L’exploitation des données fournies par les utilisateurs : l’enjeu de l’économie numérique

Alors que la société américaine Facebook fête ses dix ans et vient d’acquérir pour la somme de 19 milliards de dollars l’application WhatsApp, nul ne peut nier que les enjeux liés à ces interfaces sont de taille et que le secteur de l’économie numérique a un rôle déterminant à jouer pour l’économie actuelle. L’acquisition de WhatsApp à un prix 26 fois supérieur à celui d’Instagram en 2012[1] démontre la puissance financière de Facebook et  souligne l’importance des retombées qu’une entreprise de cette ampleur devrait avoir pour l’économie des pays où elle réalise ses bénéfices. Pourtant ces retombées se font attendre.

Le business model des entreprises de l’économie numérique est relativement similaire, basé sur l’exploitation intensive des données générées par les utilisateurs. Cette vision des utilisateurs comme producteurs de données est permise par une législation non encore totalement adaptée[2]. C’est grâce à cette accumulation de données que les entreprises de l’économie numérique réussissent à atteindre des taux de profitabilité très élevés. Le traitement des données et leur utilisation effective est un enjeu déterminant du XXIème siècle pour toutes les entreprises[3], et plus particulièrement pour celles du secteur de l’économie numérique pour lesquelles ce traitement constitue quasiment la seule source de revenus. L’utilisation effective des données est ainsi en voie de devenir une caractéristique essentielle pour le développement efficient des entreprises. Les entreprises du secteur de l’économie numérique entendent mettre à profit ce levier.

C’est dans un contexte de développement rapide et spectaculaire de ce secteur de l’économie numérique que le rapport Collin et Colin a été commandé par les ministres de l’Economie et du Redressement productif en janvier 2013. La motivation de ce rapport sur la fiscalité de l’économie numérique repose sur un constat brutal : beaucoup de grandes entreprises de l’économie numérique ont une activité importante sur le territoire des Etats développés, mais elles n’y paient quasiment pas d’impôts. Facebook aurait payé environ 191 000 euros d’impôts seulement en France en 2012[4], signe d’une optimisation fiscale poussée à son paroxysme. L’objectif du rapport précité, à court terme, est donc de proposer des solutions pour imposer les entreprises du secteur de l’économie numérique en France tout en soutenant leur développement. Mais ce rapport a également un objectif à long terme autre que fiscal : les rédacteurs considèrent en effet que la réussite du secteur de l’économie numérique devrait bénéficier aux autres secteurs de l’économie des Etats dans lesquels sont situés les utilisateurs et devrait contribuer à la  création d’emplois.

Comme nous l’avons déjà  évoqué, le développement de l’économie numérique est basé sur l’exploitation des données. Cependant, alors que les entreprises des secteurs traditionnels doivent apprendre à créer de la valeur en optimisant la gestion des données créées par leurs salariés et leurs savoir-faire, le secteur de l’économie numérique présente une particularité. En effet, les bénéfices des entreprises de ce secteur sont majoritairement liés au « travail gratuit » des utilisateurs. L’économie du numérique remet donc totalement en cause la vision de la création de valeur. En effet, dans une entreprise, la création de valeur est principalement le fait des salariés. Pour le secteur de l’économie numérique, ce sont les utilisateurs qui, par les données qu’ils génèrent, sont les créateurs essentiels de valeur. L’utilisateur de ces applications de nouvelle génération se retrouve au cœur du système. En effet, lorsque cet utilisateur se connecte sur une application, il partage, il déclare « aimer »des informations, il rejoint des pages ou des groupes : il génère de cette manière une quantité de données qui deviennent valorisables. L’utilisateur effectue un travail gratuit pour ces entreprises où tout repose sur la dématérialisation.

Il convient ainsi de constater  que le travail gratuit est un modèle préexistant à l’envolée de l’économie numérique (I) que ce travail gratuit s’étend tout comme les données qui en sont issues (II). Face à cette situation, des réactions d’entreprises et d’Etats et éventuelles propositions d’amélioration voient le jour (III).

