Le refus de rapatriement des familles de djihadistes détenues en Syrie à l’aune des libertés fondamentales

Depuis la chute de Baghouz, dernière ville du sud-est de la Syrie aux mains du « califat », annoncée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) en mars 2019, de nombreuses familles de djihadistes sont détenues dans les camps de prisonniers d’Al-Hol et de Roj gérés par les Forces kurdes.

Depuis, les autorités kurdes syriennes n’ont cessé d’exhorter les pays étrangers – y compris les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne qui constituent la coalition étrangère venue en aide aux Forces kurdes pour reprendre les territoires syriens à l’État islamique (EI) – à organiser le rapatriement de leurs ressortissants. En effet, elles ont reconnu avec honnêteté et désarroi qu’elles n’étaient pas en mesure de permettre à ces familles de bénéficier de conditions de détention dignes et de la possibilité d’être jugées dans le respect des droits de la défense.

Selon le rapport de l’ONU en date du 11 octobre 2020[1], près de 65 000 prisonniers seraient détenus dans le camp d’Al-Hol, dans le nord-est syrien. Les femmes et les enfants représenteraient 94% de la population de ce camp, au sein desquels 53% seraient des enfants âgés de moins de 12 ans. Si la population de ce camp est essentiellement composée de ressortissants irakiens et syriens, près de 10 000 étrangers, de 57 nationalités différentes, y seraient malgré tout détenus. Depuis l’été 2020, une grande majorité de prisonniers français serait retenue au camp de Roj, jugé plus sécurisé par les Forces kurdes.

Des conditions de détention en rupture avec les exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH)

En octobre 2019, Allan KAVAL était récompensé par le prix « Albert Londres » pour son article publié chez « Le Monde »[2] dépeignant « l’enfer syrien » au cœur d’un centre de détention géré par les Forces kurdes où sont amassés des milliers de combattants présumés de l’EI. Or, les conditions de détention subies par les familles de djihadistes dans les camps sont elles aussi assez éloignées des exigences de la CESDH.

En effet, toujours selon l’ONU, elles seraient en perpétuelle dégradation : évasions, incendies volontaires de tentes, attaques de gardiens, viols, décapitations, etc. Le nombre de morts par armes à feu ou armes blanches serait estimé à trente-et-un depuis janvier 2021. En mars 2021, Médecins sans frontières (MSF)[3] a été contraint de « suspendre temporairement les activités externes dans le camp, notamment les soins médicaux dispensés dans les tentes où vivent les déplacés » en raison de la mort de l’un de ses employés, et de la blessure de trois autres dans un incendie.

Au regard de ces événements, la question qui demeure est celle de savoir si l’État français peut être tenu responsable de violations des libertés fondamentales commises sur des ressortissants français à l’étranger. En effet, à la lumière des textes internationaux, de multiples violations semblent caractérisées.

D’abord, les conditions de détention violent la CESDH[4], ratifiée par la France le 3 mai 1974, en au moins quatre points : l’article 2 relatif au droit à la vie qui dispose notamment que « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement » ; l’article 3 sur l’interdiction de la torture selon lequel « nul ne peut être soumis (…) à des peines ou traitements inhumains ou dégradants » ; l’article 5 sur le droit à la liberté et à la sureté ; et enfin, l’article 6 relatif au droit à un procès équitable qui reconnait que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (…) ».

Par ailleurs, l’alinéa 2 de l’article 3 du Protocole n°4 à la CESDH dispose que « nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant ».

Ensuite, s’ajoutent les dispositions de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE)[5], ratifiée par la France le 7 août 1990. En effet, son sixième article dispose que « les États parties reconnaissent que tout enfant à un droit inhérent à la vie ». L’alinéa 2 du même article ajoute que « les États parties assurent dans toute la mesure possible la survie et le développement de l’enfant ». L’article 19, alinéa 1, prévoit pour sa part que « les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence (…) ». Enfin, l’article 24 alinéa 1er et l’article 37 consacrent le droit reconnu à l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible, de bénéficier de services médicaux, et de ne pas être soumis à des traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Le 30 mars 2020, et conséquemment à ces multiples violations textuelles, un collectif a enjoint à la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI) d’ouvrir une enquête contre Emmanuel MACRON pour « crimes de guerre », en sa qualité de Président de la République. Ainsi, ce sont trois avocats de familles de djihadistes détenues en Syrie et deux universitaires lillois qui ont demandé à Fatou BENSOUDA, d’investiguer sur la détention illégale d’environ trois-cents ressortissants français, femmes et enfants, dans les camps en Syrie. Pour cela, ils se fondent sur l’article 53-2 de la Constitution du 4  octobre 1958 qui instaure que « la République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998 ». La CPI serait donc en mesure de s’autosaisir concernant les manquements présumés de la France qui a ratifié le Statut de Rome portant sa création.

Si cette initiative n’a que peu de chance d’aboutir en pratique, elle présente tout de même l’avantage de relancer le débat dans l’attente d’une prise de position de la CEDH.

