Interview du Professeur Philippe Conte – La CEDH et la Procédure Pénale Française


Que pensez-vous de l’influence croissante de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur la procédure pénale française ?

C’est une vaste question ! Il faudrait, pour vous répondre, des heures. Alors j’irai à l’essentiel : les juges qui la composent ne sont élus par personne et, allant au-delà de leurs prérogatives, prennent, en tous domaines, des décisions dont l’enjeu est considérable. C’est un gouvernement des juges, ce qui, par définition même, n’est pas supportable : n’a-t-on pas fait, un jour, la Révolution pour cette raison entre autres ? A cela s’ajoute que si, passant par-dessus cette question pourtant de principe (« nous sommes insupportables, comme les principes », disait Robespierre), on veut juger l’institution à ses seuls résultats (ce qui, pour un juriste, est curieux : le Droit est l’affirmation que la fin ne justifie pas les moyens), le bilan n’est pas aussi idyllique que les inconditionnels de la Cour européenne des droits de l’homme le serinent : parmi d’autres exemples, il y aurait beaucoup à dire du respect du principe de la légalité criminelle par la jurisprudence de Strasbourg – et je ne parle pas des décisions qui ont été rendues sur le fondement d’une interprétation erronée ou déformée de nos règles et principes juridiques nationaux (telle l’affirmation – avancée sans rire ? – selon laquelle nous aurions toujours reconnu un rôle créateur à la jurisprudence en matière pénale : on ne connaît pas Portalis à Strasbourg).

 


Comment jugez-vous la position de la CEDH sur le statut des juges du parquet français ?

Cette position n’est pas spécifique du parquet français : la cour européenne ne fait qu’appliquer, dans son cas, des positions qu’elle a affirmées il y a bien longtemps. L’article 5, § 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales exige qu’une personne privée de liberté soit « aussitôt » présentée à un « juge » ou à un « magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires » ; or, la cour ne reconnaît cette qualité qu’à un magistrat indépendant et impartial. Il est clair, alors, que le parquet français ne satisfait à aucune de ces exigences : d’une part, il est hiérarchiquement subordonné au pouvoir politique, par l’intermédiaire du garde des Sceaux, d’autre part, demandeur à l’action publique, il ne peut donc être que partial. Sur la question différente, mais très voisine, de l’autorité judiciaire, le Conseil constitutionnel qui avait toujours affirmé que le parquet en fait partie (position fort contestable) vient d’ailleurs de revenir partiellement sur cette position, en faisant mine de ne pas se déjuger, tandis que la Cour de cassation vient, elle, de se ranger à l’opinion de la cour européenne.

 

P.Conte


L’adoption du projet de loi relatif à la réforme de la procédure pénale mènera-t-elle selon vous à une nouvelle condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme ?

Pour répondre, il faudrait savoir ce que devient ce projet : où en est-il à l’heure actuelle ? A part la réforme de la garde à vue, on n’en sait rien. Mais si l’on en juge à partir de la version soumise à consultation en mars dernier (consultation est un bien grand mot), il est certain que l’accroissement considérable des pouvoirs du parquet (on y revient) exposerait la France à des difficultés, dès lors que son statut actuel ne serait pas modifié et que, demandeur à l’action publique, il sera, aujourd’hui comme demain, partial. Des instances européennes ont d’ailleurs déjà fait savoir que ce projet, en l’état, ne répondait pas aux exigences de la convention. Mais pour ceux qui soutiennent la réforme, en réalité l’essentiel n’est pas là : il est de faire disparaître les juges d’instruction dont l’indépendance (saluée par la cour européenne) visiblement dérange, alors qu’à l’étranger, on nous les envie souvent. Et j’attends toujours qu’on me démontre en quoi le remplacement du juge d’instruction par le procureur de la République – bref, par la police – nous mettrait mieux à l’abri des erreurs judiciaires : c’est évidemment le contraire.

On dénonce souvent la « schizophrénie » du juge d’instruction, à la fois enquêteur et juge de sa propre enquête (Maigret et Salomon, selon le mot de M. Robert Badinter) : c’est un problème réel, mais quelle maladie évoquer, alors, pour un procureur de la République qui serait enquêteur, à certains égards juge, et partie ? L’argument d’une meilleure justice masque l’objectif réel : renforcer le contrôle du système pénal par le pouvoir, sur le modèle italien. C’est que bien des politiques de ce pays, de droite comme de gauche, n’ont pas supporté, à l’évidence, d’avoir à rendre des comptes aux « petits juges »  – et l’opinion, à en croire les sondages, n’est pas dupe. D’ailleurs, si véritablement le but de tout cela est d’améliorer le fonctionnement de la justice pénale, pourquoi remet-on sans cesse à plus tard (à 2014 avec la dernière loi de finance !) l’instauration de l’instruction collégiale, présentée comme le remède à tous les problèmes (ce que je ne crois pas) après l’affaire d’Outreau ? Je l’ai écrit : cette réforme n’a aucun contenu technique, elle n’est que politique en visant à mettre la magistrature au pas. Bref, ce sont les principes républicains qui sont en cause.


