De la Reconstruction au Civil Rights Act (1865-1964) : un siècle d’avancées pour les droits des Noirs

La fin de la Guerre de Sécession entraîna l’abolition de l’esclavage. Cependant, et malgré l’intention du constituant américain, il faudra attendre un siècle pour que les Noirs bénéficient véritablement des mêmes droits que le reste de la population.

Trois amendements pour « reconstruire » le Pays

Durant près de quatre années, de 1861 à 1865, les États-Unis d’Amérique se sont déchirés entre partisans de l’esclavage et défenseurs de son abolition. La fin de la Guerre de Sécession marqua le début d’une période appelée la « Reconstruction », dont l’objectif était de panser les plaies ouverte par ce conflit, tout autant que de consolider la victoire des anti-esclavagistes. Trois amendements à la Constitution furent adoptés entre 1865 et 1870 afin d’intégrer à la population les esclaves nouvellement affranchis.

Le XIIIe amendement, adopté en 1865, prend acte de la victoire des États de la Fédération en abolissant purement et simplement l’esclavage. Ensuite, en 1868, le XIVe amendement institue une citoyenneté des États-Unis en plus de la citoyenneté de l’État. En outre, il garantit à chacun la protection de ses « privilèges et immunités » par l’État fédéral contre les États fédérés. Enfin, le XVe amendement, adopté en 1870, accorde à tous les citoyens des États-Unis le droit de vote sans aucune restriction. Ces trois amendements forment un mécanisme complet visant à balayer les décennies de servitude d’un peuple, d’abord en rendant l’esclavage illégal, ensuite en intégrant les anciens esclaves à la population et enfin en leur garantissant l’exercice du droit civique le plus élémentaire : le vote. Par ailleurs, le XIVe amendement s’est révélé d’une remarquable utilité, bien au-delà du seul moment de son adoption et de son objectif originel. Sa formulation très générale, en particulier en ce qui concerne la dernière partie de sa première section garantissant à tous les citoyens « l’égale protection des lois » (« the equal protection of law »), lui a permis d’être employé, jusqu’à aujourd’hui encore, dans des cas très variés.

Cependant, loin de l’intention manifestée par le constituant au travers l’adoption de ces trois amendements, c’est un état de ségrégation qui a éclos de cette tentative d’intégration.

« Séparés mais égaux »

Le XIVe amendement a toujours été interprété dans le sens d’une interdiction de la discrimination raciale. Paradoxalement, il n’a pas empêché le système ségrégationniste de prospérer, à la faveur de la jurisprudence de la Cour suprême.

En 1875, le Civil Rights Act est adopté par le gouvernement fédéral afin de donner aux Noirs et aux Blancs un accès égal aux services et aux infrastructures. Cinq procédures furent ouvertes contre cette loi. Lorsque la Cour suprême eut à rendre sa décision en 1883, elle décida de les joindre en une seule et même conclusion demeurée sous le nom de Civil Rights Cases[1]. La décision rendue à la quasi-unanimité de la Cour affirmait que le Congrès des États-Unis n’est pas compétent pour adopter une législation concernant le droit des individus, cette compétence appartenant en premier lieu aux États fédérés. Seul le juge Harlan, dans une opinion dissidente restée célèbre, s’inquiéta d’une si étroite interprétation du XIVe amendement.

Dans cette nouvelle interprétation du XIVe amendement, l’intervention de l’État fédéral est donc conditionnée exclusivement par une action positive d’un État, dont la législation violerait expressément les prescriptions de l’equal protection of law. Par la voix du juge Bradley, la Cour a déclaré qu’« il arrive un moment où [le Noir] rejoint le rang des simples citoyens et cesse d’être spécialement favorisé par les lois »[2]. Cette interprétation de la state action a permis de laisser prospérer les pires pratiques pendant des décennies, dans la mesure où les actes racistes, par exemple le lynchage ou le refus de servir un Noir dans un restaurant, sont de nature purement privée. Aussi, cela avait pour effet d’empêcher par avance tout recours aux juridictions de l’Union.

