Infanticides clandestins et prescription : une continuité jurisprudentielle d’effets au prix d’une rupture conceptuelle

La prescription de l’action publique agite les débats judiciaires depuis des temps immémoriaux. Borne temporelle posée à l’application de la norme pénale, elle doit demeurer insensible à l’inhumanité de certains agissements.

L’identification des fondements de la prescription est du ressort de la politique du droit. Alors que le libéral s’appesantira sur le droit à l’oubli et la « psychologie du délinquant »1, le conservateur mettra l’accent sur des considérations plus matérielles. La prescription répondrait, dans ce dernier cas de figure, aux difficultés tenant au dépérissement des preuves. Une dernière justification consisterait à concevoir la prescription comme la sanction de l’inertie des autorités chargées de poursuivre l’action publique.

L’élasticité de la prescription de l’action publique devient mode d’expression d’une sensibilité plus ou moins répressive.

Indépendamment de convictions qui nous appartiennent, un constat s’impose. Le point de départ de la prescription de l’action publique n’a de cesse d’être retardé, tant par le législateur que par le juge judiciaire. Deux exemples seront donnés.

Par un système de renvoi à certains crimes commis sur des mineurs, l’article 7 du Code de procédure pénale prévoit l’application d’un délai de prescription de vingt ans. Celui-ci ne commence à courir qu’à partir de la majorité des victimes.

Le juge a, quant à lui, ajouté le critère de la clandestinité. A l’instar de l’abus de biens sociaux, certaines infractions, qui ne s’extériorisent pas d’elles-mêmes2, justifient que le point de départ du délai de prescription soit reporté. Le point de départ est fixé au jour où le délit est apparu et a pu être constaté, dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.

L’affaire des huit infanticides de Villers-au-Tertre3 a donné l’occasion à la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, de franchir un pas supplémentaire pour remédier au caractère occulte de certains comportements. Pour éviter de pêcher par répétition, il sera renvoyé, pour un rappel des faits, à l’article publié sur ce même site par Céline Hauteville-Vila4.

La singularité de l’arrêt rendu le 7 novembre 2014 se manifeste aussi bien dans les termes de l’arrêt que dans ses possibles finalités.

La première de ces manifestations tient au déplacement des termes du débat. Saisie d’une question sur le report du point de départ du délai de prescription de l’action publique, la Cour de cassation a artificieusement consacré une cause nouvelle de suspension (I). Cette solution, aboutissant aux mêmes effets, illustre toute la plasticité de la prescription (II).

 

I- Une cause nouvelle de suspension se nourrissant de clandestinité

Le débat porté devant l’assemblée plénière avait trait au report du point de départ de la prescription (A). Une cause de suspension a cependant été retenue (B).

A) Une cause envisagée de report du point de départ du délai de prescription

Le point de droit faisant difficulté à juger était le suivant : en cas d’homicide volontaire commis sur un enfant nouveau-né, le secret entourant la naissance et le décès concomitant entraîne-t-il le report, au jour de la découverte du corps, du point de départ de l’action publique ?5

Dans cette affaire, la chambre criminelle, dans un arrêt du 16 octobre 20136, avait opté pour une interprétation rigoriste de l’article 7 du Code de procédure pénale prévoyant que l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis, si dans cette intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite. La chambre de l’instruction, dont elle a cassé et annulé l’arrêt, avait méconnu l’article susmentionné en considérant que « le secret entourant les naissances et les décès concomitants, qui a subsisté jusqu’à la découverte des corps des victimes, a constitué un obstacle insurmontable à l’exercice de l’action publique qu’appelaient les origines criminelles de la mort des huit nouveau-nés » et que « ni un tiers ni une autorité n’était en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants nés clandestinement, morts dans l’anonymat, et dont aucun indice apparent ne révélait l’existence physique ».

Par un arrêt du 19 mai 2014, la chambre de l’instruction, statuant sur renvoi après cassation, a cependant fait montre de résistance. Elle a retenu le 24 juillet 2010, date de la découverte des premiers cadavres, comme point de départ du délai de prescription. L’autorité de poursuite avait été placée dans l’impossibilité absolue d’agir jusqu’à cette date, en raison de circonstances de fait.