Dans quelle mesure faut-il limiter les pouvoirs de coercition du parquet lors de la phase d’enquête préliminaire et assurer le contrôle de la garde à vue par un magistrat du siège comme le préconise l’arrêt Moulin c/ France ?

Avec le système actuel, ce sont environ 800 000 personnes qui sont, chaque année, placées en garde à vue : nous connaissons tous, ou presque, des personnes dans notre entourage qui ont été soumises à cette mesure, y compris dans des cas où elle n’avait aucune justification (je ne parle pas des statistiques). Au pays des droits de l’homme cette dérive est insupportable : on ne peut accepter que la liberté d’aller et de venir de chacun d’entre nous dépende de la seule décision d’un officier de police judiciaire (qualité que les réformes successives ont attribuée à un nombre croissant de policiers ou de gendarmes), sous la seule surveillance à distance du parquet. Il est donc urgent que l’on revienne aux règles d’un Etat de droit, notamment celle selon laquelle une police est aux ordres de la magistrature et sous son contrôle et, plus précisément, lorsqu’elle attente aux libertés individuelles, sous le contrôle d’un juge du siège. Il est regrettable que ce retour à l’ordre nous soit imposé depuis Strasbourg : en tant que républicain, j’aurais aimé que la décision vienne spontanément à l’esprit de nos dirigeants.

La précipitation qui préside à la réforme de la garde à vue est attristante. Et je suis au regret de constater que la Cour de cassation, elle-même, n’a pas toujours joué son rôle de gardienne des libertés – par exemple lorsqu’elle a refusé, de façon incompréhensible, aux juridictions de jugement le pouvoir d’examiner la régularité d’une garde à vue prononcée au cours de l’enquête ou de l’instruction qui a précédé leur saisine.


Selon vous, cette intervention doit-elle être assurée dès le début de la garde à vue ?

Il faut tenir compte des nécessités pratiques et des impératifs de la lutte contre la délinquance. D’ailleurs l’article 5 de la convention, en dépit de son « aussitôt », n’exige pas, selon la Cour européenne des droits de l’homme, l’intervention immédiate d’un juge pour contrôler la légalité d’une privation de liberté. Que pendant deux ou trois jours, par exemple, le contrôle de la garde à vue soit assuré par le parquet est une solution raisonnable ; mais au-delà, un juge du siège doit intervenir. C’est d’ailleurs ce que vient d’affirmer le Conseil constitutionnel, en fixant ce seuil à 48 h.


L’utilisation d’une « audition libre » non encadrée par les garanties de la garde à vue vous parait-elle conforme au droit à un procès équitable ?

Il faut attendre l’issue des débats qui viennent de s’ouvrir au parlement pour savoir exactement quels seront les droits de la personne placée en audition libre : pour l’instant, on les cherche. Bien plus, aux dernières nouvelles, cette innovation pourrait être abandonnée. Mais, de toute manière, en son principe même elle est singulière : lorsque vous demanderez à quelqu’un s’il préfère être retenu pour une audition libre ou placé en garde à vue, quelle sera, selon vous, sa réponse ? Son consentement est illusoire si on ne lui notifie pas de la façon la plus claire les implications de son choix. En outre, s’il existe contre cette personne des soupçons, elle est un accusé au sens de la convention et, en cette qualité, des garanties lui sont dues, notamment l’assistance d’un avocat – celle précisément que l’on veut éviter par cette mesure. Si le projet ne les lui accorde pas, nous aurons des problèmes, une fois encore, avec la cour européenne. Et, en tout cas, les déclarations que cette personne aura faites sans avoir bénéficié de l’assistance d’un avocat ne pourront pas servir, à elles seules, à fonder sa condamnation : à quoi tout cela va-t-il servir ? Les professionnels du crime, de toute façon, se taisent… C’est un combat d’arrière-garde qui ne s’explique que par la « mystique de l’aveu » : pourtant, combien d’affaires retentissantes, parce que fondées uniquement sur un aveu qui s’est ensuite effondré ? Il faut que la police et la justice apprennent à travailler autrement.


