Marchés publics : Entre ententes et guerre des juges

Le 16 novembre 2015, le Tribunal des conflits[1] a tranché la question, pour le moins controversée, de la compétence en matière de réparation du préjudice né d’ententes dans un marché public.

S’inscrivant dans la lignée jurisprudentielle tracée par les hautes juridictions[2], le Tribunal a confirmé la compétence du juge administratif.

I- Le METP : histoire d’une saga judiciaire

 

Rappelons des faits connus : la région Île-de-France a conclu, entre 1988 et 1997, 101 marchés d’entreprises de travaux publics (METP) dans le cadre de son programme de rénovation des lycées. Ces marchés, qui ont fait l’objet d’appels d’offres lancés par vagues, associaient dans un marché unique trois prestations de nature différente : la construction ou la réhabilitation, la maintenance de l’établissement et le financement de l’opération.

La nature juridique de ces contrats a fait émerger un premier contentieux. Saisi de la question, le Conseil d’État a jugé que, n’ayant pas pour objet l’exploitation d’un service public, ils ne pouvaient être qualifiés de délégation de service public, ni relever d’ailleurs d’un régime juridique hybride que certains tentaient d’inventer[3]. Les contrats ont alors été requalifiés en marchés publics[4], de facto irréguliers, en raison de la violation de la procédure de passation, ou, à tout le moins, de la règle interdisant le paiement différé dans les marchés publics.

Un second contentieux est par la suite né, les entreprises titulaires desdits marchés ayant conclu des ententes prohibées tant par le droit national que communautaire. Condamnées, d’une part, par le Conseil de la concurrence sur le fondement de l’article L. 420-1 du code de commerce, elles l’ont également été, d’autre part, par le juge pénal en 2005.

En 2013, la région, prenant acte de ces condamnations, a demandé la réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi du fait des ententes illicites devant le tribunal de grande instance qui déclara l’action prescrite. Cependant, le préfet, estimant que seul le juge administratif était compétent pour connaître des actions engagées, déposa un déclinatoire de compétence devant la cour d’appel de Paris. Un nouveau rejet amène finalement ce dernier à élever le conflit par arrêté préfectoral du 9 juillet 2015.

 

II- La consécration de l’attractivité de la notion de marché public

 

Si l’application du droit de la concurrence dans la sphère du contentieux administratif n’est pas nouvelle[5], le juge des conflits devait néanmoins trancher une question complexe : celle de la compétence juridictionnelle en cas de préjudice causé par des ententes anticoncurrentielles au sein de marchés publics.

Le Tribunal des conflits se trouvait alors face à deux options aux logiques distinctes : intégrer le litige au bloc de compétence créé au profit des juridictions judiciaires en matière de pratiques anticoncurrentielles, ou confirmer son intégration à celui relatif au contentieux des contrats administratifs relevant par nature du juge administratif.

Si le rapporteur public, Michel Girard, a estimé que la jurisprudence Campenon Bernard[6], « rudement critiquée par le Professeur Braconnier », méritait « à la fois des égards mais [devait] également se voir imposer […] de strictes limites », les juges du Tribunal des conflits ont décidé de ne pas suivre le sens de ses conclusions. En effet, l’argument selon lequel la “cohérence jurisprudentielle” impliquerait une indivisibilité du contentieux des ententes avec son pendant indemnitaire, y compris en matière de marchés publics, et donc la compétence judiciaire, n’a pas réussi à emporter la conviction générale.

S’inscrivant dans la lignée jurisprudentielle des arrêts Campenon Bernard, Dumez[7], ou encore Vinci construction, le Tribunal des conflits confirme ainsi l’analyse forgée tant par le Conseil d’État que par la Cour de cassation ; analyse contre laquelle la cour d’appel de Paris avait manifestement entendu se rebeller.

Une incertitude était pourtant née après l’arrêt Gisserot[8], ce dernier posant le principe de la compétence des juridictions judiciaires pour apprécier les pratiques anticoncurrentielles d’une personne publique dans le cadre d’un marché public en l’absence de prérogatives de puissance publique nécessaires à l’organisation du service public, pouvait trouver une justification dans l’argument de bonne administration de la justice.

En réalité, la reconnaissance d’un bloc de compétence en faveur du juge administratif, due notamment à l’attractivité de la notion de contrat administratif, avait déjà été amorcée en filigrane[9]. Ainsi, pour que le juge administratif puisse être compétent, il faut que la demande de réparation soit faite par une personne publique, mais également que le préjudice résulte de pratiques anticoncurrentielles nées à l’occasion de la passation d’un contrat public. Le Tribunal précise que la solution vaut dès lors qu’est en cause «la responsabilité de personnes auxquelles sont imputés des comportements susceptibles d’avoir altéré les stipulations d’un contrat administratif, notamment ses clauses financières ».

En somme, le Tribunal choisit un bloc de compétence – celui du juge administratif en matière de contrat public – au détriment d’un autre – celui du juge judiciaire en matière de pratiques anticoncurrentielles[10]. Dans la mesure où le Tribunal des conflits est composé de représentants des deux hautes juridictions, qui avaient déjà tranché en ce sens, cette conclusion est-elle bien surprenante ? À croire que régnait déjà l’entente.

Léa Couturier

Anaïs Imbert de Balorre

Master 2 Droit public de l’économie, Université Paris 2 Panthéon-Assas

[1] TC, n° 4035, 16 novembre 2015, Région Île-de-France.

[2] CE, n°268918, 19 décembre 2007, Campenon Bernard ; Civil 1ère, n°13-19.408, 19 juin 2014, Vinci c/ SNCF.

[3] Rapport public du Conseil d’État de 1993 p. 73.

[4] CE, n° 150931, 8 février 1999, Commune de La Ciotat.

[5] CE, n° 169907, 3 novembre 1997 ; TC, n° 03174, 18 octobre 1999.

[6] Conclusions sur TC, n° 4035, 16 novembre 2015, Région Île-de-France.

[7] CE, n° 269134, 19 mai 2008, Dumez.

[8] TC, n° C3714, 4 mai 2009, Gisserot.

[9] TC, n° 3450, 23 mai 2005, Département de la Savoie.

[10] CC, n° 86-224 DC, 23 janvier 1987.

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