La position pusillanime de la Cour trouvera à s’épanouir dans le cadre doctrinal « separate but equal » (séparés mais égaux). Selon cette doctrine consacrée par l’arrêt Plessy v. Ferguson en 1896[3], la ségrégation est vue comme respectueuse du principe de non-discrimination. Dans cette affaire concernant un passager ayant un huitième de sang noir et s’étant vue intimer, en Louisiane par le chauffeur d’un train, l’ordre de s’asseoir dans les wagons réservés « à sa race », la Cour suprême a considéré « qu’en l’espèce, la loi destinée à améliorer le confort des passager n’est en rien contraire au double principe d’égalité devant la loi et d’égalité des chances : une loi qui se borne à établir une distinction juridique entre la race blanche et la race colored […] n’a pas pour effet de détruire l’égalité juridique entre les deux races »[4]. La Cour a choisi d’appliquer à la loi en cause un simple contrôle de « raisonnabilité », et a estimé que le critère choisi « n’était ni capricieux, ni arbitraire, puisqu’en affinité profonde avec les mœurs – et sans doute, l’ordre naturel des choses »[5]. Par ces mots, la Cour finit d’enterrer le XIVe amendement de la Constitution.

La renaissance du XIVe amendement

Ce n’est qu’en 1954 que la clause d’égale protection des lois retrouvera de sa vigueur dans la jurisprudence de la Cour suprême grâce à l’arrêt Brown[6]. Dans cette décision, le juge impose aux États le respect du principe de non-discrimination en matière de scolarisation des enfants dans les écoles publiques. Mais, sachant que sa décision serait, dans le Sud, reçue comme un cataclysme, la Cour du Chief Justice Warren a entouré son raisonnement de toutes les précautions. Lorsqu’elle déclare que « la ségrégation scolaire est, en tant que telle (inherently), contraire à la clause d’égale protection des lois »[7], la Cour ne considère pas la ségrégation toute entière comme a priori discriminatoire mais seulement la ségrégation scolaire, en ce qu’elle cause un préjudice concret aux enfants, car « séparés du seul fait de leur race, des autres enfants d’âge et de développement similaire, suscite [chez les enfants noirs] un sentiment d’infériorité quant à leur statut dans la communauté, sentiment qui peut affecter leur cœur et leur esprit de manière probablement irrémédiable »[8]. La Cour fonde-t-elle ainsi sa décision sur un fait concret, défini après la consultation d’historiens, d’anthropologues et de médecins. Ce faisant, elle rend inapplicable la jurisprudence Plessy au cas des écoles mais ne la déclare pas pour autant infondée juridiquement.

Le Civil Rights Act de 1964

La déségrégation complète de la société se fera ensuite graduellement jusqu’à la présidence de Lyndon B.  Johnson et l’année 1964 durant laquelle le Civil Rights Act étend la jurisprudence Brown à toutes les sphères sociales, rendant illégale toute discrimination basée sur la couleur, la race ou l’origine nationale. Mais aucune politique volontaire de réductions des inégalités n’est mise en œuvre. Aussi, à l’été 1965, un accrochage entre trois habitants Noirs et des policiers embrase le quartier de Watts à Los Angeles, où persiste malgré la lettre de la loi de nombreuses inégalités factuelles notamment en matière de logement. Les affrontements entre policiers et jeunes Afro-américains révoltés durent plusieurs jours et démentent l’approche gradualiste consistant à dire que la situation des noirs se normaliserait progressivement. Le diagnostic de ces évènements est resté célèbre « les États-Unis évoluent vers une division en deux sociétés, l’une noire, l’autre blanche, séparées et inégales »[9].

Alors que l’année 2014 a été émaillée de nombreuses émeutes urbaines, notamment à Ferguson, comme cela a été le cas en 1965, la question de l’intégration pleine et entière des Afro-américains se pose toujours, alors que subsiste encore des disparités sociales importantes entre les groupes ethniques aux États-Unis.

Alexis Antois

 

[1] Civil rights cases, 109 U.S. 3 (1883).

[2] Civil rights cases, déc. cit, p. 25.

[3] Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896).

[4] Plessy v. Ferguson, déc. cit., p. 550.

[5] Plessy v. Ferguson, déc. cit., pp. 549-50.

[6] Brown v. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483 (1954).

[7] Brown v. Board of Education, déc. cit., p. 494.

[8] Brown v. Board of Education, ibid.

[9] Conclusion des travaux de la Commission d’enquête sur les émeutes urbaines, dite « Commission Kerner ». Report of the National advisory Commision on civil dissorders, new-York, E.P. Dutton&Co, Avril 1968, p. 1.

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