L’attitude du gouvernement français à ce sujet n’est-elle pas contraire à l’exigence de mise en conformité du droit interne alors même que la Turquie s’est vite adaptée suite à ses diverses condamnations ?

Disons que s’il y met de l’empressement, il parvient assez bien à le cacher – et nous faisons, nous, déjà partie de l’Union… L’interprétation que le ministère de la justice a faite du second arrêt Medvedyev, par exemple, était telle que je me suis demandé si j’en avais la même version.


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Dans quelle mesure l’application des principes dégagés par les arrêts Brusco (CEDH, 14 octobre 2010, Requête no 1466/07), Moulin (CEDH, 23 novembre 2010, requête n° 37104/06) et Medvedyev 2 (CEDH, Gde ch., 29 mars 2010, requête n° 3394/03) pourrait-elle remettre en cause les PV d’auditions obtenus en garde à vue ?

Si vous parlez des procès-verbaux dressés au cours des procédures en cours, ils sont réguliers. A l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel, qui a déclaré non conformes à la Constitution plusieurs articles du code de procédure pénale en matière de garde à vue, les a toutefois maintenus en vigueur jusqu’au 1er juillet 2011. Sur cette lancée, la Cour de cassation a affirmé que les gardes à vue effectuées en application de ces dispositions, bien qu’elles soient aussi contraires, selon plusieurs de ses arrêts, à la convention européenne, étaient par conséquent régulières : la solution constitutionnelle, prioritaire, paralyse la convention. Bref, nous sommes régis par des textes contraires et à la Constitution et à la convention européenne, mais toujours en vigueur ! On a dit, sur tous les tons, que la question prioritaire de constitutionnalité était une avancée de l’Etat de droit : on aurait dû nous préciser dans quel sens… En tout cas, la question prioritaire de constitutionnalité soulève de façon pressante le problème de savoir si l’on peut se satisfaire encore longtemps d’un Conseil constitutionnel composé comme il l’est actuellement ; si l’on compare avec les institutions étrangères équivalentes, la réponse est évidemment non.

L’arrêt Brusco impose une intervention rapide et effective de l’avocat lors de la garde à vue. Le projet de loi de réforme de la procédure pénale vous parait-il adapté à cette exigence ?

Ici encore, il faut attendre de savoir ce qui sera voté en définitive. Mais on doit soigneusement distinguer « l’intervention » de l’avocat de son assistance. Au regard de la jurisprudence de la cour européenne, il ne suffit pas que l’avocat soit présent, ni même qu’il ait accès au dossier. Il faut qu’il puisse assister son client, au sens plein du terme, c’est-à-dire s’entendre avec lui sur une défense et lui apporter la totalité de l’aide inhérente à sa fonction. Dans sa forme actuelle, le projet ne prend pas ce chemin.

Dans deux arrêt rendus par la CEDH le 21 décembre 2010 (Primagaz c/ France, requête no 29613/08 ; Société Canal + c/ France, requête n° 29408/08), la procédure concurrentielle française a fortement été remise en cause du fait de l’impossibilité pour une entreprise de faire appel de la décision du juge de la liberté et de la détention ayant autorisé une visite domiciliaire. Ces deux arrêts instaurent-ils un ‘’droit de faire appel’’ ?

La solution n’est pas nouvelle. Lorsque de telles mesures sont prescrites, que ce soit en matière de concurrence ou autres, la cour européenne considère qu’un contrôle des opérations par le juge qui les a ordonnées n’est pas suffisant, pas plus qu’un recours devant la Cour de cassation, qui, juge du droit, n’est pas en mesure de contrôler les faits qui ont été invoqués pour justifier la visite : elle exige un contrôle « plein ».

Partagez-vous l’avis de certains syndicats de police qui voient dans la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue une mesure susceptible de compromettre l’efficacité de l’enquête ?

J’ai entendu le représentant d’un syndicat de policiers soutenir que la parole d’un avocat est disqualifiée parce que, payé par son client, il est vénal. J’en ai conclu que les policiers travaillaient donc gratuitement, ce qui m’a surpris : je l’ignorais. Dans un Etat de droit, ce n’est évidemment pas aux policiers de décider des règles de procédure, et lorsque j’entends des propos pareils, je m’en félicite. Mais à mon tour de vous poser une question : savez-vous si l’on a pris des sanctions disciplinaires à l’encontre de cet individu qui n’a pas seulement dit son désaccord à la suite du rapprochement police/gendarmerie, mais a publiquement injurié, ainsi, la totalité des avocats de ce pays et, de ce fait, jeté le discrédit sur la police ?

 

Propos recueillis par :

Antoine Bouzanquet

 

Interview réalisée en partenariat avec:

www.tvdma.org

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