I : Le travail gratuit, un modèle préexistant à l’envolée de l’économie numérique : l’exemple de la co-création.

De nombreux auteurs ont établi par le passé la notion de co-création et la transformation de l’utilisateur en producteur.

En 2000, deux auteurs, professeurs à l’Université du Michigan aux Etats-Unis, affirmaient déjà que la nouvelle économie devait prendre en compte l’expérience des consommateurs dans son modèle de développement[5], s’attardant notamment sur le cas de Microsoft. En effet, l’entreprise Microsoft, n’a cessé de fournir des exemples de ce travail collaboratif fourni par les utilisateurs des programmes[6]. Cette façon de fonctionner a sans nul doute inspiré la jeune génération des start-up de l’économie numérique.

Auparavant, les entreprises avaient le choix entre recruter des collaborateurs et externaliser certaines activités en faisant appel à des sous-traitants. Désormais, une troisième alternative s’offre à elles : rentabiliser le travail gratuit réalisé par les utilisateurs. Certaines applications numériques ont recours à des contributeurs bénévoles pour créer des contenus. Les bloggeurs du Huffington Post américain produisent des contenus gratuitement pour le site, au motif que celui-ci leur donne une certaine visibilité. Après la vente du Huffington Post à AOL pour 315 millions de dollars, les bloggeurs ont poursuivi le Huffington Post, arguant qu’ils avaient généré une grande partie de la valeur du site[7].

D’autres entreprises ont choisi pour leur service après-vente d’orienter  les consommateurs sur des plateformes par le biais desquelles les utilisateurs s’entraident, sans aucune (ou presque) intervention de salariés de la société. La notion d’unsourcing est ainsi apparue, sorte d’alternative à l’out-sourcing[8]. Alors qu’auparavant les entreprises cherchaient à implanter leurs centres d’appel dans des pays où la main d’œuvre est moins chère  et connaît la langue (l’Inde et les Philippines pour les Etats-Unis, le Maghreb pour la France…) elles ont désormais recours à une main d’œuvre gratuite, qui saura répondre efficacement et précisément aux questions que se posent les utilisateurs : les utilisateurs eux-mêmes. La société britannique de téléphonie mobile GiffGaff a même pris l’initiative d’accorder aux participants les plus dynamiques des points qui viennent réduire leur facture de téléphone. Cette stratégie serait payante, le délai moyen de réponse serait de 3 minutes, nuit et jour[9].

Le rapport Collin et Colin précise bien que le travail gratuit préexistait à l’économie numérique. Seulement ce secteur a permis son développement considérable, et ce travail gratuit n’est désormais plus « une stratégie de marketing et de communication » mais véritablement « une stratégie globale de productivité, de développement commercial, de diversification et de compétitivité de l’entreprise »[10].

II : Une extension croissante du travail gratuit et des données qui en sont issues

Alors que pendant plusieurs années, les données générées par leurs utilisateurs ne présentaient aucun intérêt, les choses ont effectivement et réellement bien changé aujourd’hui. En effet, il existe à présent des logiciels capables de donner une valeur chiffrée de ces données créées. Car au départ, le défi était que les données ne sont ni des biens, ni des services. Par conséquent, les techniques traditionnelles de statistiques ne fonctionnaient pas dans ce cas[11]. Ainsi comment leur attribuer une valeur, qui plus est une juste valeur. En réaction à ce vide juridico-économique, plusieurs théories ont émergé, dont le concept d’économie contributive. Le mécanisme est simple : de par leur contribution les utilisateurs deviennent des auxiliaires de production et/ou distribution. Il ne s’agit plus seulement du modèle d’économie consumériste où le consommateur n’a dans ce cas pour but unique que celui de consommer, mais bien d’une économie où ce même consommateur contribue, participe et développe le produit final.