Ces circonstances tenaient notamment à l’obésité de Mme Cottrez, empêchant aux proches et aux médecins de déceler les grossesses. En outre, la date de commission des infractions n’est pas connue avec précision.

C’est naturellement qu’après pourvoi de la partie poursuivie, le renvoi de l’affaire devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation fût ordonné, renvoi justifié tant par l’insurrection de la chambre de l’instruction que par l’importance de la question débattue.

Le premier moyen du pourvoi était relatif au rejet de l’exception de prescription soulevée par Mme Cottrez. Le second moyen faisait grief à l’arrêt attaqué de retenir la circonstance aggravante de préméditation, sans la caractériser. Seul le premier moyen intéresse notre étude.

La première branche du premier moyen du pourvoi intégrait une considération constitutionnaliste à la discussion. L’application faite par la chambre de l’instruction de l’article 7 du CPP méconnaissait le principe de légalité formelle, faisant de la loi la source exclusive du droit pénal.

De fait, l’interprétation de l’article 7 du CPP était au cœur des débats. La Cour avait deux possibilités. La première était d’appliquer strictement les dispositions de l’article, s’agissant d’une infraction instantanée. La seconde était de poursuivre un mouvement jurisprudentiel amorcé, consistant à reconnaitre des cas dans lesquels le report du point de départ du délai de prescription de l’action publique s’impose.

Dans son avis, l’avocat général soulignait que « la dissimulation implique un acte intentionnel d’occultation de la part de son auteur. Il appartient d’ailleurs à la partie poursuivante de démontrer que son ignorance du délit ou du crime, comme celle de la victime, résultent des manœuvres de dissimulation de la part de l’auteur. Ce n’est donc pas la nature même du crime ou du délit qui justifie le report du point de départ de la prescription, mais ce sont les circonstances dans lesquelles les actes constitutifs de l’infraction ont été accomplis de façon occulte »7.

Se posait la question de savoir si le comportement litigieux était foncièrement distinct de l’infraction dissimulée ?

L’avocat général admettait, pour conclure au rejet du pourvoi, « que l’on se trouve dans des circonstances exceptionnelles qui peuvent justifier et permettre une évolution jurisprudentielle puisque par le fait de l’auteur, l’existence des victimes a été totalement ignorée de l’autorité de poursuite et de l’administration ». En outre, les motifs de l’arrêt attaqué étaient justifiés au regard des fondements mêmes de la prescription. Selon le magistrat, les poursuites ne raniment aucun trouble à l’ordre public, la crainte d’un dépérissement des preuves est infondée, les autorités n’ont fait preuve d’aucune négligence dans le traitement du dossier.

Cette « évolution jurisprudentielle » a emprunté l’apparence d’une rupture, en ce que la Cour a consacré un cas nouveau de suspension du délai de prescription (B).

B) Une cause affirmée de suspension de la prescription

La Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a rejeté le pourvoi, par un arrêt du 7 novembre 20148. Elle a rappelé que « l’arrêt retient que les grossesses de Mme Y…, masquées par son obésité, ne pouvaient être décelées par ses proches ni par les médecins consultés pour d’autres motifs médicaux, que les accouchements ont eu lieu sans témoin, que les naissances n’ont pas été déclarées à l’état civil, que les cadavres des nouveau nés sont restés cachés jusqu’à la découverte fortuite des deux premiers corps le 24 juillet 2010 et que, dans ces conditions, nul n’a été en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants nés clandestinement, morts dans l’anonymat et dont aucun indice apparent n’avait révélé l’existence », pour en déduire que la chambre de l’instruction a caractérisé un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, ce dont il résultait que le délai de prescription avait été suspendu jusqu’à la découverte des cadavres.

Cette cause de suspension vient s’ajouter aux autres, résultant de tous obstacles de fait, constitutifs de force majeure ou de « circonstance insurmontable », empêchant la partie poursuivante d’agir9.

Cette reconnaissance d’une cause nouvelle de suspension de la prescription ne procède pas d’un quelconque hasard. Ces effets sont cependant les mêmes que ceux du report de point de départ du délai de prescription (II).

 

II- Un recul du point de départ de la prescription sous-entendu

La solution conduit aux mêmes effets que le report du point de départ de la prescription. Cette similitude de conséquences n’en demeure pas moins fâcheuse, du point de vue de l’articulation des concepts de clandestinité et de prescription (A). Elle consacre, de manière plus générale, une interprétation des fondements de la prescription (B).

