possibilité de faire effectivement valoir leurs arguments, l’arrêt Société Ophrys permettra d’éviter le risque de voir prévaloir les intérêts d’un tiers sur celui des parties, l’intérêt d’un particulier sur l’intérêt général incarné par la personne publique.


 

 

Henri Bouillon

Master 2 Droit public approfondi

Université Paris II Panthéon-Assas

 


Notes

 

[1] CE, 21 février 2011, n° 337349, Société Ophrys.

 

[2] Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, éditions Economica, collection Classiques des sciences sociales, 2008, p. 17.

 

[3] Réponse à une demande d’éclaircissement du 25 janvier 1989, EDCE, 1989, n° 41 p. 127.

 

[4] Réponse à une demande d’éclaircissement du 3 décembre 1997, CE, section du rapport et des études, Conséquence de l’annulation d’un acte détachable sur le contrat, AJDA 1998, p. 169.

 


 

 

Pour en savoir plus

 

Laurent Richer, Droit des contrats administratifs, édition LGDJ, collection Manuel, Paris, 2006.

 

Jean-Paul Pietri, Étendue des pouvoirs du juge de l’exécution pour tirer les conséquences de l’annulation d’un acte détachable du contrat, Contrats et Marchés publics n° 4, Avril 2011, comm. 123.

 

Alexandre Lallet et Xavier Domino, « Retour à Béziers », AJDA 2011 p. 665.

 

 

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