Cette façon de produire, propre aujourd’hui au secteur de l’économie numérique, s’étend et se diffuse dans de nombreux autres secteurs. Ainsi, ce fonctionnement contributif est utilisé par les secteurs de la publicité[12], de la vente au détail sur Internet, mais aussi les industries du disque[13], de la vidéo[14] et du livre, sans oublier le secteur du tourisme. Tous ces secteurs recyclent le mode de fonctionnement de l’économie numérique et profitent de l’essor continu de celle-ci. Et cette croissance est loin d’être achevée. En effet, le développement de l’Internet des objets[15] n’en est qu’à ses balbutiements. Par conséquent, il ne paraît plus illusoire de penser qu’un jour l’économie numérique concernera tous les secteurs existants.

L’économie numérique et son mode de fonctionnement mettent l’utilisateur au cœur du système économique. La protection des données sur Internet étant très mal encadrée, il est tentant pour ces entreprises de récolter les informations émises par l’utilisateur. Les entreprises n’ont ensuite plus qu’à retraiter ces données de façon à les rendre exploitables, et à terme proposer les meilleures suggestions sur leur site.

Il apparaît ainsi clairement que les données que produisent les utilisateurs non seulement sont prises en compte par ces entreprises mais surtout sont personnellement rattachables à l’utilisateur qui les a générées. Cette tendance est donc particulièrement dangereuse pour la protection de la vie privée de chaque utilisateur. Ce grief, se rajoutant aux problèmes très délicats liés à l’imposition de ces entreprises, fait que d’une part certaines entreprises proposent des modèles opposés à ceux existants jusqu’alors, et que d’autre part, les Etats se mobilisent pour trouver des remèdes à ces situations de plus en plus complexes.

III : Les réactions tant des entreprises que des Etats et les éventuelles propositions d’amélioration

Certaines entreprises l’ont compris, la question de la protection des données générées sur Internet est une question de première importance. En réaction aux abus de certaines d’entre elles, l’apparition de contre-modèles d’affaires voit le jour. Il s’agit de concepts basés sur un marché de la confiance numérique. Ces entreprises proposent une approche où le renforcement de la protection des données et la restitution des données aux utilisateurs eux-mêmes sont au cœur du modèle. Peuvent notamment être mis en exergue les outils de mesure d’influence et de gestion de réputation en ligne[16], ou encore les outils de gestion de cookies ou la gestion de l’identité numérique. Ce dernier pan des contre-modèles permet un stockage sécurisé des données personnelles les plus sensibles afin que l’utilisateur propriétaire de ces données puisse autoriser ou non des entreprises et administrations à y accéder.

A côté de ce contre-modèle proposé par les entreprises elles-mêmes, les Etats se mobilisent pour essayer d’encadrer cette utilisation souvent excessive des données personnelles générées par l’utilisateur, ainsi que pour tenter d’appréhender une matière imposable qui leur échappe.

En effet,  ces nouvelles entreprises de l’économie numérique sont structurées et organisées de façon à déjouer tout piège fiscal. Cela leur est possible du fait de leur nouveauté : elles ont pu contrairement aux entreprises de la génération précédente construire leur modèle en fonction de leur besoin et surtout de leur stratégie, ce qui leur confère un avantage  très important. En effet, comme le faisaient déjà remarquer les auteurs C.K. Prahalad et Venkatram Ramaswamy« il est plus facile de commencer quelque chose de nouveau, que de changer quelque chose de vieux »[17]. Ce point est également mis en évidence dans le rapport Collin et Colin[18].

Le problème majeur pour l’Etat est donc l’absence de possibilité d’appréhension de la matière imposable. L’origine de ce problème trouve sa source dans le concept de cloud computing qui consiste en ce que les données ne sont pas fixées dans le pays où se situe l’utilisateur de la plateforme ou du serveur informatique mais dans celui où sont localisés ces systèmes. La législation fiscale française mais aussi internationale n’est pas adaptée pour récolter les fruits que les entreprises de l’économie numérique sèment puisque leur activité peut difficilement être attachée à un territoire particulier et que les montages fiscaux mis en place ne sont pas expressément prévus par les  conventions fiscales internationales.