A) Une atteinte infligée au concept de la prescription

La jurisprudence relative aux infractions clandestines attestait déjà d’une liberté prise avec la lettre du droit. Certains auteurs objectaient à raison que « la plupart des infractions instantanées sont clandestines, leur auteur n’ayant aucunement l’intention de faire apparaître son forfait »10. Cette réalité du comportement répréhensible montrait la dangerosité à systématiser le report du point de départ de la prescription.

La volonté (vraisemblable) de la Cour d’écarter la prescription requérait nécessairement la dénaturation de l’instrument utilisable. Deux choix s’offraient à la Cour : une généralisation incontrôlable des cas de clandestinité ou une distorsion des effets classiques de la suspension11.

La Cour de cassation était ainsi déchirée entre deux concepts. La clandestinité, cause prétorienne de report du point de départ du délai de prescription, devait rester d’application limitée. Son utilisation n’était donc guère indiquée.

La suspension poursuit, quant à elle, une toute autre finalité. Elle est une pause momentanée dans le cours de la prescription, répondant à la maxime civiliste Contra non valentem agere non currit praescriptio. Les causes habituelles de suspension résultent de circonstances extérieures. Le concept de suspension n’est donc pas adapté à un comportement criminel empreint de clandestinité.

D’une part, les éléments de clandestinité sont inhérents aux infractions reprochées. D’autre part, la suspension est une pause dans l’écoulement du délai de la prescription.

En l’espèce, force est d’admettre que suspension et report du point de départ du délai de prescription se confondent.

La solution retenue s’inscrit, dans une certaine mesure, dans une continuité jurisprudentielle. Si par le truchement du comportement clandestin, le juge accède au report du point de départ du délai de prescription, il ne peut en être autrement s’agissant de circonstances exceptionnelles dans lesquelles l’existence des victimes a été ignorée par le fait de l’auteur.

Dans le cas de l’infraction occulte par nature ou dans celui des infractions dissimulées, la clandestinité est soit le fait des éléments constitutifs mêmes de l’infraction (exemple de la tromperie) soit celui d’actes « additionnels » matérialisant la dissimulation (trafic d’influence dissimulé)12. Dans le cas étudié, la réunion des circonstances (obésité, accouchements sans témoin, naissances non déclarées à l’état civil, cadavres restés cachés) aboutit aux mêmes effets. Ces circonstances extrinsèques à la commission des infractions privent les autorités de la possibilité d’enclencher des poursuites.

En préférant retenir une cause de suspension du délai de prescription, les juges ont préservé la cohérence de la notion de clandestinité. Toutefois, l’estocade est double.

Premièrement, l’intégration d’une nouvelle cause de suspension de la prescription brouille la cohérence d’ensemble des cas habituellement retenus. Secondement, en privilégiant la suspension de la prescription pour un cas empruntant toute l’apparence de la clandestinité, les juges atteignent, par ricochet, la catégorie des infractions clandestines.

En effet, si le critère de la clandestinité n’a pas été retenu pour ce qu’il comporte de généralisable, il restait l’unique critère cohérent. En enlevant un cas qui relevait normalement de la clandestinité pour l’assimiler à une cause de suspension, les juges ont altéré l’intelligibilité de la distinction entre le report du point de départ, d’une part, et la suspension, d’autre part.

En outre, ce qui est déterminant pour le juriste, à savoir l’intégrité conceptuelle, dépasse l’opinion et l’incompréhension qui aurait été la sienne à voir le crime impuni.

Cette décision, auréolée d’opportunisme judiciaire, dévoile une conception de la prescription. La nécessité impérieuse de prévenir la perversité de ses effets excuserait amplement l’atteinte portée aux concepts structurant le droit (B).

B) La traduction d’une vision de la prescription

Incontestablement, la solution ne se justifie pas au regard de l’article 7 du code de procédure pénale. La matière pénale est guidée par le principe de l’interprétation stricte et ledit article, prévoyant que l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, est modèle de clarté.

Le concept de légalité présente nombre d’avantages. Il est, par exemple, source de prévisibilité. De même, il prévient une contradiction éventuelle, qui serait pour le justiciable, censé connaître la loi, énigmatique.