Une réponse juridique attendue de la part de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)

Dans un arrêt « H.F et M.F contre France » en date du 10 février 2020[6], la CEDH a accepté pour la première fois d’examiner une requête déposée à l’encontre de la France s’agissant de son refus de rapatrier une famille de djihadiste détenue dans le camp d’Al-Hol en Syrie. En l’espèce, les requérants étaient deux grands-parents qui réclamaient le rapatriement de leur fille qui avait quitté le territoire français avec son compagnon pour rejoindre l’EI. Suite au décès de ce dernier, elle fait part de sa volonté de revenir en France avec ses deux enfants.

Les circonstances de l’espèce mentionnent leurs conditions de santé « déplorables ». La fille des requérants aurait notamment souffert d’une « fièvre typhoïde sévère non-soignée », tandis que l’un de ses enfants aurait reçu « des éclats d’obus sans être soigné » et que l’autre serait « dans un état d’instabilité psychologique important ».

Pourtant, le juge des référés du tribunal administratif de Paris, par une ordonnance du 9 avril 2019[7], avait préalablement rejeté la demande des requérants visant à enjoindre au Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères de rapatrier leur fille et leurs petits-enfants au motif qu’il s’agissait « d’un acte échappant à la compétence de la juridiction administrative ». Les requérants avaient interjeté appel de cette ordonnance. Devant le Conseil d’État, le Ministre avait notamment fait valoir que la mesure réclamée « relevait de la catégorie des actes de gouvernement ». Par une ordonnance du 23 avril 2019, le Conseil d’État avait rejeté la requête en arguant que « les mesures ainsi demandées (…) ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France » et qu’aucune juridiction n’était compétente en la matière.

Finalement, la CEDH, par l’arrêt précité du 10 février 2020, a accepté d’examiner la requête déposée contre la France. Plus encore, elle a attribué ces affaires à sa Grande Chambre, ce qui conforte l’idée qu’elles soulèvent « une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles » conformément à l’article 43, deuxièmement, de la CESDH.

Par conséquent, la CEDH tiendra une audience sur cette affaire le mercredi 29 septembre 2021 et rendra un arrêt de principe en la matière qui aura vocation à orienter les décisions futures concernant d’éventuelles affaires analogues.

Des arguments politiques en défaveur d’un rapatriement des familles de djihadistes

Nombreux sont les arguments politiques en rupture avec l’idée d’un rapatriement des familles de djihadistes en France.

D’abord, l’État français considère que les adultes ayant quitté le territoire français pour porter allégeance à l’EI, l’ont fait en connaissance de cause. Ils doivent ainsi être jugés dans les pays où ils ont commis leurs méfaits. Cependant, la position de l’exécutif est plus souple concernant les mineurs qui n’ont pas forcément choisi cette situation. C’est la raison pour laquelle la France procède à un rapatriement « au cas par cas » des mineurs isolés, souvent orphelins, ou de mineurs ayant obtenu le consentement de leurs mères pour être séparés de leurs familles.

De surcroit, l’État français semble redouter une absence de preuves permettant le jugement de femmes de djihadistes. En effet, il serait gravement préjudiciable au gouvernement de rapatrier des ressortissants qui sont présumés avoir apporté leurs concours à une entreprise terroriste, sans qu’ils ne puissent être jugés une fois revenus en France.

Sur ce point, il devrait être rassuré par le fait que toutes les femmes détenues dans les camps en Syrie font l’objet d’un mandat d’arrêt international et sont sous le coup de poursuites judiciaires en France. Effectivement, l’article 421-2-1 du Code pénal dispose que « constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme (…) ».

A ce titre, si certaines familles de djihadistes martèlent leur volonté d’être rapatriées en France pour y être jugées, d’autres en revanche implorent d’être laissées dans les camps pour ne pas être confrontées à la justice « des mécréants », la justice divine étant la seule à même de les juger.

In fine, l’un des problèmes majeurs lié à l’inaction de l’État français sur ce sujet tient à la proximité des échéances présidentielles. Il est dès lors compréhensif qu’Emmanuel MACRON ne souhaite pas prendre position sur un sujet sensible au sein de l’opinion publique à un peu plus d’un an de la fin de son mandat. Pourtant, si l’État n’agit pas rapidement, il pourra à terme se voir reprocher d’avoir laissé tomber le spectre de l’endoctrinement et du prosélytisme sur des mineurs qui, au contact de djihadistes, se préparent et s’entrainent à devenir de futurs combattants de l’EI.

Article rédigé par Arthur COLIN, Titulaire d’un Master 2 Carrières Judiciaires

Références

[1] https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/syrian-arab-republic-north-east-syria-al-hol-camp-11-october-2020

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/31/au-nord-est-de-la-syrie-dans-une-prison-de-djihadistes-de-l-ei-tous-les-jours-on-se-reveille-en-esperant-savoir-ce-qu-on-va-devenir_6017514_3210.html

[3] https://www.msf.fr/communiques-presse/syrie-un-employe-de-msf-tue-dans-le-camp-d-al-hol-ou-la-situation-securitaire-est-critique

[4] https://www.echr.coe.int/documents/convention_fra.pdf

[5] https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/crc.aspx

[6] https://hudoc.echr.coe.int/fre#{« itemid »:[« 001-201295 »]}

[7]  http://paris.tribunal-administratif.fr/Actualites-du-Tribunal/Communiques-de-presse/RAPATRIEMENT-DE-SYRIE

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