La fiscalité française actuelle est impuissante face à ces montages financiers de délocalisation de l’impôt. La territorialité de l’IS est un frein à toute appréhension possible. De plus, aucune autre fiscalité  ne semble pouvoir compenser les pertes ni venir combler le vide juridique dont profitent les entreprises. Cette réflexion vaut également au niveau européen. Bien que les Etats-Unis aient effectué quelques évolutions, celles-ci ne conviennent pas au système français.

C’est ainsi qu’ont lieu de nombreuses négociations entre les Etats,  au niveau européen aussi bien qu’international, sur la l’imposition de ces entreprises. La France, tout comme de nombreux autres Etats, réfléchit dans ce contexte à une nouvelle définition de l’établissement stable, ainsi qu’à l’encadrement plus strict des prix de transfert afin de limiter le transfert de bénéfices.

Enfin, au niveau européen, une proposition de modification de la directive 95/46/CE de 1995 est en cours d’examen avec pour  objectif, la protection du droit fondamental à la protection des données et la garantie de la libre circulation des données à caractère personnel entre les États membres. La proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données contient deux parties dont seule la première est relative à la protection des données de l’utilisateur d’Internet.

Face à la situation de plus en plus critique de l’exploitation des données fournies par l’utilisateur au travers de son travail gratuit, il semble particulièrement urgent que les Etats et les   organisations internationales accélèrent leur processus de décision.

Charlotte BLOQUET-PREVOST

[email protected]

Miléna MANNEVAL

[email protected]

Master 2 Opérations et Fiscalité
Internationale des Sociétés
– Paris 1

 

 

 

 

 


[1] Poncet, Guerric, « Avec WhatsApp, Facebook s’offre une deuxième jeunesse ! », Le Point, 20 février 2014.

[2] Proposition de Règlement du Parlement Européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (règlement général sur la protection des données) 2012/0011 COD

[3] Manyika, James et al., « Big data : the next frontier for innovation, competition, and productivity », McKinsey&Company, mai 2011

[4] Ronfaut, Lucie, « Facebook n’a presque pas payé d’impôts en France en 2012 », Le Figaro, 10 septembre 2013

[5] Prahalad, C.K., Ramaswamy, Venkatram, « Co-opting customer competence », Harvard Business Review, Janvier – Février 2000

[6] M. Baxter-Reynolds, « Here’s why you shoud be happy that Microsoft is embracing Node.js », The Guardian, 9 novembre 2011

[7] Weinger, Mackenzie, « Unpaid Huffington bloggers still unpaid », 12 décembre 2012

[8] M.H., « Outsourcing is so last year », The Economist, 11 mai 2012

[9] M.H., « Outsourcing is so last year », ibid

[10] Collin P. et Colin N., Rapport Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, page 53

[11] Mandel M., « Beyond goods and services, The (unmeasured) rise of the data-driven economy », Progressive Policy Institute Memo, octobre 2012

[12] Improve Digital, « 2012 Display advertising ecosystem Europe » 2012

[13] Archer R., « iTunes dominates download market & streaming audio grows », CEPro, octobre 2012

[14] Sebrook . « Streaming dreams : You Tube turns pro », The New Yorker, janvier 2012

[15] Edwards C. King I., « Google Android baked into rice cookers in move past phone », Bloomberg, janvier 2013

[16] Eldon E., « Growing its influence, Klout gets strategic investment from Microsoft » Techcrunch, septembre 2012

[17] Prahalad, C.K., Ramaswamy, Venkatram, « Co-opting customer competence », ibid

[18] Collin P. et Colin N., Rapport précité, p. 38

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