Pour autant, la solution n’enfreint pas totalement ledit principe. Elle s’appuie, nous semble-t-il, non pas sur l’article 7 du CPP mais sur l’esprit même de la prescription. Comme on l’a vu, l’avocat général soulignait que les motifs de l’arrêt attaqués étaient justifiés au regard des fondements mêmes de la prescription.

La solution s’explique également par la volonté répétée du législateur de protéger les personnes les plus vulnérables. La formulation de l’arrêt laisse paraître l’immixtion du facteur émotionnel, en ce que « nul n’a été en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants nés clandestinement, morts dans l’anonymat ».

D’aucuns verront, dans cet arrêt, une pierre nouvelle apportée à l’édifice de la prescription bâti par la Cour de cassation. L’avantage est que la solution retenue ne détonne pas. Le même critère commun résiste. Il est celui de la révélation de l’infraction, hier empêchée par la clandestinité, aujourd’hui par des circonstances exceptionnelles.

La Cour de cassation parie peut-être sur le caractère exceptionnel du cas, pour ne pas avoir à davantage nuancer la notion d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites. Elle disposera toujours de la possibilité de se retrancher derrière l’appréciation souveraine des juges du fond.

Pour Mme Cottrez, renvoyée devant la cour d’assises, le débat n’est cependant pas théorique. La négation de la prescription la prive de tout droit à l’oubli. La connaissance présumée du droit, qui légitime habituellement son application, rentre en contradiction avec l’imprévisibilité d’une telle solution.

Rappelons que selon la Cour EDH, les délais de prescription dans les affaires d’atteinte à l’intégrité de la personne « ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé »13.

Or, n’avons-nous pas introduit cette étude en disant des fondements de la prescription qu’ils étaient élastiques et procédaient de convictions ?

Peut-on abandonner au juge la maîtrise de la prescription de l’action publique, en admettant des dérogations au principe posé par l’article 7 du code de procédure pénale ?

Ainsi, d’autres verront dans cette solution ce qu’Édouard Lambert qualifiait de « gouvernement des juges ».

La légalité a ceci de primordial qu’elle constitue, d’après la Déclaration de 1789, l’ « Expression de la volonté générale ». Dès lors, en se libérant de la lettre du droit à des fins dont chacun sera libre d’apprécier la légitimité, la Cour ébranle l’émanation représentative de la loi. Toutefois, cette atteinte supposée n’est-elle pas la simple conséquence d’une trop grande rigidité normative ?

Une chose est certaine, la prescription pénale sera au cœur des débats en 2015. Deux députés, Allain Tourret (PRG) et Georges Fenech (UMP) ont d’ores et déjà annoncé sa remise à plat14, le 21 novembre, lors d’un débat… sur l’erreur judiciaire !
Vincent Brengarth

 

1 Christine COURTIN, Prescription pénale, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale.

2 Yves Mayaud, Droit pénal général, PUF droit.

3 Les huit infanticides de Villers-au-Tertre sont-ils prescrits ?, Lemonde.fr, article du 20 mai 2014.

4 L’infanticide prescriptible ou pas ? Céline Hauteville-Vila, Lepetitjuriste.fr

5 Rapport de M. Poirotte, conseiller. https://www.courdecassation.fr/IMG///rapport_Poirotte_ano.pdf

6 Crim. 16 octobre 2013, 13-85.232 ; 11-89.002, publié au bulletin.

7 https://www.courdecassation.fr/IMG///avis_Bonnet_ano.pdf

8 Assemblée plénière, Cour de cassation, 7 novembre 2014, n°14.83.739

9 Pour approfondir : Serge Guinchard, Jacques Buisson, Procédure pénale, manuel Lexisnexis.

10 Prescription et clandestinité : la troublante constance de la Cour de cassation, Anne Donnier Recueil Dalloz 2005 p.2998.

11 Cloé Fonteix, Le coup de grâce porté par l’assemblée plénière à la prescription en matière pénale, Dalloz.actualité

12 Crim.19 mars 2008, 07-82124, publié au Bulletin.

13 AFFAIRE STUBBINGS ET AUTRES c. Royaume-Uni, CEDH, 22 octobre 1996.

14 Des députés vont « remettre à plat » la prescription en matière pénale, Dalloz actualité

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